mercredi 22 juin 2016

J'ai connu le corps de ma mère

Il y a parfois d’étranges concordances de dates entre débuts et fins de vie et il arrive que tel ou tel mois porte en lui, pour certaines familles, une sorte de malédiction qui se confirme au fil du temps. Ici, c’est février qui se pare de noir. Et tout particulièrement deux de ses jours. Le 19, jour de naissance et de mort de la grand-mère maternelle et le 17, jour de l’enterrement du père (1987) et jour de naissance (1951) et de mort (2009) de la mère. C’est elle que Gladys Brégeon évoque. En s’arrêtant sur ce corps qui l’a vu naître et qu’elle a vu vivre et s’agiter, puis dépérir, mourir et disparaître.


« Je me souviens de ses genoux
De ses chevilles
De la forme de son pied au repos

De son dos
Cette courbe que j’ai massée
Sous laquelle tout la tuait

Sa douceur
Sa maigreur »

Elle note avec brièveté et précision les manques, les habitudes, les moments de bien-être, les muscles tendus, détendus, la souplesse, la vivacité, la respiration calme ou haletante, la subtile mécanique d’un corps qui tourne rond avant de se dérégler, provoquant par là même un autre déraillement, plus intérieur et profond, qui laisse les témoins hagards et sans voix.

« Je ne comprends pas ce qu’elle me dit
Dieu
Des visites
Ma sœur
La sienne

Les prolongations

Dit-elle »

Il faut peu de mots, et peu de pages, à Gladys Brégeon pour toucher de près le départ de celle qui s’éloigne du « centre-vie ». Son livre, hommage - et tombeau - à « Celle d’où je viens / Ma mère », est simple et concis. D’une grande sobriété. Et d’une infinie délicatesse.

« Le corps
Qu’allons-nous faire sans le corps
Et avec
Qu’allons-nous faire du corps »

 Gladys Brégeon : j’ai connu le corps de ma mère, éditions Isabelle Sauvage.


lundi 13 juin 2016

La Scie patriotique

Ce sont ceux de la Ultième. Des féroces en quête d’adrénaline. Des déclassés qui hurlent dans la nuit noire. Des types bien décidés à en découdre. Ne demandent même que ça. Se battre, tuer, massacrer. Faire place nette tout autour. Il y a là Rigodon, Septime Sévère, Hilaire, le frère aumônier et beaucoup d’autres qui s’épuisent dans une guerre qui a des allures de 14-18. Tous vivotent à l’arrière, mal en point, avec croûtes,  herpès, diarrhées. Pris dans le froid et la neige, coincés dans des tranchées qui sentent la terre et le sang mêlés mais où ils se préparent néanmoins à fêter Noël, le temps d’un bivouac improvisé sous les bâches. Avec au menu une soupe brunâtre et un bout de viande. Un morceau qui a du mal à se frayer un passage en eux tant il leur rappelle les aboiements joyeux du chien Toto qu’ils sont tout simplement en train de bouffer, noyant leur effroi à coups de grandes goulées de schnaps.

L’infecte festin a pour effet de mettre instamment le feu à leurs boyaux, l’incendie se propageant très vite à leur cerveau, enclenchant une sorte de transe collective au cours de laquelle le seul officier qui tente d’élever la voix a le son coupé net, sa gorge étant tranchée en un quart de tour par la scie égoïne de Septime Sévère.

« Rigodon lançait les hip hip. Septime Sévère levait les bras. Ils le nommèrent empereur. À présent qu’il était chef les choses allaient changer. Les compagnies d’arrière-garde fusionnaient dans une division qui montait à l’ennemi. La Ultième était en route vers la gueule du diable. »

Après quoi, l’escouade zigzague à l’estime. Ils traversent des paysages abrupts. Tuent en cours de route. Des enfants, des femmes, des vieux qui s’étaient réfugiés dans une église pour tenter de sauver leur peau. Le soir, ils posent leur corps déglingué n’importe où. Se recroquevillent, dorment en grognant, ne rêvent pas beaucoup. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur passage. Ce sont des joueurs-tueurs. Des types qui ont perdu toute humanité et qui suivent sans barguigner ce chef qui coupe tout ce qui dépasse.

« Ici pas de plainte. Mais trouver les cancrelats au frais dans la forêt, les enfumer. Détruire le nid. Pas de capture. Les faire crever. »
En à peine cent pages, en un texte tendu et ramassé, Nicole Caligaris tape juste et fort. Elle décrit avec précision la horde funeste en action, offrant au passage un terrible condensé de toutes les guerres en un seul roman, son premier, réédité, vingt après sa première publication, avec en prime douze dessins de Denis Poupeville, à qui elle dédie d’ailleurs son livre, expliquant, en fin d’ouvrage, comment il l’a aidé, grâce à de précédents travaux, découverts dans son atelier au moment où la guerre faisait de nouveau des milliers de morts en Europe (en Bosnie), à entreprendre l’écriture de La Scie patriotique.

« Ce qui a fait naître le texte et par quel mécanisme, je l’ignore. J’ai classé les dessins, j’en ai formé une suite. Et ce qui s’est passé, je suppose, c’est que j’ai changé de plan ce qu’ils représentaient. Voilà comment j’ai déplacé ces figures de Denis dans mon castelet littéraire. »

 Nicole Caligaris : La Scie patriotique, dessins de Denis Poupeville, Le Nouvel Attila.

dimanche 5 juin 2016

Bohumil Hrabal

L’œuvre de Bohumil Hrabal, l'un des grands écrivains tchèques de la seconde moitié du vingtième siècle, m'accompagne depuis le début des années 1980. Je relis régulièrement ses livres traduits en français, retrouvant à chaque lecture cet univers, celui des cafés et des bars de Prague, où le tonique raconteur d'histoires qu'il était allait puiser son inspiration. L'envie d'évoquer son parcours, sous forme de récit, après avoir été mettre mes pas dans les siens, là-bas en Tchéquie, est venue tout naturellement. Avec en tête l'idée de suivre l'homme et l'écrivain au fil de ses périples de Brno (en Moravie) où il est né en 1914, passant son enfance dans la brasserie familiale, jusqu'à Prague où il fréquentait assidûment Le Tigre d'or, le café très animé qui lui servit tout à la fois de quartier général et de refuge pour vivre le moins durement possible son exil intérieur.

« Dans ma bruyante solitude au Tigre d'or, je frémissais de mystère, d'alétheia, de ce qui attendait ma tête, de ce qu'il me faudrait maintenant raconter, de toutes mes expériences avec le totalitarisme. »

Choisir de ne pas quitter définitivement ce pays où il se sentait (à juste titre) traqué et où ses livres étaient interdits ne fut pas – on s'en doute – une partie de plaisir (1). Cette lutte incessante, Hrabal l'a menée avec les armes qui étaient les siennes : l'humour, la fantaisie, la palabre et la littérature. C'était un malicieux. Un être généreux qui aimait les autres. À commencer par ceux avec qui il partait naguère en virée dans Prague pour d'épiques tournées de bar en bar (le peintre et graveur Vladimir Boudnik et le poète-philosophe Egon Bondy) et ceux qu'il a côtoyé çà et là, au hasard des nombreux métiers qu'il a dû exercer en marge de son activité d'écrivain. Parmi eux, monsieur Hanta, l'ancien athlète chargé de pilonner des quantités de livres et qui mettra un point d'honneur à en sauver un maximum. Il est le personnage principal d'Une trop bruyante solitude, le chef d’œuvre de Hrabal.

« Je ne suis venu au monde que pour écrire Une trop bruyante solitude », disait-il.

La vie de Hrabal est bien trop foisonnante pour prétendre pouvoir la retracer en quelques dizaines de pages. À moins de se lancer dans l'écriture de la grande biographie qu'il mérite et qui n'a toujours pas vu le jour. Mon souhait, plus mesuré, était d'évoquer son œuvre et de le remercier (pour ce qu'il ne cesse de m'apporter) en revenant sur quelques fragments de son parcours.

A la fin des années 1980, Hrabal, qui aimait (quand on l'y autorisait) faire des escapades à l'étranger, et les restituer ensuite dans ses livres, entreprit un dernier voyage hors d'Europe centrale. Il alla aux États-Unis pour y tenir une série de conférences dans une dizaine d'universités. Il en rendit compte dans une série de lettres (Lettres à Doubenka) adressées quelques mois plus tard à celle qui l'invita là-bas. Il en profita pour juxtaposer à ses souvenirs d'Amérique le récit des manifestations qu'il suivait alors de près, chaque jour à Prague, et qui allaient aboutir à la « Révolution de velours », en janvier 1989.

« J'ai déjà les larmes aux yeux, déjà je les vois, ces belles jeunes filles et ces jeunes hommes, ces étudiants qui s'avancent graves et fiers car le destin ne passe pas à côté d'eux, mais marche avec eux et en eux, eux seuls sont à même de rayer le diamant de notre société ».

Un jour, que personne ne vit venir, l'écrivain tomba pourtant brutalement du cinquième étage de l'hôpital de Bulovka, où il était soigné. C'était en février 1997. Le soir même, et jusque tard dans la nuit, une longue veillée funèbre – avec bière et charcuterie à volonté pour mieux communier – fut improvisée au Tigre d'or. Ailleurs d'autres le saluèrent, en d'autres lieux, d'autres villes, en buvant également à la santé posthume du grand raconteur parti rejoindre son maître, Jaroslav Hašek, l'auteur du Brave Soldat ChvéÏk .

Il était (et demeure) l'un des rares bons vivants de la littérature.

L'ultime parade de Bohumil Hrabal, éditions La Contre-Allée (en librairie le 9 juin).

(1) Hrabal en parle dans cette courte vidéo 

jeudi 26 mai 2016

Alaska

On l’avait quitté au large de la Colombie britannique, dans l’archipel canadien de Haida Gwaii qu’il sillonnait en voyageur attentif, notant avec précision ce qu’il observait et ressentait sur place, relatant ses rencontres avec les habitants ou interrogeant la mémoire des lieux, et on le retrouve quelques années plus tard non loin de là, en Alaska, au nord-ouest du Canada, reparti pour un périple tout aussi concret et épatant.

« Je lis Montaigne, Le Voyage en Italie, avant d’aller vers le nord, le Klondike, le mont McKinley à 6200 mètres d’altitude, vers les grands glaciers. »

L’esprit de curiosité qui l’anime ne se dément jamais. S’il s’est, un temps, éloigné de ses proches, qu’il n’oublie pas pour autant, c’est pour découvrir, pour se familiariser avec cette « grande terre » qui le fascine, pour se frotter aux éléments (en l’occurrence la pluie, qui ne cesse durant son séjour) et pour côtoyer ceux qui vivent là. Il fait escale à Anchorage, la plus grande ville du territoire, y établit sa base arrière, habite dans une vieille maison en bois et se promène dans cette cité « quadrillée et quasi militaire » qui reste pourtant proche, hormis le port où l’activité est intense, de la nature et d’un certain monde sauvage.

« Au petit matin sous le ciel nuageux
C’est une ville étrange qu’Anchorage
Pas un passant je suis le seul homme qui marche
Seulement des voitures
Qui roulent dans de larges avenues
Qui vont vers la mort
Et qui m’éclaboussent »

Ici, et il en va de même aux abords de Juneau, la capitale, ou sur l’île de Kodiak, ou à Sitka, sur celle de Baranof, l’ours est omniprésent. On s’en méfie beaucoup, on le chasse aussi, on le vénère également. Il est sur ses terres. On en surprend parfois quelques uns en train de festoyer en « mangeant des palourdes géantes / pour accumuler des réserves de graisse avant l’hiver glacé qui les attend ».

« Il fait un sale temps
Et j’ai un œil ensanglanté
Le temps s’annonce très incertain
Jusqu’à mon départ pour Sitka.
Mais ce soir, par bonheur, je mangerai des fajitas d’ours
Et je boirais un Chardonnay Bonterra. »

Impossible, circulant dans ces parages rugueux, faisant halte ici ou là, dans ce vaste territoire (acheté par les États-Unis à la Russie en 1867) de ne pas évoquer les grands aventuriers (et explorateurs) que furent, en ces mêmes lieux, ou à proximité, James Cook, Vitus Béring et Jack London. Jean-Claude Caër ne peut les oublier. Ils sont non seulement logés dans sa mémoire mais aussi nichés dans son imaginaire. Il les convoque volontiers et les accompagne un instant en touchant de près des sites qui leur furent chers.

« Certains navigateurs ont longtemps cherché le passage du Nord-Ouest
James Cook arriva à Cook Inlet en 1778
(Maintenant Anchorage).
Il avait cherché le passage dans les mers sombres et glacées
Mais il fut tué à Hawaï lors de son troisième voyage.
D’autres suivirent. Vitus Béring fut le premier
À le découvrir sans le savoir.

Mais ceux qui le guident, qui lui permettent de mieux saisir la réalité, restent évidemment ces hommes et femmes qu’il rencontre longuement. Il partage leur quotidien. Les nomme. Explique ce qu’ils font. Il les cite parfois. Rappelle l’ingéniosité des Athabascan (les ancêtres des Apaches et des Navajos, présents en Alaska depuis des milliers d’années). Se sent parfois un peu perdu, debout au milieu des Totem poles qui se dressent çà et là. Et réussit, de poème en poème, à tisser le fil d’un récit extrêmement narratif qui n’est pas très éloigné du journal de voyage.

 Jean-Claude Caër : Alaska, éditions Le Bruit du temps.


mercredi 18 mai 2016

Le bleu du ciel est déjà en eux

C’est un monde bien réel – et on ne peut plus actuel – que traversent les neuf personnages que suit ici, en autant de récits, Stéphane Padovani. Chaque texte est introduit par un verbe (traduire, se noyer, éclairer, brûler, garder) qui se retrouve immédiatement en prise directe avec l’histoire (ou plutôt le fragment d’histoire) évoquée.

Tous ceux qui hantent ces pages sont des êtres touchés, fragiles, esseulés, dérivant dans une Europe mal en point en cherchant de nouveaux repères pour se poser et se reconstruire. Ils ont assez d’expérience pour savoir qu’il est impossible de s’en sortir seul et qu’aller à la rencontre des autres ne doit se faire sans solliciter, en aparté, l’être créatif et secret qui vit en eux. Le caresser dans le sens du rêve peut parfois apaiser les blessures d’un passé trop prégnant et ouvrir les fenêtres d’un univers étrange et onirique avec, à la clé, l’apparition fugitive de quelques fantômes.

La plupart d’entre eux sont des déracinés. Ils vivent à Athènes, à Paris, à Prague ou à Lisbonne. Ont du mal à communiquer, tant à cause de la langue que de leur façon de vivre. Mais il leur reste leur inconscient, chargé de petites bombes à retardement, qui s’enclenche souvent au quart de tour, générant des hallucinations en leur rappelant certains épisodes d’un passé douloureux. Ainsi, tandis qu’autour d’Athènes les arbres brûlent, un solitaire croit voir sa fille (celle-là même qu’il avait laissée seule une nuit entière dans sa voiture garée sur le parking d’un night-club, ce qui ne cesse d’exacerber sa culpabilité) passer telle une torche, en un éclair, sous ses yeux. À Paris, une femme (qui s’apprête à partir en mission au pôle Sud) cherche une locataire (qu’elle paiera) pour que la mémoire et les affaires de son fils, l’une des victimes du terroriste d’extrême-droite Breivik, ne soient pas abandonnées en son absence. Ailleurs, une autre croit reconnaître son frère à la télévision. Il vit sous une toile de tente au bord d’un canal. Elle part, avec l’espoir de le récupérer, pour une rencontre fictive qui aura lieu à l’endroit même où il s’est noyé quinze ans plus tôt.

« Il était là, sur un banc, caché par le col dur de sa veste. Je voyais des volutes s’élever au-dessus de lui. Il jetait du pain à un couple de cygnes. Quand je me suis approchée, les cygnes se sont éloignés. Ils sont remontés en amont vers des roseaux sauvages. Je me suis assise près de lui en évitant de le toucher. »

Il ne faut pas plus d’une seconde à ces êtres déboussolés, en quête de consolation, pour plonger en eux-mêmes. Ils en reçoivent des éclats venus de la boîte noire où sont leurs souvenirs, basculent dans un monde mystérieux et en ressortent portés par un impérieux besoin de vivre, quelque soit la réalité. Ce passage rapide dans le fantastique aide chacun des personnages de Stéphane Padovani à poursuivre sa route. Ce ne sont pas des perdants. Et pas non plus des battus d’avance. Et encore moins des victimes qui demanderaient que l’on pleure sur leur sort. Ils gardent en eux assez de ressource intérieure, qu’ils vont piocher dans un insoupçonné minerai intime ("ce bleu du ciel" qui "est déjà en eux") pour transcender le présent.

 Stéphane Padovani : Le bleu du ciel est déjà en eux, Quidam éditeur.


mardi 10 mai 2016

Mailloux

Revoilà Jacques Mailloux, ce "flot" de sept, de quatre, de huit ou de douze, salué ici même il y a dix ans, et qui revient nous dire qu’il n’en a pas fini avec ses confessions éclatées. Il entend bien poursuivre, verser encore, en une nouvelle édition, quelques unes de ses aventures épiques à notre connaissance, lui le gamin frondeur et têtu qui avance en zigzag au gré de son âge, coincé entre un père autoritaire (et néanmoins porté sur la bibine) et une mère nerveuse qui crie, s’emporte, le rapetisse, en fait la risée du village, et ce au seul motif qu’il a de sérieux problèmes de robinetterie, s’oubliant en plein sommeil au point de mouiller une paire de draps chaque nuit.

« Un pissou loge en ce lieu, disent-ils, cette maison est maudite. Tes pensées les plus affreuses, Mère Mailloux, traversent l’espace et tombent en phrases dans l’esprit de tous ceux qui dans le monde savent entendre le grincement matinal et criard de ta corde à linge alors que sont suspendus les draps maculés de ton fils pissou. »

De nombreux morceaux d’enfance lui restent en travers de la gorge. Certains sont burlesques, d’autres pénibles et ténébreux. Le mieux, pour s’en débarrasser, est encore de les revivre en repartant du début, en ouvrant cette trentaine de tableaux (qui sont autant d’épisodes et de chapitres courts) par celui où on le voit s’échapper d’un traîneau, laisser ses parents en plan, et sa « mère monstre » crier, et son père s’activer pour le déloger, à coups de pelle, de sous une voiture à l’arrêt dans la neige.

« J’ai fait le mort. J’ai fait le mort et puis ç’a cessé d’être un jeu, c’était trop long. Le père Mailloux m’a poussé du dessous du char à l’aide d’une pelle, la mère Mailloux m’a cueilli de l’autre côté. Elle a secoué la neige de mon habit, elle ne riait pas, le père Mailloux non plus ne riait pas, on a regagné le traîneau, j’ai dormi le reste du trajet. »

On le voit tour à tour seul dans la chambre de sa mère, ou  en camp de survie, ou perdu dans un grand magasin, ou tenant « une torche afin d’aider son père », ou passant la nuit chez tante Génisse, ou encore perché dans un arbre, ou bloqué dans "le char" familial sans chauffage en allant fêter un Noël sous la neige chez son parrain. Autant d’aventures colorées et hallucinées, transcrites avec fébrilité, toutes traversées par les aléas dus à ce tuyau qui fuit et qui fait de lui une sorte de paria honteux et solitaire.

« J’ai entendu le pire blond dire à des parents qui le visitaient, dans l’intimité des rideaux beiges à ses parents qui le visitaient je l’ai entendu dire que j’étais en face un Mailloux qui pissait dans la nuit. Quand j’ai entendu ça, un soir, la mère et le père Mailloux se tenaient auprès du lit où j’étais sur le dos, c’est entré dans leurs oreilles avec la honte noire habituellement liée au sexe et à la mort, la mère Mailloux s’est mise à pleurer. »

Ce qui porte haut l’épopée du "flot" Mailloux, en plus des contes cruels ou désopilants qui s’y succèdent, c’est la langue du québécois Hervé Bouchard. Elle est poétique, étirée, ponctuée d’expressions orales, finement travaillée et dotée d’un souffle très tonique. Un flux extraordinaire mis au service d’une langue inventive, imagée, immédiate et débridée qui embarque le lecteur dans une série d’équipées haletantes.

 Hervé Bouchard : Mailloux, Histoires de novembre et de juin, Le Nouvel Attila.

lundi 2 mai 2016

Un nord en moi

Pour qui ne connaît pas (encore) le travail du peintre Jérôme Delépine, ce livre est plus que précieux. Lionel Bourg dit ce qui l’attire dans le parcours de l’artiste en s’appliquant à bien cerner sa démarche. Il débute par les portraits étranges et inquiets de jeunes enfants (puis d’adultes esseulés) peints en s’inspirant de vieilles photos de famille.

« Des gamins (…) émergent, qui se frottent les prunelles, captifs d’une stupeur d’autant plus carcérale qu’elle obéit à sa conscience végétative. »

Il y a dans le regard de ces êtres étonnés, égarés et mélancoliques, une réelle proximité avec les reclus chers à Jean Rustin. Lionel Bourg souligne ces affinités tout en notant ce qui s’avère unique ici. Jérôme Delépine n’a qu’un œil valide. Et encore : deux petits dixièmes font que sa vue se trouble rapidement, lui offrant un champ de vision rétréci. Ceci explique en partie le halo lumineux toujours un peu flou qui apparaît derrière ses portraits et ses paysages, ces lieux qui semblent flotter dans une clarté pâle où prennent place arbres, terres bosselées, ciels tourmentés, feux lointains et silhouettes perdues. Un monde fascinant vu (prolongé et imaginé) par le regard blessé d’un peintre qui œuvre sans discontinuer.

« Jérôme Delépine n’en fait pas mystère : "Je, c’est celui que je cherche en moi, celui dont je porte la mémoire". »

Et si cette recherche passe par le travail et la création, elle passe également par les autres, et tout particulièrement par les grands peintres que cet autodidacte considère comme ses maîtres : le Caravage, Turner, Rembrand. Lionel Bourg y ajoute, fort à propos, de nombreux autres, qui vont des fresquistes de Lascaux à Paul Rebeyrolle en passant par Goya, Bacon, Munch ou Fautrier, qui, eux aussi, et de tous temps, « n’ont brossé que ça : de l’inaudible, des corps dépenaillés, des délabrements, des apothéoses, des vertiges. »

Circulant de toile en toile, glissant dans les méandres, y trouvant autant de fraîcheur que d’incandescence, s’appuyant régulièrement sur son itinéraire, sur ses découvertes et ses émotions, Lionel Bourg explique aussi comment ces lavis couverts de givre, « ces mousselines pailletées de pollen », ces éclats constellés de perles, ont le don de réveiller en lui une grande part de nord.

« Nord des marées en loques remontant les estuaires jusqu’aux confluences hanséatiques des épices et des thés de Chine. Nord des trafiquants. Des diamants. Nord du délire, des pierres de folie dans les boîtes crâniennes.
Nord d’Ostende à Dunkerque, où je crus pouvoir lapider le ciel.
Nord d’un cri qui résonne toujours. »

Nord vers lequel se dirigent inexorablement le peintre et l’écrivain, chacun à sa manière, tous deux nomades, avançant en se référant à la plus précieuse des boussoles : celle dont le magnétisme se trouve directement relié à leur propre mémoire.


Lionel Bourg : Un nord en moi, peintures de Jérôme Delépine, éditions Le Réalgar


jeudi 21 avril 2016

Figures qui bougent un peu et autres poèmes

Entrer dans un livre de James Sacré c’est d’abord voir bouger sous nos yeux tous ces morceaux de vie éparpillés qu’il na de cesse de sauvegarder, qu’il met bout à bout, presque toujours au présent, qu’il travaille, qu’il pétrit, qu’il manie à la façon d’un artisan, dans ce qu’il nomme parfois sa « boulange », nous embarquant tout autant dans son quotidien que dans les méandres de sa mémoire. Celle-ci aime s’émouvoir au contact d’un paysage, d’un décor urbain, d’un changement de temps ou d’une couleur (souvent le rouge des tuiles ou le vert de l’herbe) et profiter d’un détail, d’un geste, d’une situation particulière pour se réactiver à l’improviste. Elle passe aisément de la Nouvelle-Angleterre (où l’auteur a longtemps vécu, et où se situent plusieurs séquences de ce livre) à la ferme familiale de Cougou en Vendée (où est l’ancrage familial et paysan qui demeure intact et réconfortant).

Le ton de ces Figures qui bougent un peu est donné dès le premier poème. C’est un chant lent qui emporte. Et qui berce, apaise et évite les brusques embardées pour guider le lecteur dans de très riches sinuosités. Le poète a pourtant l’impression d’avancer dans de trop pauvres images et s’en excuse presque, s’en veut de ne pas être assez précis, de devoir sans cesse se reprendre, se demandant si le mot choisi est le bon, si la séquence, la« figure » approchée, tient vraiment debout, si l’ensemble n’est pas trop empreint de redites. Or, ce sont justement ces doutes, ces hésitations, ces imprécisions revues et réparées, ces paysages divers, ces moments brefs captés en un éclair et leur accumulation qui font, en s’associant pleinement, la force de ces poème.

Il avance à coup d’infimes variations. S’interroge et parle au lecteur. Lui propose d’effectuer un bout de route avec lui, le temps d’un livre qu’il construit patiemment, à son rythme, en enchaînant les figures (il y en a 46 au total, ce peut être un pigeon mort dans un caniveau, ou une sensation de bien-être, ou une appréhension de la mort, ou un toit qui rutile au soleil, ou l’ambiance d’un jour de Toussaint, ou une approche de la musique – Mozart ou Monteverdi – de nuit sur un vieil électrophone) tant aux États-Unis qu’à Paris ou en Vendée, dans des mouvements qui suivent les lieux et les saisons. Il se pense maladroit, peu habile, mal à l’aise avec les mots qu’il aime et qu’il assemble dans cette langue qui lui est propre et qui semble de temps à autre boiter alors qu’elle chemine bel et bien sur la page, gaillarde s’il le faut, vivante comme peu d’autres, avec ses racines qui se nourrissent en profondeur de tournures empruntées au patois Poitevin et à un vieux français dont il sait déjouer les pièges en tirant sur quelques unes de ses ficelles avec subtilité.

« Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant
mais rien d’organisé les buissons les jardins tout
mal délimités les arbres s’en vont
dans les campagnes d’à côté aussi le patois
c’est pas comme un cœur central à préserver
plutôt comme un pâtis laissé les autres
le traversent les grandes herbes cassées
quand j’y pense avec un poème ça
détruit ça refait le pays. le cœur est à côté. »

Antoine Emaz, qui donne une préface lumineuse à cet ensemble, rappelle combien chaque titre de James Sacré est en soi un livre à part entière et non un recueil de poèmes. Quelque chose de mal raconté, deuxième livre réédité dans ce volume, en est l’exemple type. Il y a là une volonté de construire page à page un ensemble qui doit trouver son unité grâce aux différents lieux, paysages, émotions et sensations que l’auteur découvre, explore et retranscrit avec ses outils. Fidèle à sa méthode, il pose ses poèmes au fur et à mesure de leur écriture, en suivant les étapes d’un périple qu’il effectue à travers plusieurs états américains. Il veut faire entrer la narration dans son livre et y parvient à sa manière. En racontant, « mal », précise-t-il, mais en racontant tout de même son parcours en zigzag de villes en petits bourgs, avec patience et légèreté, mettant à profit son sens de l’observation et sa grande disponibilité. Il est happé par ce qu’il voit. Et tient non seulement à l’écrire mais aussi à le rattacher à ces multiples fragments de mémoire qui affleurent, le ramenant régulièrement à son enfance et à ses paysages fondateurs.

« Maintenant les rues pauvres d’un petit bourg américain
chambranles et seuils en bois gauchis plaques de matériau goudronné ça ressemble
à des coins sales d’un village en Vendée tout ça
devient la solitude et la familiarité mélangées rien
quelque chose de mal raconté. »

L’ouvrage se termine avec en sa troisième partie la réédition d’Une petite fille silencieuse, un ensemble qui bouleverse et touche profondément. Sacré y dit la maladie et la mort de l’enfant (Katia) à qui il dédie son livre. Ce qui marque, c’est sa pudeur. Mêlée à une voix douce, presque caressante, qui murmure et s’adresse à celle qui n’est plus. La mort de la (de sa) petite fille est d’une extrême gravité. Il ne veut pas en rajouter. Ne pas sombrer dans une détresse sans nom. Ne pas, non plus, attiser la pitié (des autres). Ne pas mettre en scène ce qui doit rester secret, ne pas tirer sur le fil du pathos mais plutôt tenter d’apaiser la douleur en lui parlant calmement, en la rendant présente, par intermittences, à ce monde qui parfois, et cela paraît injuste, éclate de beauté alors que quelque part quelqu’un, inévitablement, pleure la perte d’un enfant.

« Le mouvement que fait dans la fenêtre tout un feuillage d’arbre
Immobile à des moments, puis soudain
Comme emporté presque pressant,
C’est sans rapport sans doute avec toi qui n’es plus rien mais
Tu aimais t’asseoir aussi devant le monde qui respire.
Il respire encore et dans ses mouvements d’arbre
Est-ce que j’ai tort d’entendre ton affection d’enfant qui s’inquiète ? »

Rien n’est dit du nom de la maladie. Ni de l’âge de la petite fille. Que l’on voit subrepticement vivre avec des appareils qui l’encombrent quand elle se déplace dans sa chambre d’hôpital. Elle se demande bien pourquoi cela lui est tombé dessus. Ce qui se passe avant et après la disparition, il le murmure avec une grande retenue. Seul, face au silence, prononçant des mots simples (« Les mots je les voudrais / Avec un sens facile / À comprendre dans ce poème ») à l’adresse de la petite fille silencieuse qui, lui semble-t-il, peut parfois l’entendre, et même le rejoindre, quelque part, « dans l’énorme solitude du monde.

James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Poésie / Gallimard n° 510

On peut retrouver longuement James Sacré en se plongeant dans le livre très complet que vient de lui consacrer Alexis Pelletier aux éditions des Vanneaux, au sein de la collection "Présence de la poésie". Essai (une minutieuse et impeccable étude titrée James Sacré – Figures de l’accueil, un entretien, un choix de poèmes, un cahier photos et une bibliographie complète forment un ensemble qui permet de mieux appréhender cette œuvre importante et foisonnante.

mercredi 13 avril 2016

Infini - l'histoire d'un moment

Celui qui s’exprime ici, répondant à la demande d’un journaliste qui le questionne, s’appelle Massimo. Il fut, pendant de longues années, le majordome de Tancredo Pavone, un compositeur d’avant-garde aujourd’hui disparu. Nul autre que lui ne peut décrire avec autant de précision la personnalité complexe d’un créateur qui se révèle être la plupart du temps tranchant, impertinent, acerbe, orgueilleux (et probablement invivable) tout en se montrant extrêmement exigeant dans sa démarche et dans sa relation aux autres. C’est un solitaire qui peut à l’occasion s’avérer chaleureux et, par certains côtés, comique (mais sans le vouloir). Les divers traits de son caractère ombrageux, y compris les plus secrets, sont dévoilés grâce à cet homme de confiance auquel il lui arrivait de parler longuement, en particulier dans ses derniers mois, quand il se laissait aller en évoquant sa vie, ses origines aristocratiques, sa Sicile natale, ses nombreux voyages, ses conquêtes, ses incessantes réflexions et son assujettissement total à son art.

C’est bien à une plongée (vertigineuse) dans le monde de la création que nous convie Gabriel Josipovici. C’est elle qui façonne la personnalité de T. Pavone. Et c’est par le petit bout de cette lorgnette (ô combien restrictive) qu’il voit le monde et perçoit les êtres qui y vivent.

« Toute ma vie, a-t-il dit, j’ai senti ce désir de manger le monde parce que je l’aimais tant, de le manger et de l’ingérer et d’en faire une partie de moi. C’était la même chose avec les femmes, Massimo, m’a-t-il dit. Manger et ingérer. Mais bien entendu, Massimo, a-t-il dit, on ne peut pas manger le monde. On ne peut pas manger une femme. Et ainsi on bat en retraite, frustré et découragé, jusqu’à ce qu’on soit repris par le désir. »

Le compositeur semble souvent se parler à lui même. Il exprime ses doutes et ses déconvenues. Dit ses parti-pris. Ses difficultés à passer du conscient à l’inconscient. Ses nécessaires remises en question. Ce que son parcours et ses voyages, notamment celui qui l’a mené au Népal, lui ont appris.
« Ordre et travail assidu. Voilà les clés. Bien entendu, a-t-il dit, sans une réorientation radicale du moi telle que je l’ai expérimentée au Népal, ni ordre ni travail assidu ne porteront de fruits. »

Tous ceux qui travaillent pour lui doivent être dévoués à sa musique. Leur rigueur est requise, qui s’applique également aux multiples détails qui participent de la vie quotidienne.

« Si on se lève pour boire un peu d’eau ou pour répondre à un besoin naturel et qu’un talon était plus bas que l’autre, provoquant une claudication lors de la traversée de la pièce, pensez à l’effet que cela aurait sur la musique. Pensez que, en retournant à son bureau, cette claudication serait logée dans votre corps et surgirait dans la musique que l’on est en train d’écrire. Nous ne voulons pas de musique qui claudique, a-t-il dit. »

Il en va de même pour la qualité de ses cravates et de ses costumes. Tout doit être, toujours, en parfait état. La musique ne tolère pas le moindre froissement. Et pas, non plus, la moindre tache. Quant à ses repas, il faut qu’ils soient équilibrés. Une fausse note sur la partition biologique pourrait avoir de graves conséquences. Chez lui, le hasard n’est pas de mise, l’esprit doit en permanence escalader les parois d’un monde intérieur de haut niveau et chaque discussion ne peut qu’être intellectualisée, poncée, frottée, aiguisée sur la pierre d’une culture époustouflante. Du coup, ses amitiés se raréfient. Seuls Henri Michaux et son chat Ronaldo, qui l’accueillent à bras ouverts à chacune de ses haltes parisiennes, lui resteront fidèles.

« Michaux était mon ami le plus proche, personne n’était autant mon ami. Michaux et son chat Ronaldo. »

Gabriel Josipovici s’est appuyé sur la vie et l’œuvre du compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988) pour bâtir ce roman envoûtant et passionnant.

 Gabriel Josipovici : Infini – l’histoire d’un moment, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.


lundi 4 avril 2016

De la poussière sur vos cils

Ce sont des mots simples, justes et précis. Qu’il a d’abord fallu aller chercher dans les mémoires, puis assembler pour revenir sur des faits que l’auteur n’a pas vécu mais dont il est néanmoins l’un des dépositaires. Redonner voix à ceux qui ne l’ont plus (en l’occurrence « elle et lui ») en remontant le temps en leur compagnie est sa mission première.

« Elle (avalant une dernière fois sa salive) :
Où sommes-nous ?

Lui (vide) :
Non loin du mur.

Où est le mur ?

Ici et là.

Elle regarda.
Elle cria
(dans son ventre ou sa poitrine elle a crié – heurtée par sa mémoire). »

C’est ainsi que débute le livre de Julien Bosc. On perçoit, d’emblée, que ce commencement est en réalité synonyme de fin pour ceux qu’il évoque. Il les fait dialoguer et aide à entrevoir ce que « le miroir sans tain de la souvenance » n’a pas totalement réussi à effacer. Quand celui-ci s’est brisé, il ne restait rien (si ce n’est un filet de voix, un écho lointain) de ces deux corps démantibulés. Qui avaient toutefois, auparavant, donné vie à ceux qui, de génération en génération, porteraient, quoiqu’il arrive, cette souffrance en eux.

« Quelqu’un cette nuit écrit à partir d’une mémoire qui n’est pas la sienne mais lui appartient cependant car par lui il nous est offert de n’être plus oublié, puisqu’il vit dans notre souffrance. »

Cette souffrance n’est pas simplement décrite et portée : elle est transcendée, expulsée, non pas oubliée (« comment pourrions-nous oublier, où trouverions-nous le droit d’oublier ce que nous ne pouvons raconter ? ») mais ciselée pour pouvoir enfin passer d’un corps (d’une tête, d’une mémoire) à l’autre en devenant de plus en plus apaisée. Pour se tenir droit, debout, sans trembler et sans ciller devant les exterminateurs d’hier. Ou de demain.

Ce qui frappe dans ce livre (que l’on sent patiemment pensé, posé, tissé), en plus de la douceur des voix qui s’expriment, c’est la générosité de celui qui, souffrant avec les victimes – et notamment celle, très proche, qui fut hospitalisée, bien des années plus tard, suite à ces déflagrations à retardement – parvient, par ses mots, par sa façon de toucher le paysage et par les dialogues (d’outre-vie) qu’il instaure, à insérer une fragile humanité là où il n’y en avait évidemment pas.

 Julien Bosc : De la poussière sur vos cils, éditions La Tête à l’envers


vendredi 25 mars 2016

Des voix dans l'obscur

Elles viennent de loin ces voix détachées des êtres qui les portaient tout en continuant pourtant d’émettre, à destination des vivants, des messages (des plaintes, des cris, des souvenirs) qui lacèrent le présent. Elles empêchent celle qui ne cesse de les entendre de trouver ce calme auquel elle aspire.

« j’écris pour m’extraire de leurs songes
rejoindre les vivants »

Se faufilant dans l’invisible, semant des chapelets de mots entre les cailloux, sous la terre, dans l’eau des rivières, parfois même au fond du puits qu’est devenu – à force d’encaisser – un corps anéanti par ce trop-plein de paroles emmêlées, elles ne reconnaissent pas plus le jour que la nuit et parlent en continu.

« la solitude connais pas n’ai jamais connu même au fond de mon corps lorsqu’il ressemble à un puits
la solitude j’en rêve quelquefois
ce serait reposant »

Il faudrait, pour cela, que les morts (et porteurs de morts) payent leur dû au silence, qu’ils acceptent de vivre ailleurs, qu’ils cessent de tirer vers le bas – vers un passé révolu – ceux qui ont encore, pour un temps, les pieds sur terre. Et si c’est trop leur demander, et manifestement ça l’est, reste à trouver des subterfuges et à s’armer pour ne pas sombrer sous leurs incessants coups de boutoir. C’est ce que fait Françoise Ascal. Elle sait que ces voix qui la traversent appartiennent à des êtres qui lui étaient chers (« ce sont mes bourreaux / mes aimés ») et qu’elle ne pourra les faire taire. Elle peut, par contre, et c’est ce qu’elle met ici en place, détourner leur trajectoire initiale, couper la route terre-chair, se saisir du moment présent, se rapprocher du paysage qui bouge autour d’elle, tout en nuances et en variations, pour atténuer leurs effets et leurs incessants retours en arrière.

« loin de l’ocre éventré
loin des éclats métalliques abreuvant les sillons
loin des croix alignées blanches blanches à perte de vue »

Elle ouvre des brèches en elle. S’éprouve en quête de signes, de sons, de sens. Note d’infimes bruissements de vie. Trouve et assemble des mots simples. Eux aussi viennent de loin. Mais à la différence des voix, ils sont capables de créer un équilibre fragile entre un corps douloureux et une pensée qui aimerait s’apaiser, en un siècle qui (elle le répète régulièrement) ne s’y prête guère.
« peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille »


Françoise Ascal : Des voix dans l’obscur, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions Aencrages.
Une présentation et un extrait de ce livre ainsi qu’un entretien entre Françoise Ascal et Dominique Dussidour figurent, sur "remue.net", dans le Cahier revue du mois de décembre. C’est à lire ici.

Un autre ouvrage de Françoise Ascal, Le fil de l’oubli, précédé de Noir Racine, publié une première fois par les éditions Calligrammes en 1998, vient d’être réédité (accompagné de monotypes de Marie Alloy) aux éditions Al Manar.

Vient également de paraître : Un bleu d'octobre, éditions Apogée.