Si de nombreux livres, essais, études et articles ont été consacrés à l’œuvre de Tristan Corbière, il n’existait pas à ce jour, hormis celle de René Martineau, publiée en 1905 (puis rééditée, revue et augmentée en 1925), de véritable biographie concernant l’auteur des Amours jaunes, dont l’existence fut brève (1845-1875), secrète et marginale, au point qu’il fut assez vite étiqueté « poète maudit », ce qui est rarement signe de très bonne santé posthume, pour quelque poète que ce soit. L’appellation, en l’occurrence signée Verlaine, était néanmoins, à l’époque, plus circonstanciée et moins rédhibitoire qu’elle ne l’est désormais. Collective, elle fut en effet également attribuée, dans un même élan, à Rimbaud et à Mallarmé.
« Des maudits, Verlaine n’en avait que trop croisés en lisant les poèmes de Rimbaud, par exemple, évoquant dans Paris se repeuple « la clameur des maudits », affirmant dans L’Homme juste : « Je suis maudit, tu sais ! Je suis soûl, fou, livide » et assurant dans Une saison en enfer : « Maintenant je suis maudit ».
Reste que si l’adjectif s’avérait alors en phase avec les écrits des uns et des autres, Corbière en usant aussi vis à vis de lui-même (« Mais ma musique est maudite, / Maudite en l’éternité »), il y avait beaucoup à faire, de nombreuses recherches à entreprendre, des documents à retrouver et à vérifier, des voyages à restituer, des poèmes à relire et à interpréter, pour sortir de l’ombre les années les plus méconnues de cette existence (celles qui vont de 1863 à 1869) avant d’espérer relier entre elles les séquences d’un parcours atypique. C’est ce à quoi s’est attelé Jean-Luc Steinmetz pour donner, en 500 pages, une somme capable de mettre un peu plus en lumière Corbière et ce qu’il appelait son « monstre de livre ».
Steinmetz avance avec méthode. Il remonte d’abord la généalogie. S’arrête posément sur Édouard Corbière, le père à la haute stature, tour à tour capitaine, journaliste, écrivain de romans de mer (dont le plus célèbre fut
Le Négrier), homme écouté et influent. Ce faisant, il démonte une idée fort répandue qui voudrait que père et fils se soient ardemment affrontés, le second désirant, par l’écriture, répondre avec fougue, ironie et mordant, maniant à l’extrême ce sens aigu de la moquerie et du sarcasme qu’on lui connait, à l’aura écrasante du premier. Or, il n’en est rien. Steinmetz, extraits de lettres et références à l’appui, montre, au contraire, l’étroite connivence qu’il y avait le plus souvent entre eux, celle-ci dépassant leur commune fascination pour la mer...
Il s’attarde ensuite sur la famille Corbière, unie et aisée, solidaire, formant presque clan et ne ratant pas une occasion de se réunir dans les lieux (château, manoirs ou maisons bourgeoises) qui leur appartenaient à Morlaix et dans ses environs. L’idée du poète rejeté est battu en brèche. Tristan est entouré. Sa santé précaire et son physique squelettique ne l’empêchent pas d’avoir des amitiés fortes. Il côtoie des jeunes de son âge. Il a, de plus, des aptitudes à la navigation, partant en mer, surtout par gros temps, et parfois en bonne compagnie. L’image d’un Tristan reclus et caché à Roscoff, où sa famille possède une maison dont il est souvent l’unique occupant, s’effrite en partie. Certes, le poète connait la solitude et doit porter un corps douloureux. Qu’il n’hésite pas à mettre à l’épreuve (ou à l’amende). De l’océan et de l’alcool quand il stationne tard le soir à l’auberge Le Gad où il retrouve des peintres qui y séjournent durant les mois d’été. C’est avec eux qu’il se sent le plus en harmonie. Cela n’a rien d’étonnant. Corbière s’est toujours adonné au dessin, à la peinture et surtout à la caricature pour laquelle il développe un don particulier. Cet aspect souvent oublié est ici très justement saisi. Ses faveurs vont plus aux peintres qu’aux poètes. Le plus proche se nomme Jean-Louis Hamon. C’est en sa compagnie qu’il s’embarquera pour l’Italie, visitant Rome et séjournant pendant plusieurs mois (dans l’hiver 1869/1870) à l’hôtel Pagano à Capri. C’est là-bas qu’il écrira une première version du poème en cinq quatrains Le fils de Lamartine et de Graziella que l’on retrouvera quatre ans plus tard dans Les Amours jaunes. Le ton et les traits d’esprit, inimitables et cinglants, y sont déjà.
« À l’île de Caprée où la mer de Sorrente
Roule un flot hexamètre où fleurit l’oranger,
Un naturel se fait une petite rente
En Graziellant l’étranger...
Et l’étrangère aussi, confite en Lamartine,
et qui vient égrainer chaque vers sur les lieux ;
Il leur sert son profil et c’est si bien sa mine
qu’on croirait qu’il va rendre un vers harmonieux. »
Jean-Luc Steinmetz, fouillant lettres et témoignages, le suit pas à pas, surtout dans les six dernières années de sa vie, période où les indices restent les plus fiables et durant laquelle il conçoit son unique ouvrage. Il voyage, revient à Roscoff, rencontre un soir chez Le Gad le comte Rodolphe de Battine et sa compagne, Armida Julia Josephina Cucchiani, dite « Herminie », dont on ne sait, à vrai dire, pas grand chose si ce n’est qu’elle est actrice. Cette rencontre, qui date du printemps 1871, va profondément changer sa vie. Il ne quittera pratiquement plus le couple, devenant ami du comte et amant torturé – réel ou imaginaire – de celle qui hantera et bousculera (Tristan se rossant plus que de coutume) plusieurs pièces des Amours jaunes. C’est avec le couple Battine qu’il se rend à nouveau à Capri. C’est probablement eux qui l’incitent également à quitter Roscoff pour se fixer à Paris en 1872. Il laissera dès lors vareuse, cuissardes et ciré à la cave pour se fondre dans la foule, se rendre aux concerts et retrouver ses amis peintres dans les bars ou brasseries. L’un d’entre eux, Camille Dufour, témoigne :
« Tristan déjeunait à des heures bourgeoises, tantôt à la Brasserie Fontaine avec moi, tantôt chez lui, où il hébergeait le peintre Gaston Lafenestre, par qui je l’ai connu. Le soir il dinait généralement chez le comte de B., avec qui il s’était lié quand celui-ci alla soigner sur le rivage de la Manche une blessure reçue en 70. »
Il habite rue Frochot, à quelques numéros de chez Degas, qu’il croise sans doute mais sans le connaître. Corbière, à Paris, vit, peint et écrit en passant totalement à côté des mouvements en vogue. Ce n’est pas un homme de réseaux. Il a un projet à mener : le sien. Après, il va vite mourir, il le sait. Il ne s’intéresse pas plus aux Parnassiens qu’aux Impressionnistes. C’est pourtant là-bas qu’il va donner une autre impulsion à son livre. Les sections maritimes (Armor et Gens de mer) qui formaient jusqu’alors le cœur de l’œuvre sont précédés de quatre autres parties (Ça, Les Amours Jaunes, Sérénades des sérénades et Raccrocs) où apparaît une nouvelle tonalité, une ouverture caractérisée par les poèmes d’amour et ce qu’il appelle, vie parisienne et référence appuyée à Murger (qu’il vénère) obligent, sa « bohème de chic ». L’ensemble se termine par Rondels pour après, textes qui disent, toujours sur le mode de l’auto-dérision et du rire jaune, le peu d’illusion qu’il nourrissait tant pour sa survie physique que littéraire.
C’est tout cela que
Steinmetz transmet en pointillés, en jouant sur le réel et le probable. Il ne peut d’ailleurs procéder autrement. Suivre Corbière d’un bout à l’autre de son passage sur terre (qui se terminera le 1 mars 1875) est impossible. Il y a de nombreuses périodes où l’on perd sa trace. Il ne subsiste que quatre lettres pour connaître les douze dernières années de sa vie. Difficile, dans ces conditions, de ne pas s’en tenir parfois à des interprétations personnelles et aléatoires.
« Une vie à-peu-près » est désormais le travail biographique le plus abouti concernant le poète et l’homme
Tristan Corbière. La dernière partie du volume attire l’attention sur l’intérêt suscité par
Les Amours jaunes dès sa parution. L’ouvrage, publié à 500 exemplaires à compte d’auteur en 1873 par les frères Glady, a d’emblée reçu un bel accueil. Le premier article le concernant, signé Émile Blémont, est d’une grande qualité critique. Si, peu après, Verlaine le salue avec encore plus de verve, d’autres, très vite, et en premier lieu Jules Laforgue, vont exprimer ce qu’ils ressentent de neuf, de cassé, de volontairement déréglé chez
Corbière :
« Toujours le mot net – il n’y a pas un autre artiste en vers, plus dégagé que lui du langage poétique. Chez les plus forts vous pouvez glaner des chevilles, images – soldes poétiques, ici pas une : tout est passé au crible, à l’épreuve de la corde raide. »
Puis viendront, entre autres, égrenés au fil du temps, (brisant ces clichés atterrants qui, oubliant les trois quarts du livre, ne l’entrevoyaient que breton, marin, esseulé et malade) les hommages nets et précis de Huysmans, de Tzara, de Breton (qui lui fera une place dans son Anthologie de l’humour noir), de T.S. Eliot, d’Ezra Pound et de Lovecraft (qui l’évoque en préface de L’Appel de Cthulhu)... De quoi inciter les curieux à se plonger ou à se replonger dans une œuvre unique, celle d’un être qui, se disant « poète en dépit de ses vers », n’a pas fini, loin s’en faut, de trouver, d’émouvoir et de repêcher de nouveaux lecteurs.
« Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... - Horreur ! -
… Il chante. - Horreur !! Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière...
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre. »
Jean-Luc Steinmetz :
Tristan Corbière, "Une vie à-peu-près", éditions Fayard.