jeudi 13 mai 2021

L'air du soir

Ce n’est pas seulement de fin de vie dont il est ici question mais aussi du quotidien de celles (ce sont en effet la plupart du temps des femmes) qui accompagnent les personnes âgées dans leurs derniers mois, dernières semaines, derniers jours. Pendant vingt ans, de 1988 à 2008, Dominique Picard a dirigé à Paris une association venant en aide à ceux qui, malgré le grand âge, souhaitent terminer leur vie (ou tout au moins rester le plus longtemps possible) chez eux. Elle évoque les différents obstacles qu’il faut surmonter pour que cela se passe au mieux et met en lumière le travail invisible, ingrat, harassant et déstabilisant des intervenants à domicile.

« Ces appartements vétustes sentent la pharmacie et la poussière, de grands salons, mais des cuisines et des salles de bain exiguës, des équipements fissurés, qui favorisent des écoulements. Des fauteuils et des divans, on voit les péniches sur la Seine, la Tour Eiffel ou le dôme de l’Hôtel des Invalides. »

Il y a l’ancien juge, la photographe, le conseiller d’état, l’antiquaire, le retraité de Gaz de France, le peintre, la morphinomane, celle qui fut miss Allier, celui qui connaissait Jean Guitton, bien d’autres qui égrènent quelques souvenirs de leur vie d’antan ou qui ne s’en rappellent tout simplement plus. Il y a les doux, les odieux, les racistes, les amoureux, les irascibles, les élégants raffinés, les petits bourgeois autoritaires et près d’eux, dans leur appartement de gens plutôt aisés, les salariés de l’association qui passent des heures, jour et nuit, au chevet de ces êtres en bout de course.

« J’explique le métier, les aides à domicile, des femmes, près de deux cents maintenant venues d’Afrique : Cameroun, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Togo, Maroc, Algérie, Tunisie mais aussi de Colombie, d’Iran, du Liban, de Roumanie, de Pologne, plusieurs, parfois, chez une même personne, la guerre entre elles quand la mort est là avec les esprits mal intentionnés qui viennent perturber les vivants, et les sorts. Dans mon bureau, on raconte ces dieux qui font souffrir, on pleure, j’écoute. Les décès, sept, huit, tous les mois. »

Outre l’immersion au sein de l’association, l’organisation mise en place, l’appui psychologique, l’investissement humain que nécessite ce travail de l’ombre et les frottements des différentes cultures – qui appréhendent la mort différemment –, la force du livre de Dominique Picard réside dans la parole donnée aux femmes qui assistent ces vieilles personnes, les voyant s’’étioler, s’éteindre et les accompagnant jusqu’au bout.

Kayi
« Même si ce n’est pas la même culture, ni la même langue, on parle le même langage humain. On ne voit pas la couleur des yeux ni celle de la peau, on ressent. »

Nadia
« L’accompagnement, c’est une qualité de présence, ce qui fait la différence. On travaille dans une dynamique de mort mentale, ça devient une politique de récession, donc de mort. Il faut faire connaître notre métier et qu’il soit mieux payé. »

Jasmine
« Je ne fais plus cas au racisme, j’ai dépassé ce stade. J’aimais ses sourires qu’il me donnait sans se forcer. Il disait "nègre" et à Bichat, il n’a eu que ça. »

Sadia
« Les bourgeois, ils n’ont pas d’affection, ils n’ont pas le temps. »

Nicole
« Je l’aide et elle me répare. »

Asmaa
« La mort on y va tous, c’est comme un chat qu’on caresse, il faut l’apprivoiser. »

Ces dizaines de témoignages, qui croisent le fil narratif adopté par Dominique Picard, – à travers lequel elle donne du mouvement, de la vie et parfois même de la légèreté à un sujet pour le moins délicat – ouvrent de précieux espaces à la réflexion. On entre, concrètement, dans un monde peu connu en suivant celles et ceux qui nous parlent avec simplicité de leur travail près de ces êtres arrivés au soir de leur vie.

 Dominique Picard : L'air du soir, éditions Le Bel été.

mardi 4 mai 2021

Quel tissus se déchire ?

James Sacré a déjà consacré deux recueils de poèmes à la mémoire de son père décédé qui revient, périodiquement, lui rendre visite. À ces deux ensembles, qui sont ici repris, s’en ajoute un troisième, inédit, où celui qui est parti il y a maintenant une bonne vingtaine d’années réapparaît à nouveau, la plupart du temps lors d’un déplacement du poète. Celui-ci est souvent seul, dans un train ou dans une chambre d’hôtel, ou arpentant les rues d’une ville qu’il connaît peu ou pas du tout, en France ou au Maroc, en Italie, aux États-Unis (où il a longtemps vécu) et tout à coup le père est là, un peu de sa présence arrive, à cause d’un visage qui lui ressemble, d’un geste qui lui était familier, d’un paysan taciturne qui travaille sa terre comme il le faisait naguère, ou à cause d’un paysage qu’il n’aura jamais vu mais qui lui aurait sans doute plu.

« Isolina, quatre-vingt-quinze ans,
Elle continue des gestes que tu as faits
Jusqu’à cette foutue hospitalisation, toi aussi
Joignant les quatre-vingt-dix ans.
La voilà marchant dans la raise de terre noire
À la main une pomme de terre qu’elle y va mettre
Un seau tenu par l’autre. Chez nous
C’était des baquets, toi qui les fabriquais parfois. »

Le père – ou sa figure – vient aussi quand quelqu’un qui lui était proche part le rejoindre. Ce peut être le voisin Gustave, l’oncle Ernest, la mère bien sûr (« ce matin maman s’en est allée »), d’autres de la famille ou de la contrée qui, le temps d’un poème, nimbent d’un peu de nostalgie un présent qui s’écrira désormais sans eux.

« Autant de prénoms qui ne sont plus que des mots, c’est comme
À l’oreille de mon souvenir qui n’entend plus très bien
La musique d’un village qui n’existe plus. »

Partout où il va, James Sacré peut, subrepticement, susciter la présence de son père et s’il parvient à le saisir ainsi, par bribes, réussissant au fil des poèmes, qui couvrent deux décennies, à dresser son portrait, c’est parce qu’il a constamment l’esprit en alerte. Ce faisant, il offre une belle existence posthume à celui qui est à l’origine de la sienne.

« Plusieurs fois durant ce voyage au fin fond de l’Italie
Des gestes de toi me sont revenus.
C’est à cause de cartouches vides trouvées en divers endroits
Des cartouches à tige en plastique alors que les tiennes étaient en carton
Mais quelque chose de semblable dans leurs couleurs
Et j’imagine que ces chasseurs des Pouilles, peut-être aussi paysans
Dans la contrée de pierre et d’oliviers qu’est la région,
Avaient comme toi préparé (mesurer la dosette de poudre, choisir un calibre de plomb)
Préparé leurs cartouches sur la table de la cuisine après un repas du soir. »

Il tient, sans le vouloir, une sorte de carnet de route où, apparaît, en creux, un autre portrait : le sien, celui d’un homme qui n’a de cesse de découvrir, de rencontrer, d’écouter les autres, de sentir à leur contact vibrer des fragments de son histoire. L’ensemble, très ample, est évidemment soutenue par l’écriture de James Sacré, sa précision, sa subtilité, ses sinuosités qui emportent, ses questionnements (que l’on retrouve dans le titre comme dans de nombreux autres poèmes qui se terminent par un point d’interrogation) et son attention aux paysages qu’il décrit, tel un peintre, avec justesse, en quelques traits, quelques vers concrets que le lecteur visualise aisément.

 James Sacré : Quel tissu se déchire ?, éditions Tarabuste.

 

James Sacré s’associe régulièrement avec des peintres pour concevoir des livres à quatre mains. Celui qu’il vient de réaliser avec Raphaël Segura a pour titre Les arbres aussi sont du silence. L’ouvrage, très réussi, contient de nombreuses encres de chine qui font naître plusieurs suites de poèmes.

« Un jour quelqu’un dessine des troncs et branches d’arbres nus. À cause peut-être d’une rencontre avec de vrais arbres. Mais rencontre aussi avec un papier fait à partir de l’écorce d’une variété de mûriers cultivée à Madagascar.
Puis rencontre avec des poèmes : les dessins font penser et rêver, donnent des mots qui en appellent d’autres. »

James Sacré / Raphaël Segura : Les arbres sont aussi du silence, éditions Voix d'encre.


samedi 24 avril 2021

Selfie lent

De mars 2016 à octobre 2017, Armand Dupuy a tenu une sorte de journal-poème qui prend ses aises avec le genre et sans doute aussi plaisir à s’en démarquer. Le titre qu’il donne à ce texte hybride, Selfie lent, est plutôt judicieux. Il y a en effet élaboration, lente, d’un autoportrait, non pas photographique mais écrit, celui d’un homme, peintre et poète, qui note ce qu’est son quotidien, ce que son regard capte, ce qui résonne en lui en procédant par collages successifs, de façon chronologique. Chaque jour (ou presque), quelque soit l’heure (précisée dans le texte), apporte sa touche au travail en cours. Cela durera un an et demi et aboutira à un ensemble nerveux, d’un seul tenant, les virgules marquant le tempo, qui court sur quatre-vingt pages très intenses.

« vingt-quatre avril, vingt heures dix-neuf, journée mangée
sans trace, un clou dans la main me dévisage, les semaines
claquent sans dire et me chassent, vingt-cinq avril, six
heures dix-neuf, à la fenêtre, passages rapides qu’on ne
sent plus, ciel bas plombe les branches, le bleu, les tôles
du Bon relais, cafetière vidée m’agace, sept heures
quarante-et-une, on dévale un degré, verts et blancs
soulevés moussent encore aux branches, le printemps
n’en finit de pousser pétales, paillettes et de toutes
petites sagaies, des fleurs ébouriffées par les passages »

Le temps s’égrène, ponctué d’instantanés que l’auteur happe au passage. Tous nourrissent un texte qui a également à voir avec sa façon de travailler dans l’atelier, patiemment, souffle tendu, le corps en alerte, face au blanc, au silence, à la toile. Il cadre un paysage, le décrit précisément, y ajoute ce qui bouge dedans, s’y inclut s’il le faut. Il ne recherche pas l’exceptionnel, c’est, au contraire, ce qui tient de l’ordinaire des jours (ses habitudes : se lever avant l’aube, aller s’approvisionner en bois, allumer le feu, regarder ce qui se passe au dehors, se mettre en route, s’activer jusqu’au soir) qui l’intéresse. Ces faits, apparemment anodins, se répètent, se renouvellent et s’emboîtent à d’autres, plus irréguliers. Parallèlement, s’ouvrent en lui des questionnements et des réflexions, nées en lecture d’un poète ou devant l’œuvre d’un peintre. Tout est collecté. Tout est bon (et probablement nécessaire) pour une mise à l’épreuve permanente de ce qu’il nomme ses « tentations de poète », tout, et surtout l’usage de la langue sur laquelle il travaille sans relâche, tirant ses vers au cordeau.

« H.L. se rappelle son fils porté dans un sac de toile bleue
("Le sac bleu sauve le sinistre retour bredouille")
comme si sa mémoire dans la mienne m’était sac à charrier
le bois, soir et matin, battant mon fémur sous les chairs
et les tissus, même battant tout court, frappant la cuisse
comme flatter l’encolure, comme s’il ne servait qu’à battre
et penser ce sac, et mes jambes, soudain mes jambes
deviennent membres ardents de la peinture mentale à présent »

Armand Dupuy déplie (mais resserre aussi) son texte au fil des jours et des mois. Il lui procure nervosité et densité, l’une étant due au rythme saccadé qui se met rapidement en place et l’autre à la multitude d’éléments de toutes sortes qui servent de matériau à l’ensemble. On le sent toujours en mouvement, curieux, étonné, actif du matin (très tôt) au soir (très tard), bien entouré, se déplaçant régulièrement, balayant du regard ce qui l’attire, rattrapé parfois même de nuit par des rêves qu’il lui faut, au réveil, filtrer et ciseler au plus juste pour les insérer dans son poème dynamique.

Armand Dupuy : Selfie lent, suivi de radiographies de Claire Combelles, éditions Faï fioc.

 

jeudi 15 avril 2021

Tétralogie des oiseaux de halage

C’est en observateur avisé et en poète attentif à son environnement immédiat que Marc Le Gros s’exprime dans sa Tétralogie des oiseaux du halage. Il s’est attelé à l’écriture de cet ouvrage dès 1989 et si chaque section du livre, qui en comporte quatre, a précédemment vu le jour dans des éditions à tirages limités, l’idée initiale était bien de regrouper en un seul volume les poèmes écrits en regardant vivre, à proximité de chez lui, à Quimper, sur les bords de l’Odet, les oiseaux qui accaparaient alors sa pensée.

Ils sont quatre, différents et familiers, qui apprécient le contact avec la terre ferme sans pour autant négliger les escapades qui les poussent à fendre l’air pour changer régulièrement de place. Il y a le corbeau, l’aigrette, le cormoran et le héron gris. Marc Le Gros les présente à tour de rôle en débutant par celui qu’il considère comme « un personnage réel », ce qu’il est assurément. Il se prénomme Gérard. C’est un authentique "grand corbeau". Il l’a reçu en cadeau et a vécu d’intenses moments de complicité en sa compagnie.

« Tu as pris l’habitude
De sauter
Sur mon épaule de faire
Le geste d’aiguiser le bec à mes cheveux
Juste derrière l’oreille
J’écoute au fond de toi très loin
Des bruits anciens des
Notes de jeunes noyés qu’on remue
Comme un pauvre sac à musique qu’on
Ressasse touillant longtemps falaise
Et vases et ces paquets tremblants de
Mousse sale que la vague abandonne
Au plus haut des rochers »

Paysage aux neuf corbeaux, la suite de poèmes qui ouvre le livre, dédié à celui qui doit son prénom à Nerval, plonge le lecteur dans un monde subtil et vivant où chaque détail compte. Sitôt terminé cette section, Marc Le Gros raconte, dans un beau texte en prose, l’histoire de l’animal, "le crâne enfoncé dans son caban de nuit", qui fut arraché aux falaises du Conquet alors qu’il n’était encore que oisillon, et auquel il se devait, après l’avoir nourri et hébergé durant deux mois, de rendre son bien le plus précieux : la liberté.

« Un peu maladroit d’abord, et même franchement grotesque alors qu’il sautillait en se dandinant parmi les fleurs, il prit vite ses premiers envols, un peu aidé, avouons-le, car je dois dire que devant son peu d’allant, son peu de goût pour l’aventure et les joies du grand dehors, j’avais dû le lancer, exactement comme on fait d’un javelot de trait ou encore de cette manière dont on jetait autrefois les avions de papier qu’on découpait dans le journal. »

Vient ensuite l’aigrette. Il la fixe, suit son manège, ses mouvements délicats, la regarde fouiller dans l’eau, parfois dans la vase, tout étonné de surprendre sa légèreté naturelle, sa façon de toucher à peine le sol mouvant et l’application qu’elle met à garder son plumage étonnamment blanc.

« L’aigrette ne chante pas
son cri ne lui ressemble pas
rauque mat
tout l’envers du décor
c’est un très vieux pays traversé
d’impatiences
une mémoire trouée de gares mortes
et de maisons d’arrêt »

Marc Le Gros, requis par ses longues observations, n’en éprouve pas moins le besoin de bouger intérieurement, de se réserver une escapade de temps en temps. Les oiseaux, qui ont le don d’ouvrir sa mémoire, l’aident, à l’occasion, à satisfaire son désir de mobilité. Le héron gris qui soulève lentement ses ailes au moment de prendre son envol l’embarque ainsi au quart de tour.

« C’est incroyable
La lune chaque fois passe dans l’œil de l’oiseau
Et nos signes à nouveau sont à vif
Nos sangs sont comme les petits vins de Crète
Pleins de lumière
Et la nuit même ne se referme pas tout à fait »

Le cormoran, autre invité du halage, l’attire tout particulièrement. C’est un expert en mets délicats. Il fouille sans relâche. Il joue au ventriloque près des berges, ce qui n’échappe pas au guetteur discret qui connaît ses habitudes, son habitat préféré, son cri de ralliement, la précision de son bec, la profondeur de son gosier, la force de propulsion de ses ailes. Il le respecte et lui réserve, comme aux autres volatiles qu’il met en scène, en mots et en poèmes, quelques pages de ce livre précieux et fascinant où chacun des intervenants, chaque oiseau saisi en situation, a également droit à son portrait peint par Vonnick Caroff.

 Marc Le Gros : Tétralogie des oiseaux du halage, peintures de Vonnick Caroff, EST (Samuel Tastet Éditeur).

dimanche 4 avril 2021

Finir les restes

Il aurait aimé les voir vieillir encore, les accompagner dans leur grand âge mais la mort, implacable, en a décidé autrement, les emportant l’un après l’autre, à peu près de la même façon, le père, la mère, le laissant démuni, orphelin sur le tard, avec ses mots, ses lectures, ses réflexions pour continuer sans eux.

« Il n’y a pas eu de colère, se dit l’orphelin. Pas tout de suite.
D’abord une sorte de nudité. Car ce que m’ont légué les miens en disparaissant, c’est avant tout ma propre mort. »

C’est un cheminement jalonné de moments contrastés, ceux, plutôt réconfortants, qui le ramènent à son enfance côtoyant ceux, douloureux, qui lui rappellent la souffrance et la maladie que les siens ont enduré avant de mourir, qu’entreprend ici Frédéric Fiolof. Il le fait en progressant pas à pas, presque en aveugle, en s’interrogeant et en questionnant les autres.

« Je fais beaucoup de bruit, mes morts, avec tout ça. Je fais beaucoup de bruit ces derniers temps, avec ce grand trou que vous avez laissé en moi. »

Il ne s’agit pas pour lui de "faire" son deuil. D’autant que c’est plutôt celui-ci qui, désormais, le guide et le façonne. Il lui faut vivre avec. Et, à défaut de combler un vide, s’en accommoder. Il procède par étapes. D’abord comprendre ce qui lui arrive et l’écrire en ne sachant trop vers où aller mais y aller tout de même, se lâcher, dérouler ses pensées, noter ses sentiments (la colère succédant à la sidération), chercher à conjurer la mort, convoquer quelques auteurs, voir comment ils s’y sont pris pour naviguer sans dommages dans "cette zone de disparition". Il se remémore, pêle-mêle, une scène de La chambre du fils de Nanni Moretti, une séquence du livre L’or des rivières du poète Nimrod se rendant sur la tombe de son père au nord du Tchad, le silence d’Albert Camus devant la sépulture de son jeune père à Saint-Brieuc. Il se repasse des citations de Kafka, de Barthes, de Stendhal, de Rouaud, de Bobin, bercé par le roulement lancinant d’un train qui le mène de Paris à Nîmes. Il voyage en compagnie de l’urne rouge dans laquelle se trouvent les cendres de son père.

« Lorsqu’il arrive en gare, l’homme en colère sent sa gorge et ses poings se serrer. Il n’y a personne sur le quai de la gare. Il devait s’y attendre, pourtant. On ne peut pas être à la fois dans une urne funéraire et sur le quai de la gare de Nîmes. »

Ayant pris place à l’arrière d’un taxi, il poursuit sa route vers le village. En chemin, il glisse le long des vignes rases, dompte sa colère, modère ses plaintes, pense à sa mère. Qui, ayant passer sa vie à nourrir les autres, disait qu’il fallait toujours finir les restes, ne rien gaspiller, songer à ceux qui meurent de faim. Des fragments épars reviennent en désordre. Des voix à l’accent méridional se font entendre entre les pages. Signe que les disparus ne le sont pas totalement. Ils sont là, en pointillés, fragiles et présents, avec leur vie, leur mort, leurs peurs, leurs souvenirs finement entremêlés au cœur d’un récit nerveux et poignant qui leur est offert et qui n’existerait pas sans eux.

Frédéric Fiolof : Finir les restes, Quidam éditeur.

 

vendredi 26 mars 2021

La boîte à écriture

On appelait boîte marine le coffret dans lequel les marins rangeaient autrefois les objets précieux et les carnets qu’ils emportaient avec eux à bord. La boîte dont il est ici question est l’une d’entre elles. Elle est passée entre de nombreuses mains et a été achetée par le narrateur dans un restaurant de Budva en 1998. C’est le contenu de ce bel objet en acajou – pesant environ quatre kilos (« autant qu’un petit chien », avait précisé le vendeur) – qu’il se propose de répertorier. Dedans, au hasard des tiroirs et des compartiments, il découvre divers documents qui aident à connaître l’identité et l’itinéraire des personnes qui ont précédemment possédé la boîte.

« Au moment où la boîte à écriture s’est retrouvée entre mes mains, elle n’était pas vide. Elle contenait divers objets sans grande valeur qui appartenaient en partie à son premier propriétaire au dix-neuvième siècle, et en partie, de toute évidence, à celui qui l’avait emportée au large vers la fin du vingtième siècle. »

C’est la vie de ce dernier qu’il va mettre à jour. Mais il lui faut, auparavant, extraire toutes les pièces de leur cache étanche et les relier les unes aux autres. Il y a là quarante-huit cartes postales, un manuscrit de Paris enveloppé dans une bande dessinée anglaise, une bande magnétique, cinquante-trois pages arrachées d’un livre, une photographie, un journal de bord et quelques autres documents où apparaissent de plus en plus clairement les protagonistes d’une histoire qui, en plus de les lier intimement, les fait voyager dans une Europe qui ne se porte pas au mieux.

« Chaque fois que l’Europe tombe malade, elle cherche à soigner les Balkans. »

Le couple qui se déplace dans le livre, construit de main de maître par Milorad Pavić (1928-2009), l’auteur du célèbre Dictionnaire Khazar, circule entre Paris et Kotor avec escale à Budapest, Salonique ou Trieste en passant par la Yougoslavie en guerre. En chaque lieu de villégiature se déroule une histoire apparemment autonome avec, sur le devant de la scène, l’un ou l’autre des deux personnages principaux. Peu à peu, la boîte à écriture infuse sa magie. Elle regorge de malices, d’aventures entraînantes, d’odeurs enivrantes, de jeux, de désirs, de duels amoureux. C’est ce que son détenteur découvre au fil de ses investigations. Tous les documents qu’il consulte s’emboîtent et finissent par former bloc.

Le livre conçu par Le Nouvel Attila est un objet superbe. Ses variations de couleurs et de caractères et sa judicieuse mise en page s’adaptent parfaitement aux différents registres d’écriture que déploie, avec une assurance tranquille, et non sans humour, le fabuleux inventeur (et raconteur) d’histoires qu’était Milorad Pavić.

 Milorad Pavić : La boîte à écriture, traduit du serbe par Maria Bejanovska, Le Nouvel Attila.

lundi 15 mars 2021

Une ronde de nuit

Contraint, à cause d’une panne de voiture, de passer la nuit dans une ville qu’il voulait à tout prix éviter, parce qu’il l’avait trop arpentée, qu’il y avait effectué ses études, vingt-cinq ans plus tôt et qu’elle ne lui laissait pas de très bons souvenirs, le narrateur, en quête d’une chambre d’hôtel puis d’un restaurant, croise en route quelques fantômes avant de rencontrer un étudiant aux Beaux-Arts en qui il reconnaît, étrangement, celui qu’il était jadis.

« Je me demande au passage si je ne serais pas doté d’un télescope intégré, car à présent je distingue mieux ses yeux (…) dont je réalise que tout comme moi il les a étroits et enfoncés (et ce détail, loin d’être anodin, achève de me convaincre que c’est bien moi). »

D’autres détails, dans la physionomie, les gestes et la façon d’être de celui qui dîne seul à quelques tables de la sienne, aimantent son regard. Cela attise l’attention de l’autre. Qui prend l’initiative de le rejoindre et de se présenter. Il s’appelle Simon et, malgré son jeune âge, porte lui aussi quelques blessures qui ne sont pas encore cicatrisées mais qui le seront peut-être s’il parvient enfin à les partager. Tous deux, sitôt le repas terminé, sillonnent les rues et entreprennent une balade. Après une brève incursion dans la cathédrale, ils changent de registre et s’engouffrent dans une cave bien animée qu’ils ne quitteront qu’à la fermeture pour se diriger vers le fleuve.

« On s’est arrêté au milieu du pont afin d’admirer les reflets des réverbères et leurs tremblantes verticales en formes de tuyaux d’orgues quand il me demande si je connais les casemates du Bois d’Argent, d’autant que la plus proche se trouve à moins d’une demi-heure de marche. »

Le narrateur se souvient en silence de ses années de jeunesse tandis que son compagnon s’exprime en privilégiant les monologues. La nuit leur insuffle une sorte de mélancolie teintée de regrets. L’un et l’autre se remémorent des faits peu flatteurs pour leur amour propre. Le plus jeune n’a pas matière à longuement ruminer alors que son compagnon de hasard, embarqué dans une déambulation qu’il ne maîtrise pas, va voir s’ouvrir, au bout de la nuit, une route étroite sur laquelle il pourra peut-être cheminer plus sereinement, en commençant par se rabibocher avec un ami nommé Berg. Qui s’est suicidé ici, en se jetant dans le fleuve. Et qui s’invite, du fond de sa mort, à la mystérieuse promenade.

« Sa mort a produit en moi l’effet d’une déflagration, dont j’ai commencé par le rendre entièrement responsable. Car bien sûr c’était par vice, c’était pour de mauvaises raisons qu’il agissait ainsi. Tel un enfant capricieux il jouait avec sa vie comme avec un jouet auquel il aurait brusquement cessé de trouver le moindre attrait, un objet déchu tout juste bon à jeter. »

Raymond Penblanc ancre son roman dans le monde fascinant de la nuit urbaine et tamisée. Il avance entre ombre et lumière, entre rêve et réalité, entre passé et présent, y associant de temps à autre ceux (poètes et peintres) qui, avant lui, ont arpenté ces territoires propices au dédoublement, à l’onirisme et aux rencontres imprévues. Affleurent, dans la tiédeur floue de la nuit, situations et états d’âme qu’il développe à coups de phrases amples et sinueuses, créant une ambiance particulière (enivrante et prenante) avec, embusqués sur le chemin de ronde emprunté par les deux esseulés, quelques esprits malins experts en souvenirs cinglants.

 Raymond Penblanc : Une ronde de nuit, éditions Le Réalgar.

dimanche 7 mars 2021

La Verrerie

Roman publié en 1975, juste après la chute de la dictature des colonels, et écrit entre 1971 et 1974, autrement dit pendant ces années sombres qui ont durablement marqué l’histoire du pays, La Verrerie est devenu un classique de la littérature grecque. Comme toujours avec Mènis Koumandarèas – dont trois ouvrages ont précédemment été publiés chez Quidam – c’est à travers l’itinéraire de ses personnages que s’impriment, discrètement, l’époque et la réalité sociale qui est la leur. Il lui faut peu de phrases pour décrire une ville, en délimiter un lieu, ici un quartier pauvre d’Athènes, cerné par les fumées d’une usine à gaz, où est située La Verrerie, maison spécialisée dans les luminaires, que Bèba Tandès a hérité de son père et qu’elle essaie de maintenir à flot. Elle le fait en compagnie de son mari (de plus en plus dépressif) et de deux acolytes (un gros, un maigre) totalement incompétents mais dévoués et volontaires.

« Vassos et Spyros étaient tous les deux célibataires et voisins de palier dans un immeuble de Néa Smyrni où ils occupaient deux studios en vis-à-vis. Le couple Tandès les aidait en les faisant voyager en province comme représentants. Ils faisaient des tournées à Patras, à Volos et à Thessalonique, trimbalant avec eux leurs valises défoncées, fermées avec de la ficelle. »

De ce quatuor apparemment mal assorti mais très lié, se détache rapidement la personnalité de Bèba. Plus jeune, elle fut une militante communiste très active, issue d’une famille liée à la résistance. Vingt ans plus tard, après un mariage sans enfant, avec un mari introverti dont la famille penche à droite, sa détermination est encore là mais ses espoirs d’une vie meilleure, dans une société qui le serait tout autant, se sont effrités à l’épreuve des faits. Elle se bat pourtant. Avec ses armes : sa fougue, son culot, sa générosité et ses convictions intactes. S’il lui arrive de perdre pied, ce n’est que par instinct de survie, pour que son corps vive, pour que ses rêves ne se fanent pas définitivement, pour se requinquer et trouver assez d’énergie pour repartir de plus belle. C’est son portrait, celui d’une femme forte, déterminée, pétrie d’humanité, prenant en compte la complexité de l’époque – contrairement aux trois autres protagonistes, relégués dans un passé plus ou moins fantasmé – qui illumine ce roman. Elle n’abdique jamais. Répare quand il le faut. Et poursuivra sa route jusqu’au bout, bien après la mort de son mari.

« Il lui semblait que son mari n’était pas vraiment mort et qu’il allait apparaître, d’un moment à l’autre, dans son costume demi-saison à fines rayures, maladroit comme un adolescent et avec un sourire qui effaçait toutes les rides autour de sa bouche. »

Koumandarèas, qui sillonne Athènes, sa ville natale, en nommant des rues et des lieux qui lui sont chers, éprouve une sympathie presque naturelle envers les personnages qu’il crée, et ce quelque soit leur attitude. Les êtres dont il retrace le parcours ne sont pas des héros. Il ressemble à tout un chacun. Trois d’entre eux appréhendent d’ailleurs le présent comme ils peuvent, avec leurs manques, leur peur, leur naïveté, leur torpeur et leur envie de passer inaperçus. Bèba, qui pourrait s’en agacer, ne leur jette jamais la pierre. Et le romancier encore moins. Un subtil réalisme social, vif et désenchanté, décliné à bas bruit et, par là même, extrêmement efficace, traverse La Verrerie.

Mènis Koumandarèas : La Verrerie, traduit du grec par Marcel Durand, Quidam éditeur

mercredi 24 février 2021

Terra incognita / Controverses de nulle part

Le nom de Kristian Keginer, quand il est cité, est la plupart du temps associé à la revue "Bretagnes" (1975-1979) dont il fut, avec Paol Keineg et quelques autres, l’un des créateurs. S’il fut effectivement très actif au sein de cette publication littéraire et politique, qui ouvrait grand les portes aux débats, aux voix nouvelles, d’ici ou d’ailleurs, faisant souffler des vents porteurs et dépoussiérants, il ne faut pourtant pas oublier (comme le font si souvent les – très plombants – faiseurs d’anthologies récentes) le poète Keginer.

Son premier livre, Un dépaysement, paraît en 1972 aux éditions P.J. Oswald. Il a alors vingt ans. Les poèmes qui composent cet ensemble ont été écrits durant les deux années précédentes. D’emblée, s’y révèle une voix singulière, nerveuse, virulente, aimant se frotter aux éléments, aux paysages, à leur rudesse, à l’écorce, à l’os, à la pierre. Une voix engagée, vindicative, subversive, ancrée dans un territoire chargé d’histoire. Une voix également dé-paysée puisque la langue parlée et écrite n’est plus celle des parents, grands-parents et ancêtres encore plus lointains.

« Ar ger ! Non pas guerre
Mais la maison !
Mon nom sans q ni u mais k,
C’est Keginer, c’est à dire
Traduit au travers de ces vers
En français cuisinier, et c’est ainsi
Que je le dis aussi simplement
Que si
J’étais un vrai cuisinier. »

Un autre titre suivra, Terra incognita (éditions Bretagnes), en 1979, où l’on renoue, dès l’entame du livre, avec cette poésie puissante, tonique, prenante, qui bouge, qui ferraille, qui se frotte aux aspérités du territoire, qui déconstruit le parler beau, qui emprunte à d’autres langues, qui se nourrit de celles de poètes lus et aimés, qui travaille sur les syllabes, sur la phonétique, sur les sonorités et qui vient de loin.

« Le soc écrit l’histoire du sol
Et forêt, rivière, ciel, mer
Taisent leurs noms
Non pas dicibles par toi, lingua francisca.
Démarre, nef du désir machinal, noire machine sans détresse,
Lâche l’amarre des terres, laisse
Rompre les talus.
Parle du paysage en langue claire
Puisque nous voici au-dedans de lui. »

Ensuite, à peine entrecoupé par quelques interventions ponctuelles, s’installe un très long silence. Qui va se prolonger pendant quarante ans et que la publication de Controverses de nulle part vient aujourd’hui rompre. Les éditions Les Hauts-fonds publient en cette occasion, sous une forme nouvelle, un volume, (Terra incognita et autres textes) qui réunit des poèmes qui étaient devenus introuvables et qui n’ont rien perdus de leur fraîcheur et de leur mordant.

Pénétrer dans Controverses de nulle part, c’est reprendre contact avec Kristian Keginer de la plus belle des manières. On s’aperçoit assez vite que le silence qu’il s’était imposé n’était qu’apparent. Il ne publiait plus mais il continuait de tenir, d’une main ferme, le fil de son écriture. Il n’a jamais vraiment cessé d’explorer, de rechercher, de travailler cette matière brute qu’il a à disposition et qui ne demande qu’à être ciseler.

« Il y a les pays, langues, littératures : moins entités ou phénomènes historiques qu’instruments de recherche et de perception d’un autre, nôtre, non autre, monde ».

C’est de là que vient – et s’ouvre et se déploie – la poésie de Kristian Keginer. Elle s’est affermie. Elle reste rageuse, se fait plus concise, plus moqueuse aussi, moins en prise avec l’élan militant d’autrefois. Elle dit ce qu’elle doit aux autres, et en premier lieu à Tristan Corbière, qui a ouvert un chemin sur lequel, bizarrement, peu de poètes ont osé s’engager. Lui, si, qui sait combien la langue, à force d’être lissée et toilettée, peut perdre ses spécificités et se momifier. Il a conscience qu’il faut la tordre pour en extraire son jus, la bouturer pour la revivifier. C’est un corps vivant. Elle remue, se transforme, s’avère dynamique et le poète se doit de suivre – parfois même d’’anticiper – ses incessants mouvements. C’est ce qu’il fait.

À défaut de s’exprimer en une langue maternelle qu’on ne lui a pas transmise, il s’en invente une autre. Qu’il construit patiemment, à partir de ses lectures, de textes anciens, de fragments traduits. Et en puisant dans sa mémoire linguistique. Qui, reliée au collectif, émet régulièrement des signes de présence, tout comme le fait le membre absent quand il s’invite dans le cerveau de l’amputé. Cela lui est d’autant plus naturel que son environnement immédiat (en baie de Morlaix, dans le Finistère Nord) est propice à ces remémorations salvatrices.

« Ce savoir de moi
autrui l’a pareil
le savoir pareil d’autrui
que je suis moi aussi
mais que moi pas un autre
nous les avons ces savoirs
nous lui et moi vous
et moi toi et moi nous autres »

Il n’est pas rare de croiser au fil des pages de Controverses de nulle part quelques uns de ceux dont Kristian Keginer apprécie tout particulièrement le compagnonnage. Ainsi Joyce, Beckett, Keineg sont quelques uns de ceux qui l’aident à percevoir, à défricher ce monde, présent, à portée de poèmes. Qui est réellement le sien, unique et remarquable. Et que l’on découvre dans ces deux livres.

 Kristian Keginer : Terra incognita et autres poèmes (116 pages) / Controverses de nulle part (120 pages), éditions Les Hauts-Fonds.

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mardi 16 février 2021

L’œuvre de chair

Bonne nouvelle : L’œuvre de chair, livre que Lionel Bourg a consacré à la peinture et à la vie de Paul Rebeyrolle, qui était épuisé depuis longtemps, est réédité par les éditions Fario. Ci-dessous, la note de lecture que j'avais consacrée en 2006 à la première édition.

Paul Rebeyrolle a souvent parlé de son premier contact avec ce qu’il nommait « un vrai tableau ». Cela se fit un peu par hasard, en 1944, boulevard Raspail, quand il fut attiré, passant devant la devanture d’un marchand de tableaux, par un Rouault exposé en vitrine... D’autres rencontres, lui permettant de voir « la grande peinture lui arriver en plein dessus, d’un coup », vont dès lors se succéder, en accéléré. Il y aura, outre Soutine et sa force brute, la découverte, dans le désordre, de chocs nommés Rubens, Delacroix, Courbet, Rembrandt...

De ces secousses, Rebeyrolle aime en ramasser les éclats. Il les loge dans son corps. Les frotte à sa propre histoire, à son présent, à ses paysages familiers - tout particulièrement à ceux d’Eymoutiers (en haute-Vienne) où il est né en 1926 - qui ne cessent de le nourrir. C’est ce cheminement - ouvrant sur la secrète alchimie qui en sort, faite d’énergie, de révolte, de hargne et de violence - que Lionel Bourg interroge et restitue avec fougue dans L’œuvre de chair.

« On ne se délecte pas de la peinture de Paul Rebeyrolle. Récusant toute posture, tout voyeurisme, toute contemplation sereine ou détachée des tableaux dont elle s’affranchit afin de plus énergiquement les investir, son impétuosité ruine les prétentions du spectateur. C’est que la regarder ne suffit pas. Qu’elle exige davantage. Plonge quiconque s’y confronte au sein de ses turbulences. »

Il suit cet homme, dont l’œuvre « s’insurge, s’enivre et jouit, s’arc-boute, dénonce », avec entrain et connivence. Ses phrases pivotantes s’intègrent aisément à « cet univers d’étreintes et de clameurs, de cris, d’œdèmes ou de tripailles jetées sur la toile » par le peintre pendant plus de cinquante ans.

Lionel Bourg s’affirme, par bien des côtés, proche de celui qu’il salue ici. Il y a dans sa façon d’écrire, dans son appétit de vivre, dans sa soif d’en découdre (et de se colleter le présent sans que le moindre compromis ne soit de mise) des affinités qui ne trompent pas... Il faut du souffle et de la puissance (il en a) pour suivre le peintre de série en série, de Guérilleros en Prisonniers en passant par Faillite de la science bourgeoise, pour le décrire au travail, en sueur près de ses Sangliers, de ses Nus, de ses Paysages, aux prises avec cette vitalité sauvage et primitive qui l’aura portée toute sa vie.

Rebeyrolle est mort dans son atelier en février 2005. Ce livre est bien plus qu’un hommage. C’est une incitation à aller à la rencontre de l’un des artistes majeurs, l’un des plus solitaires, de la seconde moitié du vingtième siècle.

Depuis 1995, un espace permanent est  consacré à ses œuvres, à Eymoutiers, au bord du ruisseau Planchemouton, là où ses cendres ont été dispersées.

Lionel Bourg : Paul Rebeyrolle, L'œuvre de chair, éditions Fario.

En fin 2020, Lionel Bourg a publié Victor Hugo, bien sûr. A lire, à découvrir. C'est aux éditions Le Réalgar.


vendredi 12 février 2021

Et puis prendre l'air

L’homme, dès l’origine, est un être du dehors. Il l’est resté mais différemment, aimant sa tanière au point de se faire souvent violence pour en sortir, pour prendre l’air en allant voir ce qui se trame en extérieur, ce qu’il en est du petit théâtre quotidien qui s’y produit sans relâche et dont Étienne Faure est l’un des spectateurs assidus. Il en est aussi parfois acteur. Et chroniqueur pointilleux. Rares sont les scènes qui lui échappent. Flâneur des quatre saisons, il lui arrive même de trouver ce qu’il ne cherche pas. Son imaginaire donne facilement corps à l’invisible. Il n’a pas besoin de coller son oreille sur les pavés pour savoir que ceux-ci gardent en mémoire le claquement des sabots des chevaux qui les faisait vibrer il y a un peu plus d’un siècle et n’éprouve pas plus la nécessité d’interroger le banc – autour duquel s’organise (soit dit en passant) une vraie vie sociale – pour deviner qu’il garde en lui des traces du temps où il était arbre.

« Sous leur peinture les bancs se souviennent qu’ils furent arbres, ressentent dans leurs nœuds les branches de naguère, comme l’estropié la douleur de son bras absent. C’est un peu ça qu’on voit quand la couleur s’écaille : des cercles s’éloignant, crevassés dans la fibre, où parfois les amours au canif se mêlent, des initiales, de la gravure sur bois où tant de fesses s’assoient, mettant les motifs de fleurs et de feuilles imprimés sous presse. »

Ses poèmes en prose, minutieux et malicieux, regorgent de promenades buissonnières. Il arpente les rues et s’arrête pour observer le tableau animé qui se présente à lui. Il le décrit en quelques phrases précises, finement cousues les unes aux autres, laissant apparaître assez de jour pour qu’un esprit volage s’y promène en se sentant en liberté. Quand il n’est pas en ville, c’est qu’il est à l’affût ailleurs, repérant d’autres scènes dans les champs, ou engagé sur des chemins de traverse, ou assis derrière la vitre d’un train, ou debout à la fenêtre d’un hôtel, ou prenant l’air d’un temps révolu en questionnant les murs d’un vieux monastère derrière lesquels prièrent des êtres volontairement confinés.

« Réfectoire, le mot date, on l’emploie comme si c’était le titre d’une histoire, une nouvelle, un roman qui hésiterait entre un austère monastère – celui-ci par exemple, qui sent le salpêtre et la suie –, un internat ou bien la taule carrément. Réfectoire, j’ai dû y manger quelquefois dans ma vie antérieure de moine, y parler sans doute avec moi. Parloir et mâchonnements. »

Parfois, il sort pour entrer. Dans un théâtre, une galerie, pour un cocktail, un vernissage. Il y observe des personnages en représentation qu’il portraiture en pointillés, sans méchanceté, sans mauvais goût. Avant de les abandonner pour retrouver les oiseaux, pour s’adonner à la cueillette des mûres, des noisettes, des noix, loin du brouhaha des villes, loin des motardes qu’il aime également croquer, en un éclair, lors d’un arrêt au feu rouge, juste avant que leur cheval d’acier ne se mette à hennir en se cabrant pour les emporter plus loin.

« Le harnachement des motardes en juin développe un hippisme léger, une occasion de défiler guillerettes en cuir, casque et robe assortis au scooter, fugace monture chromée qui stoppe au feu rouge, une jambe effilée à terre. Nouvelles chasseresses, crinière au vent, les amazones motorisées soudain accélèrent – vert – et filent à toute allure sur le boulevard Diderot puis Voltaire. Hue ! Verve des oiseaux. On dirait la campagne si folâtre au solstice d’été. Herbe et chevaux.

Et puis prendre l’air est un livre vivifiant. Une incitation à la promenade. En douceur, en lisière. En s’arrêtant régulièrement. Pour sentir la vie qui bruisse dans ces décors habités qui se succèdent et s’assemblent, nous invitant à faire retour sur nous-mêmes, sur nos mémoires collectives, sur tout ce qu’elles portent en elles (d’étrange, d’impalpable, d’émotions) et que ravivent la douceur et l’acuité du regard d’Étienne Faure.

 Étienne Faure : Et puis prendre l'air, éditions Gallimard.

vendredi 5 février 2021

Deuxième mille

Depuis de nombreuses années, Patrick Varetz s’est engagé dans un projet poétique de grande ampleur qui lui est dicté par l’impérieux besoin qu’il a d’écrire, de noter, de saisir – à coups de poèmes courts, composés de trois ou quatre tercets – ce qui peut surgir à l’improviste et occuper momentanément sa pensée. Ces poèmes aux vers brefs, répondant à un tempo régulier, faisant parfois songer au blues, reliant les jours les uns aux autres, mis bout à bout n’en forment finalement qu’un.
En 2003, après avoir conçu pendant quatre ans un ensemble qui tient du journal et de l’exploration de soi – mais en s’évertuant à passer par les autres, père, mère, proches, poètes ou écrivains de prédilection – paraissait un Premier mille. Mille poèmes numérotés rejoints aujourd’hui par ce Deuxième mille qui l’aura accompagné pendant sept ans.

« oui tout cela peut paraître
aride ce second mille à la
suite du premier comment

imaginer la fécondité d’un
tel projet disons que nous
traversons une période de

tension les pires craintes
se regroupent le propos se
densifie mais les forces de-

meurent contenues »

Ce qui se dit, se lit dans ce volume tourne autour du matériau autobiographique tout en allant bien au-delà. On y retrouve les thèmes que l’écrivain développe dans ses romans : la présence du père honni, de la mère (décédée) psychologiquement fragile, la colère qui s’empare de lui ou son pendant, la résignation, le ressassement, le sentiment d’imposture qui l’envahit, les multiples esquisses d’un autoportrait en idiot patenté, les voyages vers le soleil, le bleu du ciel et bien sûr la force vitale qu’il faut réactiver et déployer pour tenir le fil de l’écriture. En proie au doute, il ressent une perpétuelle sensation de vide et essaie de la combler (en partie) en donnant corps aux poèmes.

« s’abrutir de mots et
de chaleur avaler re-
cracher les livres tu

entres dans le bleu
entre deux mauvais
rêves l’insomnie se

prolonge tu respires
dans les mots dans
le bleu tu l’épuises l’

après-midi à dormir »

Il n’adopte jamais un ton plaintif mais agit au contraire avec une certaine hargne, désireux d’en découdre avec lui-même, posant le mal-être sur la feuille blanche et appuyant là où ça blesse, là où ça suinte. Il se tutoie, se rudoie et convoque ses compagnons les plus précieux, les mots. Qu’il aiguise, qu’il frotte les uns contre les autres, qu’il assemble avec dextérité. Peu à peu, une rythmique lancinante se met en place. Qui emporte le lecteur, l’aide à sinuer et à se familiariser avec cette étrange construction (véritable work in progress), vivante, monumentale, hautement poétique, ce long mille-pattes qui circule de page en page, conduit par son concepteur.

« comme tout cela est fragile
si l’ambition était un chien
lancé sur tes traces jamais

il ne pourrait te retrouver
tout te traverse y compris
l’affection et rien ne saurait

remplir le vide et le mépris
qui t’habitent oui c’est vrai
que tout cela est fragile »

Patrick Varetz n’est pas seul à bord. Il sait qu’il ne pourrait tenir en solo. Qu’il serait alors en précaire compagnie. L’acte d’écrire passe là encore par les autres. Qui sont triés sur le volet de ses affinités. Et qu’il célèbre en leur consacrant des séries de poèmes. Apparaissent ainsi, au fil de l’écriture, Villon, Mallarmé, Emily Dickinson, Fanny Chiarello, William Cliff, Lawrence Ferlinghetti, Omar Khayyam, Dominique Quélen (ami proche et "poète émérite", bien vivant, dont il célèbre la mort par anticipation en lui dédiant une élégie) et beaucoup d’autres, certains, certaines plutôt, n’écrivant pas mais l’ayant durablement marqué. Tous habitent, à un moment donné, quelques uns de ses mille poèmes. Il les célèbre, les imite, bouge, s’énerve, s’entretient avec eux, s’initie au vin avec l’un, à l’usage de la corde avec l’autre, donnant toujours plus d’ampleur et de résonance à ce livre dense où vibre une voix, à nulle autre pareille, qui s’inscrit pleinement dans le vaste champ de la poésie contemporaine.

 Patrick Varetz : Deuxième mille, éditions P.O.L


mercredi 27 janvier 2021

La vie brûle

Du temps où Jean-Claude Leroy rencontrait Albert Cossery, rue de Seine, à Paris, celui-ci lui conseillait d’aller vivre dans un pays pauvre, ajoutant que Là-bas seulement il peut se passer quelque chose. Partageant depuis longtemps le point de vue de l’écrivain égyptien, il n’a pas eu besoin de se faire prier pour suivre à la lettre ses recommandations. Il y eut une époque où il partait chaque année en Inde. Puis ce fut en Égypte. Avant d’alterner les destinations, économisant assez pour pouvoir voyager hors saison et passer l’hiver dans un pays ou dans l’autre.

« Dans les romans d’Albert Cossery (…) j’ai appris la noblesse d’être sans biens, sans attaches, appris la fraternité vraie, sans pitié, la vigueur salubre de l’humour et l’hostilité résolue à l’empire des ambitions et des honneurs. »

Il est à Alexandrie, logeant au Blue Riviera Hôtel depuis deux mois quand, fin janvier 2011, le Printemps arabe, qui vient de mettre fin au règne de Ben Ali en Tunisie, se propage dans les pays voisins, gagnant rapidement l’Égypte. Là-bas, il se passe en effet quelque chose. Un soulèvement qui s’amplifie en prenant des allures de révolution, les manifestants exigeant le départ du dictateur qui dirige le pays depuis trente ans.

« En fin d’après-midi, la manifestation se balade sur un nouveau parcours. La foule apparaît toujours aussi nombreuse et hardie, tout le monde est là, des jeunes enfants jusqu’aux gens les plus âgés. Une clameur impressionnante prononce : "Horreya ! Horreya ! (Liberté ! Liberté !)" . D’autres préfèrent crier : "Merci à la Tunisie de nous avoir appris quelque chose d’important". Je suis avec Nessim, il me traduit les slogans. Beaucoup sont bien sûr anti-Moubarak, tel que : "Jugez-le ! Jugez-le !" Et le plus courant, repris en cœur : "Chaâb yourid esquat ennidham (Le peuple veut la fin du régime"). »

C’est ce soulèvement d’une ampleur exceptionnelle qu’il s’attache à décrire jour après jour. Il participe aux manifestations. Prend des photos (ce qui lui vaudra quelques ennuis). S’informe en consultant les journaux. Suit, sur la chaîne Al Jezirah, les grands rassemblements qui ont lieu, simultanément, place Tahrir au Caire. Il est souvent accompagné par Nessim, un poète saoudien qui séjourne dans le même hôtel que lui. Il note simplement ce qu’il voit, ce qu’il ressent et se laisse porter par la soif de liberté émanant des impressionnants cortèges qui envahissent les rues d’Alexandrie. Il connaît bien le pays dont (et d’où) il parle. C’est en témoin avisé et attentif qu’il s’exprime. Il le fait en s’adressant, tout au long du livre, à une amie qui vit à Montréal et qui possède également une bonne connaissance de l’histoire, de la culture, de la politique et de la société égyptienne. Les mouvements en cours vont crescendo et aboutiront, le 11 février 2011, à la chute du président.

L’intensité du moment ne l’empêche pas de revenir sur quelques uns de ses précédents séjours en Égypte. Un personnage en particulier resurgit. Il s’appelle Pierre. Celle à qui il s’adresse l’a également connu et côtoyé au Caire. L’homme a disparu des radars. Nul ne sait s’il est encore de ce monde. Jean-Claude Leroy l’invite dans son récit. Sa présence y est d’ailleurs fort remarquée et ses humeurs, ses utopies, ses projets culturels et sa prestance y sont pour beaucoup. Il se souvient notamment du jour où il lui avait parlé de Jan Palach, l’étudiant tchèque qui s’était aspergé d’éther et d’essence avant de s’enflammer, place Venceslas, à Prague, en janvier 1969 et ne peut pas ne pas penser aux nombreuses personnes qui se sont transformées en torches vivantes depuis le début de ce Printemps arabe. La vie brûle. Des hommes brûlent leur vie. Cela a débuté avec Mohamed Bouazizi en Tunisie. Puis d’autres ont suivi. Se sont sacrifiés en Algérie, au Yémen ou ailleurs.

« En Tunisie, un homme qui prend feu, puis d’autres. Une révolte qui devient révolution, un président qui prend la fuite. Un homme qui prend feu en Égypte, puis d’autres qui, par soutien, pareillement s’immolent. Alors, venant de jeunes gens, je crois, des appels surgissent, qui intiment de ne pas tous les imiter mais au contraire de rester vivants, et même... de le devenir. »

Tandis qu’il se trouve à Alexandrie – qu’il quittera bientôt pour rejoindre Le Caire – Jean-Claude Leroy apprend la mort, dans un accident de la route, de l’un de ses amis en Inde. La nouvelle le bouleverse. Et le ramène instantanément dans ce pays où s’était établi celui dont la vie s’est brusquement arrêtée.

« J’ai l’ami en tête, il vit et il occupe ma pauvre tête qui n’est plus nulle part ailleurs qu’en Inde du Sud. »

Cet événement tragique intègre naturellement le récit qui s’écrit au fil des jours. Il en sera de même, quelques semaines plus tard, quand interviendra la catastrophe nucléaire de Fukushima. Ce sera une autre brûlure. Qu’il ressentira au plus profond de lui et qu’il évoquera avec des mots précis. En propulsant à nouveau son texte dans un autre lieu.

Le récit de Jean-Claude Leroy est habilement structuré et bien documenté. Se rapprochant parfois du journal de bord, il foisonne de rencontres étonnantes et attachantes. Il suit la chronologie des événements et permet au lecteur, grâce à son regard avisé, à sa sensibilité en émoi, à son écriture juste, descriptive et narrative, de s’immerger dans cette période particulière qui aura vu, en quelques semaines, des millions de gens en quête de liberté et de démocratie marquer de leur empreinte l’Histoire de leur pays.

 Jean-Claude Leroy : La vie brûle, éditions Lunatique.

mercredi 20 janvier 2021

Attendu que

Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala. Elle vit à Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Très remarqué, son premier livre, WHEREAS, paru en 2017, a reçu plusieurs prix, notamment le National Book Critics Circle. Cet ensemble, traduit en français par Béatrice Machet, paraît aux éditions Isabelle Sauvage. S’y affiche une écriture concrète, souvent narrative, qui se déploie autour du quotidien et de ses réalités ordinaires.

Le livre comprend deux volets. D’abord les "préoccupations", textes qui disent ce qu’est la vie, au jour le jour, d’une jeune femme qui écoute, observe, travaille, materne, cuisine, se cultive, résiste, pose et pense ses actes, la poésie en étant un, primordial et salvateur. Celle qui s’avoue – par la force des choses et de l’Histoire – « pauvre en langue », en impose une autre. Elle appréhende celle de l’occupant, la façonne, saisit ses poèmes à bras le corps, les fait bouger, ne les laisse jamais en repos et ouvre un vaste champ d’investigation qui court de l’enfance à la terre, de la maternité au paysage, de la lumière à l’herbe ou encore du cosmos à la remémoration.

« Chaque cahot sur la route un labyrinthe de miroirs la maternité l’hôpital
au poste d’admission la femme préposée à l’ordinateur demanda
quel était mon numéro de téléphone fixe de portable où je travaillais quelle était mon adresse
je saigne j’ai besoin d’aide maintenant dis-je puis ses doigts martelant le foutu téléphone
dans la strophe clinique froide je suis allongée sur une table garnie de papier blanc propre
mes jambes rouges humides l’infirmière ne m’a pas regardée et elle me ressemblait je l’observais
comment elle tenait mon bras avec empathie nous deux femmes bouches cousues nous deux sachant »

Politiques, ses poèmes le sont forcément. Mais sans slogan, sans petites phrases médiatiques, sans éléments de langage. Les faits qu’elle énonce se suffisent à eux-mêmes. Elle appartient à un peuple colonisé que l’on a attaqué en lui prenant ses terres, sa langue, en bafouant sa conception d’être au monde, en harmonie avec le haut et le bas, en tuant parfois même ceux qui tentaient de résister en s’organisant pour combattre les colons. Ainsi les 38 du Dakota auxquels elle rend hommage dans un long poème.

« Vous avez peut-être entendu parler de Dakota 38, ou pas.
Si c’est la première fois, vous pourriez vous demander : "qu’est-ce que le Dakota 38 ?"
Le Dakota 38 fait référence à trente-huit hommes qui furent exécutés par pendaison sous les ordres du président Abraham Lincoln.
À ce jour, c’est la plus grande exécution de masse "légale" de l’histoire américaine.
La pendaison eut lieu le 26 décembre 1862 – le lendemain de Noël.
Cette même semaine le président Lincoln avait signé la proclamation d’émancipation.
Dans la phrase qui précède, je mets en italiques "même semaine" pour un effet d’emphase.
Un film intitulé Lincoln a été tourné qui traite de la présidence d’Abraham Lincoln.
La signature de la proclamation d’émancipation figure dans le film Lincoln ; la pendaison des 38 Dakotas n’y figure pas. »

Dans la seconde partie de son livre, Layli Long Soldier revient sur la résolution du Congrès qui, le 19 décembre 2009, disait présenter des excuses aux peuples premiers d’Amérique, sans qu’aucun représentant des nations indiennes n’ait été invité à assister à ses excuses et à les recevoir. Elle y répond en alignant ses propres déclarations, toutes introduites par ATTENDU QUE. Elle détricote ainsi le discours officiel pour lui substituer une réalité brute, palpable, vécue par ceux et celles qui n’attendent ni excuses ni réparation. Dans nombre de langues amérindiennes, il n’y a d’ailleurs pas de mot pour dire excuse.

« Les nations tribales et leurs membres eux-mêmes sont les guérisseurs de cette terre de ses eaux avec ou sans la reconnaissance présidentielle ils agissent selon ce droit. »

Les déclarations et résolutions qu’elle assemble sont éminemment subversives. Elle détourne, point par point, le langage présidentiel, dénonce sa façon de se dédouaner à bon compte en faisant table rase du passé et en prétendant parler au nom de tous sans avoir jamais consulté quiconque. Elle procède avec ironie et fermeté en montrant, à travers quelques scènes, conversations et rencontres, que rien n’est figé mais que beaucoup encore reste à faire.

« Je sors en me souvenant que pendant des millénaires nous nous sommes appelés Lakotas, ce qui signifie ami ou allié. Cette relation à l’autre. Un peu mais pas tout, néanmoins notre part du tout. »

  Layli Long Soldier : Attendu que, traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet, éditions Isabelle Sauvage .

dimanche 10 janvier 2021

Les Singes rouges

Si Philippe Annocque a l’habitude de dire que ses textes interrogent d’abord l’identité – ce que ses précédents romans confirment – cela est également vrai pour ce récit, avec pourtant une différence de taille. Cette fois, ce ne sont pas des personnages fictifs qu’il suit mais des êtres qu’il connaît bien. Et tout particulièrement sa mère. En son enfance Outremer. C’est autour d’elle qu’il construit cette chronique qui débute au bord d’un fleuve, en Guyane, là où l’on percevait les bruits et bruissements venus de la jungle voisine.

« Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.

Il pourrait mettre des guillemets à cette phrase car elle n’est pas de lui.
Il ne se rappelle plus quand elle l’a prononcée. Il se dit qu’il a dû l’entendre plusieurs fois. Elle s’est détachée de tout contexte, elle est devenue un objet qui tient tout seul par sa propre force de gravité. Et dont la trajectoire à présent traverse sa page d’écriture. »

C’est à coups de tableaux simples et saisissants qu’il se propose de retracer le parcours de sa mère, d’abord en Guyane, où elle est née à la fin des années vingt, puis en Martinique où la famille s’installa sept ans plus tard. Pour ce faire, il lui faut se remémorer ce qu’il a entendu, remettre des confidences, des anecdotes et des conversations passées en perspective, visiter un arbre généalogique aux branches peuplées d’oncles, de tantes, de cousins et cousines plus ou moins proches, collecter des informations et interroger la principale protagoniste. Prendre le pouls de ces îles lointaines où sont quelques unes de ses racines et regarder grandir, comme s’il y était, celle qui, bien des années plus tard, allait lui donner vie n’est pas une mince affaire.

« La Martinique tout de suite ça a été une autre planète.
Quand ils sont arrivés au port, à la Transat, toute la famille les attendait ; et elle, elle ne connaissait personne. Sa tante, la sœur de sa mère, elle l’a prise pour sa marraine – sa marraine qui lui avait envoyé la poupée en porcelaine. Ce n’est que dans la soirée qu’elle a compris qu’elle se trompait, quand sa vraie marraine est arrivée. »

Celle qu’il suit dans ses dépaysements est une petite fille vive, éprise de liberté. Qui apprend, avec rudesse parfois, ce que lui réserve le monde des adultes. À Cayenne, on lui a fait comprendre qu’elle était trop colorée pour les bonnes sœurs blanches et en Martinique elle s’aperçoit qu’elle ne l’est pas assez quand elle rejoint l’école publique. On lui attribue, de plus, un nouveau prénom parce que l’une de ses tantes n’aime pas celui (Olga) que ses parents lui ont donné. Elle prend peu à peu conscience qu’il lui faudra, d’ici quelques années, pour vivre pleinement, s’extraire de cet univers aux dehors harmonieux.

« Un jour elle a repris le bateau. Elle a laissé la Martinique derrière elle. Et la Guyane, encore plus loin, tout au fond de ses souvenirs – où elle est restée. »

Le récit de Philippe Annocque est lumineux. On sent le plaisir qu’il prend à reconstituer ce jeu de pistes, à poser, pièce après pièce, les jalons d’un parcours fondateur. L’homme qui semble feuilleter en dilettante l’album familial est en réalité extrêmement rigoureux. C’est un archiviste subtil. Qui décrit avec méthode l’enfance et l’adolescence de sa mère en assemblant de courts fragments. Il tient les manettes tout en se maintenant en retrait. On le voit hésiter, retravailler son texte, se demander ce qu’il garde, ce qu’il rejette, ce qui, trop intime, ne doit pas être dévoilé. C’est un très bel hommage qu’il offre à sa mère. En se cantonnant volontairement à la jeunesse d’une vieille dame dont il vient d’apprendre, par téléphone, « au milieu de la nuit », qu’elle est tombée. Un livre entier, plein de tendresse et de chaleur humaine dans lequel il interroge également sa propre identité, lui qui se dit, quand on lui parle de ses origines, « picardo-artésien d’un côté, guyano-martiniquais de l’autre ».

Philippe Annocque : Les Singes rouges, Quidam éditeur.

 

 

samedi 2 janvier 2021

Café

Parution du n° 2 de la revue Café

La revue Café (Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers) est dédiée à la traduction. Les textes qui y sont rassemblés proviennent de langues souvent minoritaires, malmenées, trop peu visibles. Le numéro 2, qui vient de paraître, donne à lire poèmes, nouvelles et fragments regroupés sous le thème du silence. Qu’il convient de respecter, de garder, d’atteindre ou de briser. Y cohabitent quatorze voix dont celle du poète tibétain Chen Métak, du breton Koulizh Kedez, de l’israélienne Adi Keissar, du nouvelliste polonais Mateusz Rosiki, du très percutant grec Dimosthenis Papamarkos ou encore de l’iranien Ahmad Châmlou. Beaucoup sont de jeunes auteurs, rarement traduits en français. D’autres, disparus, ont marqué leur passage en élaborant des œuvres publiées en marge des circuits officiels. Tous, et c’est l ’un des points forts de la publication, sont minutieusement présentés par les traductrices (qui sont ici en grand nombre) et les traducteurs. L’ensemble est propice aux découvertes.
Ainsi le poète géorgien Terenti Graneli (1897-1934), traduit par Eteri Gavashelli :

« Ce sera l’hiver...

Je mourrai la nuit, à l’aube, quand il y aura dehors la froide lune
de l’hiver et le gel. Avant de mourir, je me souviendrai des nuits
de Tbilissi et de ma sœur la plus douce : ces deux feux réunis qui
me consumaient sans cesse.

Ainsi s’achèvera la lumière, disparaîtra chaque seconde des souvenirs.

Je serais remis aux mains silencieuses de la mort. 

Mon corps martyrisé rejoindra les éléments de l’univers.

Et je sentirai le repos suprême.

Mon cercueil sera sobre
et la procession sans larmes.

On m’enterrera à quatorze heures près de Tbilissi. »

Le silence, subtilement mis en mots dans ce deuxième numéro (« torréfié à 550 exemplaires »), résonne sur 130 pages. S’il est bon de le partager, il faut aussi savoir le rompre. Pour en parler. Et inciter à le lire.

 Café n° 2. Le site de la revue est ici.

mercredi 23 décembre 2020

Le bruit de la liberté

Parvenue à un point de rupture, et décidée à changer le cours de sa vie, la narratrice, grande lectrice mais aussi romancière, décide de tout quitter : emploi, maison et compagnon. Elle part à l’aventure. Se lance dans un périple particulier. Au volant d’une 4L datant de 1975, elle roule en compagnie de son chien, fidèle copilote, et se laisse guider par la vie et l’œuvre de Pascal Quignard. L’écrivain, qu’elle admire, lui servira de boussole. Elle préfère, plutôt que de lui consacrer une biographie, se lancer sur ses traces et se rendre là où quelques indices de sa présence peuvent encore être perceptibles, ne serait-ce que dans certains des lieux où il a situé l’un ou l’autre de ses romans ou dans des villes où il a séjourné ou vécu.

« En mars 1997, l’écrivain séjournait à Saint-Malo. Une chambre dans la tour ancienne d’un hôtel étrange. Était-ce en ce début de printemps qu’il posa les premières pierres des Solidarités mystérieuses  ? Organisant mentalement un décor, puis des noms, des personnages, une trame narrative. »

C’est à proximité de la ville close qu’elle pose ses bagages. Elle s’arrête à Saint-Énogat. Flâne dans les ruelles qui mènent à la mer, cherche des paysages qui pourraient lui rappeler ceux qu’elle a imaginé en lecture. S’y retrouve parfois. Se perd aussi. Et doit convenir que l’écrivain aime détourner quelques éléments du décor et y greffer, quand ça lui prend, d’autres qu’il a glanés ailleurs.

« Pascal Quignard, j’en suis certaine, connaît ces passages resserrés entre les hautes maisons, ces escaliers secrets. La vérité, peu importe. L’essentiel de la géographie est là, mis en mots. Dans une anfractuosité de roche, il a glissé et bâti son histoire. Le pouvoir de sa langue m’a tractée jusqu’ici. »

Elle poursuit sa route. Se réserve de nombreuses haltes. Au cours desquelles elle se remémore scènes et paysages qu’elle tente de faire revivre en arpentant, bien des années plus tard, ces sites marqués du sceau Quignard. Elle passe ainsi plusieurs jours au Havre. Elle tente de deviner ce qu’était la ville après guerre. Et espère y croiser l’ombre d’un garçonnet qui découvrait, éberlué, maisons et immeubles éventrés.

« Il était resté moins de maisons debout au Havre qu’à Guernica. L’écriture des Petits traités et des volumes du Dernier royaume portait haut ce champ de décombres, cet amas de mémoire en morceaux. »

Ce voyage passionnant ne l’est pas uniquement parce qu’il offre de précieux points d’appui, et autant de références, pour pénétrer dans l’univers d’un écrivain qui a, lui aussi, en son temps, rompu nombre de chaînes. Il l’est également par l’incessante quête, l’abnégation même, d’une narratrice qui entend, en reconstituant un puzzle sans fin, acquérir assez de force pour vivre enfin tel qu’elle le souhaite. Son parcours est évidemment semé d’embûches. On ne s’en sort jamais seul et on ne se déleste pas si facilement de son passé. Celui-ci réapparaît régulièrement, provoquant un ressentiment (vis à vis de l’homme qu’elle a quitté) qui, comparé aux épreuves qu’elle va devoir surmonter, finira par s’atténuer.

« Du seuil je ne voyais qu’arbres et champs. Je pouvais me considérer comme rassasiée, la contemplation de l’espace m’aurait suffi, un secours pour les jours sans écriture ou sans amour. Pascal Quignard écrivait que dans toute passion existe un état de rassasiement qui est effroyable. À partir de ce point, deux voies : celle de l’amour ou celle de la chute.

Nul doute, j’avais pris la seconde. »

Le bruit de la liberté est constitué de courts chapitres aux titres brefs et suggestifs. Ce sont les étapes d’un cheminement qui n’a rien de linéaire et que Frédérique Germanaud balise à sa façon. En une écriture qui allie finesse et limpidité, elle décrit des paysages surprenants, réconfortants ou inquiétants, brosse des portraits, s’arrête sur les rencontres, fait des retours en arrière, se garde d’un excès d’introspection, sonde simplement les émotions, les doutes, les incertitudes de la narratrice, papillonne de livre en livre et fouille minutieusement dans la biographie d’un écrivain qui devient à son tour (juste retour des choses) personnage de roman.

Frédérique Germanaud : Le bruit de la liberté, éditions La clé à mollette


mercredi 16 décembre 2020

Les sept mercenaires

De temps à autre, Thomas Vinau saute les frontières. Il s’en va avec pour seuls passeports les textes de quelques écrivains qui l’appellent. Cette fois, ils sont sept, nombre magique, qui l’emportent outre-Atlantique. Ce sont des errants, des irréductibles, d’imprévisibles solitaires qui ne sont plus mais qui, tout au long de leur existence, ont bravé nombre d’intempéries et de coups du sort pour bâtir une œuvre digne de ce nom. Il se doit de leur rendre hommage. Il ne part pas seul. Régis Gonzalez l’accompagne, qui crayonne traits, visages et vastes paysages en suivant le fil des mots. Les mercenaires se nomment, par ordre d’apparition : J.D. Salinger, Richard Brautigan, Charles Bukowski, Henri Miller, John Fante, Jim Harrison et Raymond Carver. Autant dire du beau monde. Des francs-tireurs qui forcent le respect et qui ont tracé leur route sans rien demander à personne.

« Y’a toujours quelqu’un quelque part
qui a des airs de J.D. Salinger
du genre à disparaître de la
circulation
après deux ou trois chefs-d’œuvre
et qu’on retrouve 20 ans plus tard
en train de finir une bouteille
dans un parc anonyme »

Des légendes se tissent qui trouvent leurs origines dans les vies agitées et plutôt bien remplies de ces écrivains. Thomas Vinau s’en empare tout en s’en méfiant. Il s’attache d’abord aux textes. Il y repère pratiquement tout ce qu’il cherche. Ce sont eux qui l’aident à esquisser des portraits de biais en remettant en situation les sept bonhommes qu’il apprécie tant. Il honore leur mémoire. Il ne n’égare pas sur des routes trop sinueuses. Il s’autorise quelques balades avec eux. Qu’ils soient en vie, sur le départ ou déjà partis. Il s’arrête à Big Sur. S’étire près d’une rivière à truites dans le Montana. Se gare près d’un resto d’où émane une odeur de sanglier farci qui lui signale que Jim Harrison est sans doute déjà en train de consulter la carte. Ses poèmes sont simples et pertinents. Tous recèlent leur lot de subtilités glanées au hasard des livres. C’est là que se niche la vraie personnalité de chacun des protagonistes d’un ensemble qui incite au voyage et à la lecture.

« Il cueillait les touffes de laine
que les moutons abandonnent
sur les barbelés des clôtures

Le reste du temps
il restait là
les pieds dans l’eau
assis sur un canapé déglingué
près de la mare »

Ce livre est, de plus, superbement édité. Tout est pensé : format, caractères, impression, papier, mise en page des textes et des dessins et couverture cartonnée font des Sept Mercenaires un très bel objet.

 Thomas Vinau : Les sept mercenaires, dessins de Régis Gonzalez, éditions Le Réalgar.


 

mardi 8 décembre 2020

L'obstination du perce-neige

Françoise Ascal tient son journal depuis de nombreuses années. Ne souhaitant pas le publier dans son intégralité, elle choisit d’en extraire régulièrement des notes, qui couvrent une période donnée et qu’elle rassemble ensuite en un volume. Ainsi, après Cendres vives (1980-1988), Le carré du ciel (1988-1996), La table de veille (1996-2001) et Un bleu d’octobre (2001-2012) (tous ces titres parus aux éditions Apogée), voici L’obstination du perce-neige, notes prises entre 2012 et 2017. On y retrouve ce qui fait la force et la singularité de ces carnets de bord, à commencer par une attention constante à tout ce qui l’entoure et la nourrit.

 « L’attention a toujours été au cœur de mes projets, l’attention est ma "religion" et je constate tant de zones inattentives, tant d’ombre par ma faute, trop de distraction de l’œil, trop de paresse de conscience. »

Elle aspire à être, autant que possible, en capacité de recevoir ce qui s’offre à elle. Il peut s’agir du dégradé d’un ciel de traîne, de la douceur d’un regard, du frémissement de la prairie qu’elle apprécie tant, d’une réflexion née d’une lecture ou d’un souvenir réapparaissant soudainement. Ces moments fragiles, qui intègrent son quotidien et qui peuvent également venir d’une actualité dramatique ou de la disparition d’un être proche, elle les découpe, les note, les cisèle. Cela se passe là où elle vit, en Seine-et-Marne ou à Melisey, en Haute-Saône, où elle fait de fréquents séjours dans la maison où sont ses racines familiales.

« En ce lieu propice, même sans rien faire, il y a de l’intensité. De la contemplation active. J’écris dans l’ancienne chambre d’Abel, fenêtre fermée malgré le beau temps car passe et repasse l’engin agricole qui fait les andains. Troublant de penser à Adèle, à mon père, qui longtemps firent le même travail, râteau de bois en mains. Ici j’ai l’âme virgilienne. Je suis installée dans un temps d’antiquité. »

Ce lieu reste son havre de paix. C’est là qu’elle s’isole (avec les siens) pour se retrouver, pour faire à la fois le vide et le plein, pour tenter d’apprécier le présent en évitant de se laisser envahir par un avenir qu’elle sait terriblement incertain.

« 2 décembre 2012
Ma rémission aura duré un an et demi. L’année s’achève avec une batterie d’examens. »

La maladie, qui affecte ses reins et qui la contraint à recourir à des séances de dialyse, à l’hôpital ou à domicile, crée en elle un bouleversement qu’elle exprime avec franchise et pudeur. Elle encaisse le coup. Ne se décourage pas. Essaie de tenir. Résiste, accepte la maladie, met en route un lent et long processus intérieur qui passe, inévitablement, par des périodes de doute, de lassitude et de crainte mais aussi par des moments plus apaisés, des sursauts salvateurs où elle sent poindre, au fil des mois, une énergie latente, une forte abnégation et le besoin impérieux de faire, d’écrire, de bouger, de rencontrer, de se lancer dans de nouveaux projets.

« 24 mai 2014
Centrée sur ce que j’ai et non sur ce que je n’ai plus. Traversée par la pensée : "dialyse / tuyau / artifice". Ne pas s’attarder.

Chantier de décapage dans la maison. Cela me soulage et participe de la métamorphose. Vieux planchers pourrissants, pierres noircies de cheminée, poussières incrustées, je veux venir à bout des signes d’abandon et de misère. Travail de renaissance. »

C’est ce travail sur soi, réalisé en s’appuyant sur les autres, en plongeant dans les livres (poésie, philosophie, essais et journaux) où il y a tant à apprendre, en s’immergeant dans l’univers de quelques peintres, en particulier Corot et Constable, en écoutant ses interprétations préférées de Schubert, Bach, Beethoven ou Mendelssohn, en restant sensible aux bienfaits du paysage, en entretenant un dialogue fécond avec ses amis et en poursuivant lectures et rencontres publiques, c’est ce subtil et sinueux cheminement qu’elle nous invite à partager. L’obstination du perce-neige se place, en douceur, avec élégance, du côté de la vie. Depuis toujours, que ce soit dans ses poèmes, ses récits, ses carnets, Françoise Ascal a les mots chevillés au corps. C’est une question de respiration, d’équilibre. Elle leur fait confiance. Travaille, avance en leur compagnie. En gardant intacte en elle – et ce malgré les vents contraires – cette flamme créative qui l’habite et qui éclaire son parcours.

« 9 décembre 2017
Paysage de neige. Ciel dégagé, lumière tonique. Je poursuis la lecture passionnante de Billeter sur Tchouang-Tseu. La proximité qui se révèle avec Montaigne me réjouit. »

 Françoise Ascal : L’obstination du perce-neige, carnets 2012-2017, encres de Jérôme Vinçon, éditions Al Manar.