Rennes,
dimanche 15 février 2004. Une pluie fine, portée par un vent de
Nord, Nord-Ouest, tombait en formant une sorte de rideau serré à
travers le halo de lumière projeté par le lampadaire d'en face. Il
pouvait être 6 heures du matin. Je prenais mon petit-déjeuner en
écoutant la radio dans la cuisine quand l'annonce de sa mort est
soudain venue briser la lente mise en route d'une journée qui
s'annonçait semblable aux autres. Le flash était brutal et
forcément inattendu. Le corps sans vie du coureur cycliste Marco
Pantani, vainqueur du Tour de France 1998, avait été découvert la
veille au soir dans une chambre d'hôtel de Rimini, célèbre
station balnéaire située sur la côte Adriatique. Il avait
trente-quatre ans. Une voix lointaine évoquait son parcours en
dents de scie et parlait de l'immense solitude dans laquelle il se
trouvait depuis des mois. Ceux qui lui étaient proches rappelaient
qu'il ne s'était jamais remis de sa mise hors-course la veille de
l'arrivée du Giro d'Italia 1999, course qu'il venait de survoler et
qu'il s'apprêtait à gagner. Ce fut là le coup de grâce, le début
de la fin, l'amorce d'une rapide descente aux enfers, et ce à peine
un an après la plus grande victoire de sa carrière.
L'après-midi
même, je me souviens avoir griffonné quelques lignes à son sujet.
Non pas sur sa trajectoire fulgurante (celle d'une étoile filante)
mais sur les images précises qui me revenaient et qui touchaient
toutes à des faits de course dominés par ses imparables démarrages
en montagne. Le spectacle qu'il offrait à ceux qui le voyaient
progresser dans les lacets tressés des Dolomites, des Alpes ou des
Pyrénées ne pouvait s'oublier. C'était un escaladeur hors-pair. Un
solitaire qui savait dompter la montagne et enflammer ceux qui
suivaient ses incroyables chevauchées à la télévision. Ce poids
plume hissait avec maestria sa frêle carcasse sur des sommets où
d'ordinaire seuls les chamois, les aigles et les marmottes se sentent
à leur aise.
Si
l'envie de lui consacrer un livre m'est venue assez vite, ne
serait-ce que pour tenter de restituer les séquences les plus
visibles de son parcours éclair (et souvent lumineux), cela s'est
pourtant réalisé bien plus lentement que je ne le pensais alors. Il
m'aura fallu dix ans pour y parvenir. Tout simplement parce que mon
histoire personnelle s'est trouvée, durant la dernière décennie,
jalonnée de morts. Que j'ai dû honorer. En restant d'ailleurs un
temps silencieux puis en balbutiant avant de récupérer assez
d'énergie pour revenir sur les destinées de mes père, mère,
frère et sœur disparus. Chacun d'entre eux avait un rythme de vie
particulier. C'est ce tempo que chaque texte dédié se devait
d'acquérir. Pour Marco Pantani, il ne pouvait être qu'effréné,
ponctué de séquences vives et avérées. Si j'ai tant tardé, c'est
également par peur de trahir la personnalité de celui que l'on
surnommait le Pirate. Avec un tel personnage, impossible de biaiser.
Il fallait se documenter et bâtir un scénario qui n'ait pas l'air
d'en être un. Puis suivre la chronologie des faits et avancer
crescendo en suivant de près l'ascension – puis la descente
vertigineuse – du petit grimpeur de Cesenatico. Pour cela, il était
nécessaire d'aller voir comment s'en étaient sortis les écrivains
qui avaient, un jour ou l'autre, choisi de créer en s'emparant d'un
phénomène du même acabit. Quelques romans ou récits m'ont ainsi
aidé (par leur unité, leur structure, leur élan narratif) à
entrer dans ce monde (celui de l'écriture se frottant à une légende
du sport) où je ne m'étais jusqu'alors jamais aventuré. Trois
d'entre eux m'ont notamment permis de sauter le pas. Il s'agit de
Courir de Jean Echenoz (conçu autour de l'athlète
tchécoslovaque Émile Zatopek, éditions de Minuit), de L'échappée
de Lionel Bourg (évoquant le cycliste luxembourgeois Charly Gaul,
« l'ange de la montagne », éditions L'escampette) et de
Tombeau pour Luis Ocaña d'Hervé Bougel qui capte les mots du
vainqueur du Tour de France 1973 in extremis, au moment où il est en
train de retracer, juste avant d'en finir, seul dans sa vigne, un
fusil à la main, son parcours en 71 fragments incandescents
(éditions La Table Ronde).
Aujourd'hui,
onze ans après sa mort, je revois toujours Marco Pantani escalader
la montagne avec cette souplesse de chamois qui était la sienne.
L'homme secret, peu bavard, socialement peu habitué à la lumière,
au point d'en être facilement aveuglé, n'aura cessé de me
fasciner. Autant par sa volonté de dur au mal que par sa fragilité
de jeune cycliste doué lancé dans le grand cirque d'un
sport-spectacle qui aura fini par le broyer. Je n'ai aucun mal à le
voir à nouveau secouer la meute pour se positionner loin devant. Il
disparaît dans les virages, mangé par la foule qui s'écarte à
peine pour le laisser passer, avant de resurgir peu après, arc-bouté
sur sa machine, le visage ruisselant de sueur. C'est ainsi qu'il se
présentait de temps à autre, sur des pentes très abruptes, seul à
l'entrée de la dernière ligne droite. Il y avait en lui un
magnétisme qui en a subjugué plus d'un. Je fus l'un de ceux-là.
Spectateur ébahi. Bien obligé, comme tous les autres, de reprendre
pied sur la terre ferme, celle de la dure réalité, un jour pluvieux
du mois de février 2004. Mais heureux, tout de même, d'avoir pris
le temps de feuilleter en sa compagnie quelques unes des pages de son
livre de bord.
Vient de paraître : Marco Pantani a débranché la prise,
éditions La Contre-Allée (en librairie depuis le 20 août).