Entre ce matin, 6h30, où elle découvre, par un texto, que son frère a
été victime d’un infarctus, et le lendemain, à la même heure, où, enfin
rassurée, elle s’apprête à débuter une journée plus calme, la mémoire
d’Angela Lugrin s’emballe.
« Mon téléphone indique plusieurs appels en absence. Je n’ai rien entendu. »
Ce ne sont pas simplement vingt-quatre heures de sa vie qui
s’écoulent. Ce sont plusieurs moments de son existence qui refont
surface, la ramenant toujours vers ce frère couché dans une chambre de
réanimation cardiaque de l’hôpital Lariboisière. Des scènes liées à
l’enfance, à l’adolescence et à leur vie d’adulte, au bord du lac Léman,
à Bénarès, sur l’île de Houat ou ailleurs reviennent, qui expriment les
liens et les complicités qui les unissent.
« Mon frère est là, son grand corps allongé dans une petite chambre
qui clignote de partout. Mes yeux se portent sur la fenêtre, une
fraction de seconde je crois deviner un parc inquiétant de saules
pleureurs. »
Circulant dans le passé, l’entremêlant, au fil des heures, à son
présent inquiet, ce sont également les êtres qui l’attirent qui
surgissent. Tous ont des parcours assez cabossés mais ce sont eux, et
pas les autres, qui lui transmettent un peu de leur colère et de leur
énergie. Il y a là Stick , le punk des rues, « défoncé et rigolard »,
qui assiste aux concerts du groupe de punk-rock qu’elle a formé avec son
frère. Ou Bahiya, la jeune noire, toute en révolte, qui a donné du fil
à retordre à l’enseignante qu’elle est. Ou encore, sur l’île, le
chauffeur de l’estafette blanche aux bras piquetés de trous noirs à
cause des seringues qui s’y sont enfoncées. D’autres se joignent à eux
pour taper à la porte de ses souvenirs. Son père, sa mère, ses
grands-parents, son mari, tous se donnent rendez-vous en ce jour où
l’infarctus a frappé.
« Ce matin, le mot "infractus", ce mot des pauvres, des illettrés,
des apeurés, je veux qu’il soit un mot puissant et vigoureux comme un
chevalier, désignant en toute logique le sentiment d’être brisé du
dedans, d’être vaporeux et en lambeaux, sans base distincte. »
Pour réparer ce dedans qui se lézarde passagèrement, Angela Lugrin
convoque, en plus de ses souvenirs, ses livres et ses auteurs de
prédilection. Ils sont divers et nombreux. Elle parle d’eux avec
enthousiasme et émotion et explique avec clarté, en une écriture souple
et assurée, ce qui, dans leurs textes, à travers les personnages mis en
scène, la touche en l’aidant à recoudre certaines plaies et à bien
saisir, mieux comprendre, la complexité des êtres et de leurs vies
fragiles.
Angela Lugrin : In/Fractus, éditions Isabelle Sauvage.