À travers les destins épiques et tragiques de trois meurtrières
parvenues, avec méthode et expertise, au sommet de leur art, Gabrielle
Wittkop nous embarque dans un incomparable et flamboyant roman qui se
déploie tel un triptyque hors-normes au sein duquel les personnages,
issus de diverses époques, reprennent vie dans des décors qui leur
furent jadis familiers. Il y a là Béatrice Cenci, italienne de la
post-renaissance, la marquise de Brinvilliers, française du dix-septième
siècle, et Mrs Fulham, anglaise qui s’exila en Inde au début de
l’époque edwardienne. Elles s’activent à tour de rôle, de l’enfance à
l’âge adulte, sous le regard acéré de Hemlock. Celle-ci, en
villégiature à Rome, à Paris ou en Inde, autrement dit sur les lieux
mêmes où vécurent les femmes dont il est ici question, dévoile, entre
chaque chapitre, quelques éléments de son existence. Elle, dont le nom
en anglais signifie ciguë, vit en compagnie de H., son mari, qu’elle
aime éperdument mais qui souffre d’une maladie incurable.
« Quelquefois, H dit vouloir mourir mais si du moins son esprit le veut, son corps semble le refuser encore.
Eh bien, est tentée de répondre Hemlock, hé bien, tu sais où se trouve
la chose, n’est-ce pas ? Il y a dans l’armoire de la salle de bains un
bocal de verre roux bien fermé, petite colonne luisante évoquant quelque
gadget de cuisine ou l’un de ces jouets pour adultes qui sont objets de
pure gratuité. »
Le présent perturbé d’Hemlock n’est pas sans rappeler, comme l’explique Karine Cnudde dans sa lumineuse préface (Gabrielle en ses labyrinthes)
celui que vivait Gabrielle Wittkop quand elle écrivait son roman, à la
fin des années 1960. Elle partageait à l’époque la vie de l’historien
et essayiste allemand Justus Franz Wittkop, qui avait vingt-et-un ans de
plus qu’elle et qui souffrait de la maladie de Parkinson à un stade
avancé. Elle l’avait rencontré pendant la guerre, alors qu’il était
déserteur, et l’avait caché dans une chambre de bonne à Paris avant de
l’épouser en 1946.
Si l’idée du poison fait plus qu’effleurer l’esprit d’Hemlock, elle
l’effraie plus encore. L’histoire regorge, sur le sujet, de faits divers
qui ont défrayé la chronique et les trois femmes qui occupent sa pensée
en sont de probantes figures tutélaires. Toutes souhaitent se libérer
d’un joug particulier. Béatrice Cenci va tuer son père parce qu’elle
n’en peut plus de subir ses coups, ses fureurs, ses viols, sa folie
destructrice. Marie-Madeleine de Brinvilliers va anéantir son père,
ainsi que toute sa famille, parce que la dangereuse passionnée qu’elle
est peu à peu devenue entend faire le vide autour d’elle en prenant
plaisir à glisser subrepticement quelques gouttelettes de mixtures
magiques et raffinées, que lui procurait son amant Saint-Croix, dans
l’alcool ou les mets de ses futures victimes.
« Elle savait aussi que produisant plus de poison qu’il n’en pouvait
utiliser, Saint-Croix vendait quelquefois à des personnes sûres un peu
d’une poudre de succession dont il s’appliquait sans cesse à
perfectionner la subtilité et l’absence de trace. »
Quant à Augusta Fulham, plus terne, plus effacée, c’est avec l’aide
d’un médecin dont elle s’était éprise, qu’elle décida de mettre fin aux
jours d’un mari devenu trop encombrant. Ils utilisèrent un produit qui
possédait des qualités tout aussi radicales que la fameuse « poudre de
succession » concoctée par Sainte-Croix.
« Cette passion qui excitait les secrètes envies n’était pourtant
comparables ni à la flamboyante révolte de Béatrice Cenci ni au rut de
tigresse animant la Brinvilliers. Augusta avait glissé dans une
situation qu’inconsciemment elle avait préparée de longue main ;
asphyxiée par sa propre enveloppe, par ce qu’il y avait en elle de
fermé, de plié, se débattant aveuglément dans l’étroitesse de sa
chrysalide, elle avait essayé de se faire les ailes mais, trop pauvre,
la substance l’avait trahie et abandonnée. »
Les trois diaboliques ont, on s’en doute, plutôt mal bouclé leur
séjour sur terre. Béatrice fut décapitée en public, à Rome, à l’aide
d’un tranche-tête qui avait l’aspect d’une grande hache le 11 septembre
1599. Marie-Madeleine mourut sur l’échafaud, en place de Grève, le 17
juillet 1676, et Augusta, condamnée à être pendue, tomba raide morte,
le 29 mai 1914, dans son cachot à Allahabad.
Leurs destinées sont ici restituées, avec force détails, par
Gabrielle Wittkop. Elle procède avec minutie, en s’arrêtant sur les
paysages, sur les nombreux personnages secondaires, sur les
perturbations psychiques, sur les passions menées à leur paroxysme, sur
les perversités décomplexées ou encore sur les tableaux de maîtres
ornant les hôtels particuliers en usant de cette langue incomparable
qui est la sienne, baroque, somptueuse, éclatante de vie, prompte à
éclairer les ténèbres et à maintenir sur une ligne de crête un sens du
suspense qui, de fait, ne retombe jamais. Hemlock, sous titré « à travers les meurtrières », est un grand livre. Il était indisponible depuis plus de trente ans.
« Si La mort de C. est le livre le plus proche de mon cœur, Hemlock
est certainement celui que je considère comme le mieux fait, le mieux
écrit, le mieux construit », avouait Gabrielle Wittkop, qui est décédée
en décembre 2002 et dont on célèbre cette année le centenaire.
Les Héritages, roman inédit de celle qui disait se sentir
plus qu’en affinité avec Sade et Lautréamont, paraît simultanément chez
Christian Bourgois. Plus ramassé mais tout aussi envoûtant, on y
retrouve le même univers, le même rythme, les mêmes vibrations.
L’histoire est celle d’une villa racontée à travers les vies plus ou
moins agitées de ceux et de celles qui l’ont occupée, durant un siècle
marqué par deux guerres mondiales.
« Célestin Mercier avait fait construire la maison pour la louer, la
louer cher car elle était jolie. Il y parviendrait sans peine,
pensait-il en sirotant son café, les pouces passés dans les entournures
d’un gilet beurre-frais trop étroit sur un torse qui bedonnait. »
Nombre de portraits brefs apparaissent au fil des chapitres,
constituant une galerie de personnages hauts en couleur. S’y succèdent
un bibliophile adepte de la roulette russe, une artiste peintre, un
inspecteur et sa femme, un fossoyeur imbibé d’alcool, un déserteur
allemand et sa compagne cachés dans les combles (on pense évidemment à
Gabrielle et à Justus Wittkop), un pharmacien exhibitionniste, un
égyptologue anglais ou encore un jeune homme accompagné d’un rat
facétieux nommé Astérix. Les murs de la maison parlent. Non seulement de
l’ombre jetée sur eux par le suicide (par pendaison) de leur premier
propriétaire mais aussi de toutes les scènes dont ils furent les témoins
privilégiés. Assemblées, elles composent un petit théâtre tragi-comique
où l’humour noir et la verve carnavalesque font bon ménage.
Gabrielle Wittkop : Hemlock, préface de Karine Knudde, Quidam éditeur. Les Héritages, éd. Christian Bourgois.
La plupart des autres livres de Gabrielle Wittkop ont été publiés par les éditions Verticales.
Le
Matricule des anges n° 218 (Novembre / décembre 2020) comporte un important dossier consacré à Gabrielle Wittkop.