Françoise Ascal tient son journal depuis de nombreuses années. Ne
souhaitant pas le publier dans son intégralité, elle choisit d’en
extraire régulièrement des notes, qui couvrent une période donnée et
qu’elle rassemble ensuite en un volume. Ainsi, après Cendres vives (1980-1988), Le carré du ciel (1988-1996), La table de veille (1996-2001) et Un bleu d’octobre (2001-2012) (tous ces titres parus aux éditions Apogée), voici L’obstination du perce-neige,
notes prises entre 2012 et 2017. On y retrouve ce qui fait la force et
la singularité de ces carnets de bord, à commencer par une attention
constante à tout ce qui l’entoure et la nourrit.
« L’attention a toujours été au cœur de mes projets, l’attention est
ma "religion" et je constate tant de zones inattentives, tant d’ombre
par ma faute, trop de distraction de l’œil, trop de paresse de
conscience. »
Elle aspire à être, autant que possible, en capacité de recevoir ce
qui s’offre à elle. Il peut s’agir du dégradé d’un ciel de traîne, de la
douceur d’un regard, du frémissement de la prairie qu’elle apprécie
tant, d’une réflexion née d’une lecture ou d’un souvenir réapparaissant
soudainement. Ces moments fragiles, qui intègrent son quotidien et qui
peuvent également venir d’une actualité dramatique ou de la disparition
d’un être proche, elle les découpe, les note, les cisèle. Cela se passe
là où elle vit, en Seine-et-Marne ou à Melisey, en Haute-Saône, où elle
fait de fréquents séjours dans la maison où sont ses racines familiales.
« En ce lieu propice, même sans rien faire, il y a de l’intensité. De
la contemplation active. J’écris dans l’ancienne chambre d’Abel,
fenêtre fermée malgré le beau temps car passe et repasse l’engin
agricole qui fait les andains. Troublant de penser à Adèle, à mon père,
qui longtemps firent le même travail, râteau de bois en mains. Ici j’ai
l’âme virgilienne. Je suis installée dans un temps d’antiquité. »
Ce lieu reste son havre de paix. C’est là qu’elle s’isole (avec les
siens) pour se retrouver, pour faire à la fois le vide et le plein, pour
tenter d’apprécier le présent en évitant de se laisser envahir par un
avenir qu’elle sait terriblement incertain.
« 2 décembre 2012
Ma rémission aura duré un an et demi. L’année s’achève avec une batterie d’examens. »
La maladie, qui affecte ses reins et qui la contraint à recourir à
des séances de dialyse, à l’hôpital ou à domicile, crée en elle un
bouleversement qu’elle exprime avec franchise et pudeur. Elle encaisse
le coup. Ne se décourage pas. Essaie de tenir. Résiste, accepte la
maladie, met en route un lent et long processus intérieur qui passe,
inévitablement, par des périodes de doute, de lassitude et de crainte
mais aussi par des moments plus apaisés, des sursauts salvateurs où elle
sent poindre, au fil des mois, une énergie latente, une forte
abnégation et le besoin impérieux de faire, d’écrire, de bouger, de
rencontrer, de se lancer dans de nouveaux projets.
« 24 mai 2014
Centrée sur ce que j’ai et non sur ce que je n’ai plus. Traversée par la
pensée : "dialyse / tuyau / artifice". Ne pas s’attarder.
Chantier de décapage dans la maison. Cela me soulage et participe de
la métamorphose. Vieux planchers pourrissants, pierres noircies de
cheminée, poussières incrustées, je veux venir à bout des signes
d’abandon et de misère. Travail de renaissance. »
C’est ce travail sur soi, réalisé en s’appuyant sur les autres, en
plongeant dans les livres (poésie, philosophie, essais et journaux) où
il y a tant à apprendre, en s’immergeant dans l’univers de quelques
peintres, en particulier Corot et Constable, en écoutant ses
interprétations préférées de Schubert, Bach, Beethoven ou Mendelssohn,
en restant sensible aux bienfaits du paysage, en entretenant un dialogue
fécond avec ses amis et en poursuivant lectures et rencontres
publiques, c’est ce subtil et sinueux cheminement qu’elle nous invite à
partager. L’obstination du perce-neige se place, en douceur, avec
élégance, du côté de la vie. Depuis toujours, que ce soit dans ses
poèmes, ses récits, ses carnets, Françoise Ascal a les mots chevillés au
corps. C’est une question de respiration, d’équilibre. Elle leur fait
confiance. Travaille, avance en leur compagnie. En gardant intacte en
elle – et ce malgré les vents contraires – cette flamme créative qui
l’habite et qui éclaire son parcours.
« 9 décembre 2017
Paysage de neige. Ciel dégagé, lumière tonique. Je poursuis la lecture
passionnante de Billeter sur Tchouang-Tseu. La proximité qui se révèle
avec Montaigne me réjouit. »
Françoise Ascal : L’obstination du perce-neige, carnets 2012-2017, encres de Jérôme Vinçon, éditions Al Manar.