« Qu’est-ce qui lui a pris aussi de se mettre à broder ce portrait, comme pour défier le temps et amoindrir le poids de la solitude ? Cela lui ressemble si peu cette occupation de bonne femme. »
Ce qui la caractérisait, au temps de sa splendeur, quand elle entrait chez un patient, torse bombé et seins en avant, c’était sa froideur, sa brutalité, son manque d’empathie, son instinct de femme autoritaire et déterminée et une certaine animalité à laquelle elle donnait libre cours lors de ses ébats furtifs, et vite expédiés, avec le gros et libidineux docteur Caudron.
« Quel beau salaud, quand on y songe. Leur histoire, si on peut appeler cela une histoire, avait duré jusqu’au début de l’année 1953. Léona avait alors quarante-cinq ans et son tour de poitrine ne suffisait plus à faire oublier son tour de taille. »
Ses doigts brodent un portrait de mineur mais ses pensées sont ailleurs, tournées vers les hommes de sa vie, à commencer par François, son mari, « un doux, une sorte d’intellectuel, qui se révélait plus à l’aise le nez plongé dans les livres que l’œil pendu dans le décolleté des femmes », François, mort en février 1968, puis Caudron, l’ultra rapide, puis Monsieur Alphonse, l’amant précautionneux. Dans son entourage immédiat, il y a également Daniel, son fils (qu’elle n’apprécie guère et qu’elle tient toujours plus ou moins sous sa coupe) et Pascal, son petit-fils (qui, selon elle, marche dangereusement sur les traces de son père). Tous ces hommes qui s’enchevêtrent dans son présent et dans sa mémoire l’accompagnent et la perturbent. Seul François, sans doute parce qu’il est le seul à ne plus être de ce monde, semble sortir du lot en éveillant en elle de tardifs regrets. Peut-être aurait-elle pu le sauver de sa septicémie si elle avait été un peu plus attentive ? Ou peut-être pas. Elle préfère pencher pour la seconde option.
Si Patrick Varetz brosse le portrait d’une femme rêche et revêche qui n’aime pas ses proches mais peut néanmoins se montrer généreuse, son récit va plus loin en s’ancrant au plus profond de cette région minière qu’il connaît parfaitement et dont il restitue des fragments d’histoire, s’attachant aux hommes, à la dureté de leur travail, aux maladies, aux accidents, aux répercussions que cela produit au sein même des familles et au lent déclin puis à la fermeture définitive des puits.
Léona (placé ici sous le regard d’un narrateur qui n’est autre que son petit-fils) ne parvient pas à finir son canevas, butant sur le visage du mineur qui y est représenté. Peut-être parce qu’elle n’a jamais pris le temps de s’attarder (ne perçant que leur peau, leurs fesses) sur les visages pourtant très expressifs de ces dizaines de milliers d’hommes (les gueules noires) qui ont passé une grande partie de leur (souvent courte) vie sous terre.
Les lecteurs des textes de Patrick Varetz retrouveront dans ce court roman plusieurs des personnages présents dans ses précédents livres. La grande fresque familiale, avec ses heurts, ses déflagrations, ses éclats coupant,s qu’il manie avec dextérité afin de les rassembler en un puzzle intime, littéraire et salvateur, se poursuit ici de belle manière.
Patrick Varetz : Le canevas sans visage, éditions Cours toujours.