mercredi 24 février 2016

Toutes tuées

« Dire pour s’en sortir / et marcher dehors / à l’endroit et à l’envers de la douleur », Jean-Claude Leroy.

 Si dans Aléa second, son précédent recueil, Jean-Claude Leroy offrait des séquences ramassées, faites de poèmes brefs dans lesquels l’émotion restait maintenue à distance grâce à un sens de l’ellipse et de la suggestion extrêmement bien ajusté, il en va, avec les longs poèmes qui composent Toutes tuées, tout autrement. Sa voix devient soudain ample et soutenue. Elle donne libre cours à des douleurs qu’il ne peut garder infiniment en lui. Il ne se contente pas de les exprimer en les jetant sur le papier. Il explore leurs contours, les place dans le contexte où elles ont pu proliférer et touche du doigt des plaies qui demeurent à vif.

« Toute mon histoire personnelle se résume à ce "laisser prendre" réclamé à hauts cris et jamais entendu par celle qui – à ce moment-là – me faisait grâce de...
enfin celle qui allait se tuer bien plus tard
mais pas assez encore pour que je fusse épargné des secousses post-mortem. »

Prendre la parole, la lancer sur les routes fiévreuses de l’oralité, lui donner corps, lui impulser un rythme syncopé ou lancinant, ne peut, chez lui, s’envisager sans expulser enfin ce trop-plein de non-dits qui abîment tant en-dedans. Cet amas de souffrance rentrée, il s’en doute, et le dis avec violence parfois, n’est pas inhérent à sa propre personne. La douleur et l’injustice sont à l’œuvre partout. Les femmes « prises » et « toutes tuées » qu’il évoque dans le long et terrible premier poème qui ouvre le livre ne sont plus là pour le confirmer mais les mots qu’il emploie et tisse pour les remettre debout, de ce côté-ci de la terre, sont assez poignants et âpres pour qu’elles restent à jamais présentes au monde.

« dans l’Inde colorée des dieux innombrables, dans Athéna, cité à la chouette, ou dans Sparte,
dans les forêts riches de Bornéo ou du Costa Rica, dans les déserts de Mahave ou de Gobi
dans la Chine centralisée, le Japon, le Mexique, l’Angleterre, dans la vallée du Nil ou du Zaïre
du Rio Negro, du fleuve Amour,
sur tous les continents et jusqu’au fond des rêves
partout
de tout temps
elles se sont toutes tuées
les femmes prises se sont toutes tuées. »

Il y a beaucoup de tension dans ces "textes à dire". Jean-Claude Leroy s’empare de la langue et la travaille avec une souplesse d’expression qui l’aide à la tordre, à la brasser, à la faire charrier ce dont il s’allège. Cela touche à sa difficulté d’être et de se mouvoir dans un monde où le collectif prime, écrasant celui qui, par sa personnalité même, n’a jamais voulu prendre place à bord de ce train infernal qui s’arrête pourtant périodiquement à sa hauteur pour l’inviter à rejoindre les passagers qui s’y entassent. Son besoin de solitude, son attirance pour la flânerie, son envie de mener sa réflexion posément et sa soif de liberté lui demandent de laisser passer son tour. Ce qu’il fait volontiers. Se souvenant que son aversion pour le normatif et le garde-à-vous de rigueur ne date pas d’hier.

« je nage debout dans une mer incapable
l’école me couche me cache me casse
dehors la cour derrière le cimetière le froid
un seul mot m’écoute avec son bec
carreau sale brisé d’azur j’entends un chant
j’entends ma cause clamer à cru
impossible à dire ce susurrement me serre
la gorge du sens s’écoule droite
les griffes de la vie ne s’attachent plus à la nuque
les organes de la langue dévalent toutes les craintes
rassemblent ta bouche avec les mots trouvés qui errent
la maîtresse te pousse avec la craie
tu vas parler oui ou merde ! »

Ces textes rudes, portés par un rythme élevé, dû à un souffle de grande ampleur, viennent de loin. En se frottant à l’air libre, ils martèlent, pêle-mêle, et entre autres, les révoltes, réflexions, blessures, souffrances, déceptions, sentiments contraires et convictions bien affirmées qui jalonnent, au fil du temps, le long cheminement intérieur d’un homme à la gorge souvent nouée.

 Jean-Claude Leroy, Toutes tuées, éditions Rougerie.

lundi 15 février 2016

Petite vie

Il a dix ans et préfèrerait disparaître sous les draps. Il les entend qui s’affrontent derrière la cloison qui sépare sa chambre de la leur en imaginant aisément, paupières closes et respiration bloquée, ce qui se passe tout à côté. Il connaît par cœur la bande-son qui accompagne leurs ébats. Lui, le père, le gringalet, doit être en ce moment couché sur la mère, en train de gigoter et de se retenir. Et elle doit sûrement le laisser venir en l’encourageant petitement (Ah ! Oh ! Ah !) tandis qu’il ne peut s’empêcher de l’insulter (Ferme-la, putain !), conscient qu’elle ne tardera pas à le désarçonner et à l’éjecter avant même qu’il aura commencé à jouir.

« Leur petit manège, malgré qu’il soit et depuis longtemps ritualisé, semble s’accomplir une fois de plus dans la précipitation, le plus savant désordre. Il leur faut, à tous les deux, se libérer des tensions et des rancunes trop longtemps accumulées. »

Ces tensions, ancrées au plus profond de ces deux êtres fêlés, déboussolés et dépressifs, s’expriment au quotidien avec comme unique spectateur l’enfant qui, bien que ne possédant pas ("en théorie - en théorie seulement") "le bagage ni le langage pour appréhender" la situation, dresse néanmoins, et posément, de terrifiants portraits à charge de ses géniteurs. Il y a d’un côté "Daniel, mon salaud de père" et de l’autre "Violette, ma folle de mère". Violée à la sortie d’un bal au bord d’une rivière puis prise peu après, "en catastrophe", sur un banc de gare par celui qui allait devenir son mari, elle a perdu la raison après s’être en partie vidée de son sang, trois jours après qu’elle eut accouché de ce fils unique.

« Il la bat devant moi, trop heureux – sans doute – de m’offrir une nouvelle démonstration de son petit pouvoir. »

En fait de pouvoir, cet homme (qui frappe aussi bien sa femme que son fils) en est tout simplement dépourvu. Sa santé est mauvaise. Son physique délicat. Son appartement a été payé par sa belle-mère, une ancienne infirmière qui débarque à l’improviste, menant son petit monde à la baguette. Quant à son gagne-pain (un emploi dans une usine de pétrochimie qui fait qu’il dégage, en permanence, une puanteur insupportable), il le doit à Caudron, le médecin de famille, inquiétant personnage qui rôde en périphérie et qui surveille de près la maladie respiratoire qui lui mange le souffle. Il lui offrira d’ailleurs bientôt, jouant à l’homme providentiel jusqu’au bout, un long séjour à l’hôpital.

« Je vais mourir. C’est tout ce que mon pauvre salaud de père paraît en mesure de rétorquer. Asphyxié depuis le réveil, il a prononcé cette phrase une bonne dizaine de fois, jusqu’à en évacuer le sens. »

C’est un remarquable huis-clos, avec plongée dans les ténèbres de l’âme humaine, vu à travers le regard d’un enfant, que nous invite à suivre ici Patrick Varetz. Son écriture est très efficace. Les incises brèves qu’il insère régulièrement au fil des phrases donnent beaucoup de corps, de précision et d’épaisseur au texte. Elles insufflent, de plus, un tempo lancinant à ce roman extrêmement fouillé. Au final, les innombrables dérives des deux adultes fracassés attisent toujours un peu plus l’envie (et la rage) de s’en sortir – d’une façon ou d’une autre, si possible par le haut – du petit narrateur. Qui reste - on le serait à moins - forcément méfiant.

 Patrick Varetz : Petite vie, éditions P.O.L.

lundi 8 février 2016

Georges écrit

Quand Georges écrit, ça fait des histoires. Et c’est René Troin qui les raconte.
 
En hommage à René Troin, décédé le 9 janvier 2016, cette note publiée sur Remue.net en 2007, à la parution de Georges écrit. Nous nous étions rencontrés à Rochefort sur Loire, et avons ensuite échangé mails et lettres. C'est Pierre Laurendeau, son éditeur chez Deleatur, qui nous avait mis en relation. Et c'est par lui, samedi matin sur l'Alamblog, que la triste nouvelle m'est parvenue.



Cinq ans après La Crau (Arizona), ses "petites histoires" publiées par La compagnie des Indes oniriques aux éditions Deleatur, René Troin réapparaît, toujours aussi vif et malicieux, cette fois chez Ginkgo éditeur, dans la collection "Biloba" animée par Pierre Laurendeau, celui qui présidait justement, il y a quelque temps encore, aux destinées de Deleatur. Depuis une dizaine d’années, ces deux-là (auteur et éditeur), unis dans une réelle complicité, nous préparent des rendez-vous imprévus.

Ici, la rencontre annoncée est celle de deux couples. Elle aura lieu dans un appartement du "Calypso A, un donjon de dix étages (...) sans imagination architecturale mais avec vue sur la mer pour tous les locataires".

Seul problème, quand les invités débarquent, celle qui les attend sur le palier semble un rien contrariée et demande aux arrivants de ne surtout pas faire de bruit. C’est que, de l’autre côté de la cloison, dans une pièce fermée, Georges, "son époux en ébullition", écrit... ça lui est venu d’un coup. Une idée a surgi sans crier gare "pendant qu’il mixait l’huile d’olive, l’ail, les tomates, le basilic et les trois fromages qu’il met dans sa sauce au pistou". Depuis, Georges souffre "ou c’est tout comme, à la lutte avec les mots".

Ce que Georges écrit, le convive (à défaut de le deviner mais s’ennuyant ferme au milieu des chuchotements) essaie de l’imaginer. Il décide même d’y ajouter en prime sa propre touche et fait intervenir au coeur du récit Jimmy Lidol (un type avec un grand air de Moustique, le rocker mythique du début des années 60), certes pas au mieux de sa forme mais zigzaguant encore dans le circuit et roulant dans Paris au volant d’une antique Prairie déglinguée...

Le livre évolue sur trois plans. L’un, statique, dans un salon morose où l’on reçoit. L’autre, épique, dans une époque électrique qui en a laissé plus d’un sur le carreau. Le troisième enfin, hypothétique et subtilement détourné, dans l’imagination d’un auteur et de son double (moqueur) très en verve.


« Sur ma gauche, tout près, quelqu’un tousse. Je tourne la tête juste ce qu’il faut pour découvrir Georges - ça ne peut être que lui - accoudé à la fenêtre de la pièce voisine. Mais lui ne soupçonne pas ma présence - saura-t-il jamais que je me tins sur son balcon ce fameux soir ? »

Un dernier mot , avant que l’auteur des Vingt palindromes et des Douze aventures de Câline et ses amis (Deleatur, 1998 et 1999) ne s’éclipse, en quête d’autres périples, un mot pour saluer la collection "Biloba" qui accueille des textes d’auteurs dont on parle peu mais qui tous étonnent, détonnent et  décapent. Comme Ernestine Chasseboeuf (en trois volumes) ou Jean-Pierre Brisset (Le Brisset sans peine).

René Troin : Georges écrit, Ginkgo éditeur.

Passionné de musique et de chansons, René Troin (que l'on reconnait sur la couverture de Georges écrit), était l'un des trois piliers du site Crapauds et rossignols.

jeudi 4 février 2016

Charøgnards

Quelques pages, placées en début d’ouvrage, nous indiquent que le manuscrit qui est à l’origine de ce livre a été retrouvé en une époque indéterminée en très mauvais état. Séché et restauré, il n’a pu être restitué dans sa totalité. Pour l’auteur, ce texte, au moment où il le rédige, constitue un simple journal de bord. Il entend y noter le bouleversement créé par l’arrivée et l’installation de milliers de volatiles (tous se pavanant en arborant un remarquable plumage noir charbon) dans la petite ville où il vivait jusqu’alors au calme, et en harmonie, avec sa compagne et leur bébé. Or, il se trouve, que les corbeaux peu à peu se multiplient, semant le trouble dans la contrée. Ils donnent de la voix, prennent leurs aises, sur les trottoirs et les places, puis dans les parcs et les champs, passant des fils électriques aux toits des voitures.

« On échange des poignées de mots écorchés touchant de près ou de loin aux charognards qui trouent le ciel et parent les rues. »

Au départ, les habitants tentent de minimiser leur inquiétude en blaguant (« on se croirait au cinéma ») mais bientôt tous considèrent la menace trop forte pour pouvoir continuer à vivre comme si de rien n’était. Les visages deviennent graves. Les paroles se font rares. Le curé a été attaqué puis haché menu à coups de becs et de griffes au pied de son autel. Les villageois commencent à faire leurs valises et à migrer. Le narrateur, qui s’obstine à rester en espérant des jours meilleurs, voit également ses proches s’en aller.

« Personne ne se risque plus dans nos rues – qu’on dirait placées sous couvre-feu. Moi-même j’évite désormais, dans la mesure du possible, de quitter la maison, sans toutefois pleinement m’y résoudre. Sommes condamnés à l’autarcie, moi et les quelques autres qui n’ont pas fui. »

Claquemuré chez lui, il va progressivement tout perdre. Famille bien sûr, puis repères, travail, voisins, mais aussi sa raison et sa propre identité. Le « je » narratif du départ va se transformer en « tu ». L’homme qui note un quotidien où il ne maîtrise plus rien (pas même la notion du temps) se trouve désormais en train de regarder vivre un autre. Son écriture en pâtit. Qui devient de plus en plus squelettique. Ainsi que sa santé mentale. Qui s’effrite.

C’est la lente, l’irrémédiable chute d’un être malmené par les événements avant de finir épuisé, à bout de souffle, que conte Stéphane Vanderhaeghe dans son premier roman. Il parvient à changer de registre d’écriture quand il le faut et serre constamment de près les funestes personnages (ces charognards en ordre de bataille) d’une histoire qui ne peut que mal se terminer, tant il paraît vain de vouloir résister seul, comme le fait cet homme obstiné, scotché, arc-bouté sur son morceau de territoire, quand tout autour la guerre fait rage.


 Stéphane Vanderhaeghe : Charøgnards, Quidam éditeur.

lundi 25 janvier 2016

J'y suis, j'y suis toujours

Ce n’est pas parce que le corps – forcément usé par des années qui furent loin d’être de tout repos – connaît en vieillissant de fâcheux ratés, que l’on se doit de battre en retraite, de s’exclure, de se ratatiner en ne s’en remettant qu’à de vagues souvenirs qui, de toute façon, finiront par s’éroder et par disparaître.
Cette stratégie du piteux repli sur soi n’a pas cours chez Lionel Bourg. Et pas plus la sagesse que certains, passé un certain âge, vénèrent tant. Son charme anesthésiant, il le laisse volontiers griller les neurones de ceux qui ont décidé de rentrer définitivement les griffes. À cela, à cet état de fait assez désespérant, il préfère opposer une saine colère, celle d’un homme debout. Et même vent debout. Disant simplement, avec ses mots, sa verve, son énergie, ses flèches bien acérées, bien décochées, ce qui doit être dit, écrit, dénoncé, d’abord littérairement, et avec force, à propos d'un monde terrible, injuste, impitoyable qui continue de broyer sans ménagement.

« Je suis des régions grises.
Des scories, du mâchefer, des laves assouvies et de la crasse industrielle.
Du granit comme des gneiss, du grès primitif, des schistes délités dans l’obscurité que les miens creusèrent. »

Il n’oublie pas d’où il vient et sait de quoi il parle. Il le fait en prenant un minimum de distance pour exprimer au mieux les affres d’une désespérance dont les racines s’entortillent au plus profond d’un peuple bafoué. Il espère que celui-ci finira par relier en réseau toutes ces craquelures et fissures qui ne sont encore qu’à peine visibles en surface. Ce serait une belle revanche que de contraindre les représentants d’une élite intellectuelle franco-française toujours aussi prétentieuse (lesquels se relaient, à coups de livres et de plateaux télé, pour expliquer à peu près tout et n'importe quoi, en culpabilisant, au passage, ceux qui souffrent) à rabattre enfin leur inépuisable caquet...

« On parle de piété. D’extase et de sacré. Du "mal". De la simplicité. Un bénédictin du sérail encense la pauvreté. À d’autres ! L’indigence, j’y suis né : ce n’est pas folichon à voir. Quant à s’en réclamer, légitimant le principe d’une vérité supérieure, chaste, évangélique, ne comptez pas sur moi, la pire abjection, qui se complaît à salir toute beauté justement, rejoignant sur la scène de leur pseudo conflit la feinte humilité du "Très-bas" et les roueries, les pièges ou les caresses d’une habile théologie négative. »

Lionel Bourg met le doigt là où ça fait mal. Il appuie et ne relâche pas la pression. Non seulement pour dénoncer l’effroyable « ordre des choses » que cimentent en partie finance et religions mais aussi pour mettre en lumière les quelques motifs d’espoir qui permettent d’entrevoir de vifs et salutaires sursauts.


Lionel Bourg : J’y suis, j’y suis toujours, éditions Fario.



lundi 18 janvier 2016

Pas Liev

Liev est un personnage étrange et déroutant. Brosser son portrait paraît de prime abord difficile. On fait sa connaissance à l’instant même où il descend d’un car, se retrouvant dans un paysage qui a des allures de morne plaine et où personne, à part un homme à vélo qui s’arrête pour lui demander ce qu’il fait là, ne semble vivre. L’inconnu le rassure néanmoins en lui disant qu’il est sur la bonne route et que le village de Kosko, où il se rend pour prendre ses fonctions de précepteur, n’est plus très loin.

« On n’avait pas l’air d’attendre Liev à Kosko. La femme qui l’avait introduit à "l’office", comme elle disait, ne semblait pas savoir qui il était ni pourquoi il était là. »

Le problème, et cela le déçoit, c’est que les enfants ne sont pas présents. Ils sont en vacances et n’arriveront que plus tard. Liev, qui pense beaucoup, et qui retourne chaque mot ou expression dans sa tête pour tenter de bien comprendre ce qu’on lui dit, imagine qu’ils viennent sans doute de contrées lointaines et qu’il leur faudra encore un peu de temps avant de rejoindre Kosko. En attendant, on l’emploie comme sous-intendant. Il doit recopier des factures dans un registre. La vie s’organise doucement. S’il se laisse volontiers porter par les événements, il n’en demeure pas moins attentif aux détails qui rythment son quotidien. Son esprit d’escalier est mis à rude épreuve. Il y a un décalage constant entre sa perception des faits et la réalité elle-même. En fait, tout se passe comme si Liev vivait à la place d’un autre. Qui serait Liev et pas Liev.

Et c’est justement ce genre d’interstice que Philippe Annocque aime visiter. Celui-ci, il le suggère et s’y glisse avec subtilité. Liev, qu’il invente sous nos yeux, a une personnalité peu commune. On la découvre au fil du texte. Il s’avère peu bavard. Semble avoir de sérieux problèmes avec la logique. Ne sait jamais si on lui veut du bien ou du mal. Il subit plus qu’il ne décide. Il va pourtant vivre à Kosko une grande histoire d’amour. C’est en tout cas ce que l’on peut penser en apprenant qu’il s’est fiancé avec Mademoiselle Sonia, la fille de la maison. Mais rien n’est vraiment avéré. Tout est sujet à caution. C’est là la force du roman. On en vient forcément, à un moment donné, à se demander qui est ce Liev qui reste étrangement à distance de presque tout ce qui lui arrive. Est-ce un rêveur, un absent, un malade, un homme naïf mais dangereux, un fabulateur, un schizophrène ? La réponse, cinglante et inattendue, viendra en fin d’ouvrage. Clôturant un livre rare et épatant. On en sort sonné et admiratif. Heureux d’avoir ainsi été porté, et transporté, en territoire inquiétant par l’impeccable virtuosité de Philippe Annocque.


 Philippe Annocque : Pas Liev, Quidam éditeur.


samedi 9 janvier 2016

Matthieu Messagier

 J'ai toujours eu beaucoup de mal à parler de Matthieu Messagier. L’œuvre, abondante, foisonnante, déjà plus de soixante-dix livres, ne cesse pourtant de m'émouvoir. La difficulté vient d'ailleurs. Elle jaillit dès que j'essaie de noter, saisies au vol, les multiples émotions perçues au fil des lectures. Chercher à les réunir, à les assembler, en gerbe, pour mieux les toucher, et plus encore en révéler les origines, a jusqu'à présent fragilisé mes différentes approches. Force m'est d'admettre qu'on n'aborde pas cette écriture, tendue à l'extrême, dotée d'une énergie hors pair, en se présentant à elle de face, les bras ballants, muni, piètre bagage, d'une petite boîte à outils critiques et de quelques résidus de poussières d'école... 

Ce fleuve qui enfle, et déboule entre les pierres, prenant souvent des allures de torrent, semble dire au lecteur mal préparé (que je suis) de ne pas trop s'exposer aux vertigineux fracas à l’œuvre dans ses cascades. Il vaudrait mieux qu'il reste tranquille sur la berge, loin des remous et des spirales d'écume...  À lui le loisir de bouger, de sinuer, passant du Précis de l'hors rien aux Archives dispersées en glissant, si ça lui chante, Des larmes sur une véranda de massepain. À lui d'aller, de venir, d'un livre l'autre à la rencontre d'une voix singulière... Mais qu'il ne se mêle pas du reste, et surtout pas des intimités de l'herbe et de la rosée, secrets ou intuitions qui somnolent dans des valises remplies de ouate... À portée de main d'un homme qui poursuit une grande aventure, là-bas, en son pays de Trêlles, où il m'accueillit un jour de pluie, heureux, souriant sous un grand parapluie en compagnie de son chien Boulou  qui ouvrait la route au fauteuil roulant en écartant prestement les deux ou trois jars énervés qui s'égayaient  au milieu du chemin, là-bas où « sur les langes sont des doigts de sang », dans des contrées humides où « les couteaux d'inondation racontent des géographies blêmes de poumons dévalés », sans demander d'explication à personne. Vivant, fébrile, dans « l'éclat de la non demande à rien ».

Les premiers poèmes publiés de Matthieu Messagier (qui en réalité écrit depuis l'enfance) ont commencé à circuler en fin 1971 lors de la parution d'un livre collectif, Manifeste électrique aux paupières de jupes, édité par François Di Dio au Soleil Noir. On y lisait des voix pour la plupart inconnues : Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot entre autres. Ce qui se disait là semblait venir « d'un sang qui sourdait de jeunes fruits de coque verte » (1). Une cérémonie entre riffs et caresses. Un chemin lacté, sonore, un peu chaotique avec, lancés dessus, 16 poètes (et presque autant d'étoiles filantes) qui, se croisant, froissaient, jetaient par-dessus bord la sacro-sainte image du soliste rivée à sa solitude mansardée. D'autres, au même moment, dans cet après 68 en quête de recherche et de rupture, s'assemblaient également, dans des parages voisins, pour publier Le manifeste froid (2). Et ailleurs, un peu plus chamboulée mais tout aussi collective, naissait l'épopée TXT 

Il faut évidemment se méfier des raccourcis faciles mais tout de même, vu d'ici, autrement dit de loin, et après coup, quelque chose avait bel et bien l'air de se passer dans le petit domaine de la poésie française d'alors.

Que Matthieu Messagier débarque ainsi, en force, et néanmoins en lisière, avec d'autres, « par brèves fulgurances, dans les interstices d'un langage détruit », (pour reprendre les propos d'Alain Jouffroy à la sortie du Manifeste électrique) n'a rien d'anodin. On se trouvait en présence d'une écriture libre, légèrement démarquée, et déjà sûre d'elle. Il n'y avait (et il n'y a) chez ce poète aucun balbutiement. Avec lui, on ne tâtonne pas, on touche... Un an plus tard, seul cette fois, dans Nord d'été naître opaque, Messagier, évoquant à l'occasion ses « rites de poète arraché des laboratoires blêmes », ira plus loin, voyageant, par méandres, dans ce qu'il a conçu comme devant être

un texte-itinéraire du geste dans la langue, poème évanoui, livre-étamine blessé du septième océan particulier (…) un bruit de la peau, un conte, un rite.

La grande mécanique est en route. Le corps est assez fort pour lui résister. C'est qu'elle réclame, cette écriture. De l'énergie, de la tension. Des morceaux d'enfance et sa part de dérision. De la vitesse aussi. Et des éclats de lumière, de voix...

face magique moi s'enfance
puis furent ce large de peau de larmes élève
hors de lèvres l'aiguille paume lappe,
dit là laine de bague-jet, lente
ce mais l'oreiller l'ongle
appelle ce or neuf d'asphalte-brandit
pleure sa vague d'argile éteint limonade
en ça l'atome l'écriture

Le flux est rapide, la langue désarticulée, vouée au pilotage automatique. Les mots, doubles, tordus, écrits dans un présent qui passe en cascades, ne tiennent pas à se poser et à s'assembler pour émettre ce qu'on appelle d'ordinaire un début de sens. Celui qui les conduit, serrant à l'extrême ses lignes, lui qui se présente parfois, sourire aux lèvres, « Kwakiut / exilé au pays du verbiage » et qui affirme « écrire pour me distrayer », préfère porter ses poèmes ailleurs, vers des transes plus éclatées. Le chant, électrique, proche, dans ses ondulations, du cut-up cher aux poètes de la Beat Generation, est essentiel. C'est lui, par delà brisures, syntaxes, ellipses, ratures et grammaire chahutée, qui donne corps, couleurs, contrastes, rythmes et voix au texte.

Messagier, d'un naturel discret, se contentant de semer, ici et là, au fil des livres, quelques indices, lève dans  ses conversations avec Renaud Ego (3), un coin du voile. « C'est l'oral de l'image qui passe avant son visible, comme si l'image passait par la bouche et non par les yeux ». En réalité, ce sont tous nos sens qu'il sollicite. Son écriture récupère sans cesse, au « sortir du hasard », d'indicibles buées d'émotions. Elle décrit ici « des hivers sculptés à la oiseau maritime », là une « allée affable » ou « le chant de la grive / à son lin remis », ailleurs « la suavité du sucre d'un coin de rue ». Il y a de quoi être décontenancé, d'autant que ce sont ces mots, que l'on dit mal associés, venus se poser et s'unir en un même vers, qui insufflent leur énergie au poème. L'attelage a de l'allure. Messagier, qui attend « la neige des dessins animés américains (…) pour « dévaler les pentes de l'écriture », le guide d'une main ferme. Vers d'étranges galaxies.

S'il est un thème (désir) récurrent dans cette œuvre, c'est bien celui du voyage. Une mobilité associée à une certaine projection dans le temps, celui-ci devenant, presque toujours, relatif.

L'heure de mille ans
L'heure d'une seconde,
Pareil.
Il faut la rendre.

Note-t-il en ouvrant Un livre d'heure – qui succède, dans Les Chants tenses (4), au Voyage à la planète – où fleurissent les décalages horaires. Il capte les fuseaux avec agilité. Les glisse dans ses pensées et leur demande de le mener très loin, entre « Cachemire et coquillettes », du chant de l'aube aux épines phosphorescentes de la nuit noire, récupérée dans quelque pinède de son choix.

Avec l'origine nous avons beaucoup voyagé
De l'hiver austral des cieux roses et bleus
Au talus prodigieux des ophrys et des trolles.

Chez Matthieu Messagier, l'imaginaire saute allègrement  d'un continent l'autre. On trouvait déjà cela, cette « fausse errance à l'illusion légère », dans ses premiers textes. Elle est aujourd'hui plus manifeste encore. Située à des années lumières de tout exotisme. Et de quelque tourisme (fût-il littéraire) de croisière que ce soit. Ce que l'on surprend chez lui est de l'ordre de l'éblouissement. Le voyage est, par bonheur, désorganisé (ou pas organisé du tout, voire abstrait, immobile, inventé). Un lieu, un prétexte et un point de chute à l'hôtel (où l'on « descend », le temps d'un poème) : il n'en faut pas plus à l'auteur pour enclencher le rêve, se propulser en Chine, au Mexique, en Russie ou ailleurs en en profitant pour apprécier sous un angle différent ses territoires intérieurs et familiers. Ainsi, tous les poèmes du Dernier des immobiles et de À l'Ancre d'achronie (5) sont écrits sur du papier portant en en-tête le nom d'un hôtel du monde. C'est sa façon d'aller voir ailleurs. Et de s'y repérer, pleinement, les sens en alerte, la pensée cavaleuse. « Un voyage absolu / Une réponse de l'esprit aux insuffisances du corps » écrit-il, sans s'attarder sur les douleurs de ce corps qui, rattrapé par la maladie, ne lui permet plus guère de quitter le pays de Trêlles (sa petite vallée avec, au fond, un ruisseau) et « Le Moulin », à Colombier-Fontaine, dans le Doubs, où il réside... Comment ne pas songer, un instant, à cet autre, très proche équilibriste, Stanislas Rodanski,  voyageur de même lignée qui parvint à se maintenir au-dessus du vide tout au long de son livre La Victoire à l'ombre des ailes...

Le Moulin (et ses alentours) est devenu l'un des éléments du puzzle.  À peine revenu, tout étourdi, du détroit de Béring ou des Appalaches, il y fait provision de graminées en tous genres. Il adapte le paysage à ses humeurs. Tente « quelques lapsus tels la nostalgie errante des vanesses de l'ortie ou des friselis de vent. » Il file ensuite aux rivières, aux filets torturés, aux fontaines cachées, aux pluies lentes et à toutes les eaux qui courent, empruntant le dénivelé des collines pour venir mouiller dans ses textes. Il y entend « des dictées d'organdi aux nageoires d'odeurs » qu'il transcrit illico sur ses feuilles. Le Carnet du dehors l'accompagne. Il y dessine des corridors d'images. N'hésite pas à y ajouter les multiples personnages qui, apparus dès Les laines penchées (6), débarquent à l'improviste dans ses livres. On y voit Vic et Eance, et Franz Kafka chez le tailleur, et Agrippine et Aristobule, et Métavenin et les doryphores, et Jeanne Duval et le chat, et Victor Aigue-Rose et Esther Della Verna... Beaucoup d'autres encore, tous plus ou moins d'accord pour affirmer, avec ce metteur en scène grave et léger, tour à tour désinvolte et désemparé, que l'on « peut vivre une vie entière en un seul matin doux ». À condition de croire aux légendes vraies, d'

aller à mi-boire
respirer
de ces lèvres
qui endorment
le tourment
sous
l'égide...

et de retourner, en quelque « dormir réveillé », la face cachée des éboulis du réel. Histoire de les toiser enfin sous un jour heureux, en grande liberté (de ton, de forme et d'inspiration). Sans parti-pris formel, sans anathèmes jetés à la sauvette, sans clivages et sans frontières entre le travail sur la langue et l'élaboration du chant.

(1) Matthieu Messagier, extrait d'un texte écrit avec Michel Bulteau, Manifeste électrique aux paupières de jupes, Le Soleil Noir, 1971,
(2) Jean-Christophe Bailly, Yves Buin, Serge Sautreau et André Velter, Le Manifeste froid, 10-18, 1973
(3) Renaud Ego, Matthieu Messagier, l'arpent du poème dépasse l'année lumière (essai, suivi d'un choix de poèmes, édition Jean-Michel Place, 2002,
(4) Matthieu Messagier, Les chants tenses, Flammarion, 1996,
(5) Matthieu Messagier, Le Dernier des immobiles, Fata Morgana, 1989 et À l'Ancre d'achronie, Fata Morgana, 1999,
(6) Matthieu Messagier, Les Laines penchées, Seghers, 1975.


Logo : Le dernier des immobiles,  film de Nicola Sornaga. (Point de départ :  Nico, un jeune Werther déglingué, part à la rencontre de Matthieu Messagier, un poète qui lit L'Équipe en fumant des havanes.)

Parmi les récents titres de Matthieu Messagier : Poèmes sans tain, Flammarion, 2010, Le Journal Perdu de Littera Lord de la Bijouterie, Impeccables, 2013, La dernière écriture du simplifié, Le Castor Astral, 2013, 

Le Pays de Trêlles, site consacré à Matthieu Messagier, s'ouvre ici

vendredi 1 janvier 2016

Un soupçon de présence

C’est une histoire de présence au monde. Déclenchée un peu par hasard, un matin de printemps. Voici comment : Alain Roussel est à sa table de travail, en train d’écrire tout en regardant par la fenêtre. Devant lui, il y a un arbre. Et voilà qu’un oiseau vient se poser sur l’une de ses branches. Cela n’a l’air de rien mais c’est pourtant à cet instant précis que se produit le déclic sans lequel ce livre n’existerait pas.

« Sa vie rencontre la mienne dans une sorte de fulgurance, le temps d’un regard. Il est là, je suis là. Ma présence s’interroge dans la sienne. Dans la solitude de toute vie, quoi qu’on dise, il est mon frère d’un moment. »

Si « l’oiseau est réel », celui qui l’observe doit l’être aussi. Mais comment en être si sûr ? Est-ce que l’imaginaire de l’auteur n’a pas, une fois de plus, supplanté la réalité, au point d’en inventer une autre ? Être présent physiquement, sentir le poids de son corps sur une chaise, ne suffit pas à convaincre celui qui sait que la seule réponse à ses interrogations réside dans la vitalité – ou pas – de ses sens.

« Je n’ai de contact avec la réalité que par mes sens tels qu’ils existent. Sans eux, pas de conscience. »

Il lui faut humer, toucher, entendre, goûter, voir, percevoir en créant de discrètes correspondances entre tous ces sens qu’il entend maintenir en parfait état de marche. Cela ne peut se faire sans un usage régulier, et même constant, de ces incroyables atouts que la vie a mis à sa (et à notre) disposition. Ceux-ci ouvrent des portes fabuleuses. Il convient de trouver ensuite les mots adéquats pour transmettre ce que l’on a trouvé de l’autre côté de ces frontières invisibles. L’exercice est particulier et l’auteur de La vie privée des mots y excelle.

« Les mots jaillissent des mots, du fond de mon esprit, pour se déployer en vagues successives ou qui se chevauchent, parfois se dépassent, emportées par l’élan. Je les écoute. Je les regarde. Je les touche. J’en goûte le sel par le mental. J’en respire en moi-même l’écume. »
Alain Roussel connaît le potentiel physique et sensuel des mots. Il apprécie leurs sonorités, leurs couleurs, leurs odeurs. Il est également conscient de leur faiblesse. Ils ne peuvent porter une pensée, une réflexion, une émotion, une fiction, un poème qu’à condition d’être judicieusement assemblés. C’est ce travail qu’il mène en permanence, avec simplicité, lâchant volontiers la bride à ses phrases, autant pour s’amuser et vibrer intensément que pour leur offrir un peu plus de champ libre. Son imaginaire en effervescence se met alors à cavaler.

« Tout est possible. Ce n’est plus l’être des choses qui s’exprime, mais l’être des mots, avec sa liberté inouïe. »

Il tient à cette liberté et le prouve avec ce livre subtil, inventif, intelligent et malicieux où il s’affirme bel et bien présent au monde, en vie, et tout à fait décidé à le rester longtemps encore. Et à en jouir jusqu’au bout.

 Alain Roussel : Un soupçon de présence, éditions Le cadran ligné.