lundi 6 septembre 2010

Requiem pour un paysan espagnol

La force du Requiem de Sender (1901-1982) – l’un des livres essentiels parmi tous ceux qui ont pour trame la guerre d’Espagne – réside dans sa capacité à tout dire (et transmettre) en usant simplement de l’ellipse et de la suggestion. Le décor, l’époque (1936), les personnages et l’argument du roman sont rapidement posés.
Un curé s’apprête à célébrer une messe de requiem pour un jeune homme exécuté un an plus tôt par les phalangistes. Assis dans sa sacristie, en compagnie d’un enfant de chœur et d’un sacristain presque invisible, il attend l’arrivée de la famille et des amis de Paco du moulin, le jeune paysan assassiné.
Or, personne ne vient, hormis le poulain du mort (qui cavale dans l’allée centrale et qu’il faut chasser) et trois hommes redoutables (représentant l’ordre, le pouvoir et la noblesse), plus ou moins impliqués dans le meurtre. Tous veulent d’ailleurs payer la messe, espérant solder à leur manière un passé qui ne cesse de hanter le curé dont la responsabilité dans l’exécution est indéniable. C’est en effet lui qui, après avoir reçu des centurions la promesse qu’un jugement équitable serait rendu, a indiqué l’endroit où Paco avait dû se cacher pour ne pas subir le sort réservé à tous ceux qui se plaçaient du côté des républicains. Sitôt débusqué, le fugitif sera fusillé.
Le prêtre, les yeux fermés d’un bout à l’autre du récit (ce qui est loin d’être anodin), se remémore un à un, et chronologiquement, les épisodes qui ont marqué les vingt-cinq ans de la vie de Paco. Il le fait en sachant (sans se l’avouer) que si l’église reste vide, c’est parce que pas un des villageois ne souhaite assister à une messe célébrée par celui qui a trahi.
Ramon Sender, sans accabler le prêtre, montre, par touches successives, sa naïveté et sa soumission à l’ordre établi. Il le fait en s’attachant à ce que le personnage central du roman ne soit pas celui qui dévide sa mémoire mais l’autre, le mort, toujours présent, qui a su passer le témoin à ceux qui affirment leurs convictions en ne se rendant justement pas à l’église ce jour-là.

Un autre texte de Sender, intitulé Le Gué, toujours écrit sur fond de guerre civile, touchant là encore à la dénonciation et à la mort certaine qui s’en suit, est publié à la suite du Requiem. Récit aussi bref et percutant que le précédent.
L’écrivain, né en Aragon, où se déroulent les faits racontés dans ces deux textes, a vu sa femme être assassinée durant la guerre. Son frère Manuel fut également exécuté en 1936. « Ceux que l’on appelle les fascistes le tuèrent pour le simple et noble fait d’avoir été démocratiquement élu maire de Huesca ».
Paco, le héros du Requiem (livre interdit en Espagne jusqu’en 1974 et publié une première fois en France en 1976 chez Fédérop) a connu un destin identique. Et pour les mêmes raisons.

Ramon Sender : Requiem pour un paysan espagnol (traduit par Jean-Paul Cortada) et Le Gué (traduit par Jean-Pierre Ressot), éditions Attila.

mercredi 1 septembre 2010

Les chiens errants de Bucarest

Invité à se rendre en Roumanie pour participer à une série de rencontres littéraires, Lionel Bourg revint de ce périple lointain, de ce voyage dans d’ « inquiètes Transylvanies intérieures » avec, collé sur la fibrine gaufrée de ses valises, l’haleine rugueuse des chiens errants de Bucarest.
Le livre, à peine entamé, fascine. Bourg nous y embarque avec frénésie. On part au quart de tour, pris, dès la très sinueuse première phrase, dans le tourbillon d’un texte qui, se lisant langue pendante, n’autorise nulle pause en cours de route, serait-ce pour boire, laper ou même se mirer dans l’une des nombreuses flaques de pluie qui trouent les pavés de l’étrange capitale…
C’est à une longue déambulation, presque toujours nocturne, dans une « ville froide, brumeuse », qu’il nous convie. Ses guides, ce sont les bandes de chiens qui traînent aux abords de la gare, stationnent aux carrefours, se retrouvent près des murs et des gravats, courent « sur » les automobiles et finalement s’esquivent, fiers ou infirmes, tirant la patte ou babines retroussées, frôlant de leur « démarche oblique » de hautes palissades.
Entre les discussions tenues en intérieur feutré le jour et les escapades nocturnes au dehors, dans la proximité fiévreuse des chiens, son choix est rapide.
« Je suis des leurs », dit-il.
Sorti, lui aussi, d’une meute d’éclopés.
Perdu, comme eux, sur des trottoirs bordés par la brume neigeuse des Carpates. Et intégrant, de fait, la horde de ces trois cent mille paumés, jetés à la rue au terme d’un « ubuesque chamboulement immobilier » et dont les aboiements plaintifs ou furibards, ne cessent de réveiller douleur, solitude et tendresse au fond de sa mémoire.
Lionel Bourg voyage en portant des sacs chargés de vives mythologies. Son dépaysement, poussé du coude par une réelle nostalgie, lui permet souvent de toucher du doigt quelques unes de ses racines secrètes.
Il en suit les contours avec humour. En profite pour lâcher du lest à son texte, de façon à ce que toutes les émotions puissent s’y enrouler… Des ombres se déplacent qui rappellent ici la présence pas si lointaine d’un sinistre Tintin chez les Soviets, là celle d’un fils de comte devenu empaleur de Valaquie, ailleurs celle, plus floue, d’un as du ballon rond attifé un temps du titre de « Maradona des Carpates » ! Ce sont quelques unes des figures du petit théâtre d’ombres de Bucarest. Lionel Bourg, fumant une cigarette sur les marches de la Bibliothèque Nationale des collections, les évoque avant de poursuivre sa route… Avant de filer place Romana ou, plus loin, rue Polona, rue Dumbrava Rosie, dans « la poésie des noms propres » avec, pour alliés, ces errants honnis et plaintifs à qui il rend, en ces pages, un bel et vibrant hommage.

« Dehors, le froid relevait le col des promeneurs. Un vent cinglant décapitait les fleurs naissantes des magnolias. Je pensais aux chiens. J’avais, qui le vrillaient, dans un recoin du crâne l’aboi des animaux et le silence famélique des hommes. »


Lionel Bourg : Les chiens errants de Bucarest, éditions Fata Morgana.

mercredi 25 août 2010

La Légende des repas

À un moment donné, alors que le repas (non pas le gargantuesque mais l’un des plus simples et non moins salutaires rendez-vous quotidiens) bat son plein, Georges Haldas nous rappelle, opportunément, qu’en latin les mots saveur et savoir ont la même origine : sapere. L’un et l’autre demandent la même attention, la même curiosité, la même disponibilité. On peut finalement apprendre autant d’un repas que d’un livre. Et plus encore quand les deux se réunissent pour donner vie à ce que l’écriture d’Haldas transforme ici en légende.

« Quand je suis avec quelqu’un, je le sens dans son corps, dans sa gestuelle, dans le timbre de sa voix, et pas seulement par ce qu’il me dit, mais aussi aux contradictions qu’il y a entre le timbre de sa voix et la nature de ce qu’il me rapporte. Quand il s’en va, je vois en outre son dos qui est son inconscient, cela qu’il n’a pas pu cacher. »

Ces propos de l’écrivain suisse (né à Genève en 1917), extraits de L’échec fertile (Paroles d’aube, 1996), s’appliquent également à ces moments passés autour d’une table. Ce qui compte, ce n’est pas uniquement ce qu’il y a dans l’assiette mais aussi les êtres qui vivent un même moment au même endroit : patron, serveurs, serveuses, dîneurs solitaires ou en compagnie installés aux autres tables. Haldas jette un œil. Il prend le pouls du lieu. N’invente pas mais suggère assez pour que ceux et celles qui l’entourent s’échappent peu à peu du resto (ou du buffet de la gare, du wagon-bar, du zinc cuivré du coin) pour lui dévoiler quelques indices susceptibles de l’aider à les imaginer tout à fait ailleurs !

« Grand soleil. Près de la voie ferrée. Un cheminot. À l’écart des autres. La pause. Assis sur une poutre. À l’ombre de la cabane aux outils. Pas un festin pour lui. Mieux. Je veux dire : pain, fromage, saucisson. La bouteille. Mais la question, bien entendu, n’est pas là. Elle est dans l’espèce de recueillement où on voit notre homme s’apprêtant à manger. L’attention, la minutie même avec lesquelles il prépare le repas que, dans un instant, il va faire. »

Haldas est tout entier dans ce fragment. Regardant, il s’implique. Se rapproche. Et partage à sa façon le repas de l’inconnu qu’il accompagne ainsi, à distance. On se souvient, soudain, qu’il avait placé, naguère, en exergue au Boulevard des philosophes (le livre où il trace le portrait de son père) cette citation de Pascal : « Toute la suite des hommes n’est qu’un seul homme, qui subsiste toujours ». Et qu’il s’y tient. Epatant dans ses éloges. Très proche, dans celui-ci comme dans les précédents (dédiés aux cafés puis au football), des gens qu’il aime fréquenter, tôt le matin, à La Brasserie hollandaise à Genève ou un peu plus loin, attablé derrière ses feuilles ou son journal au café Chez Saïd, juste avant l’embauche des ouvriers et des employés qu’il salue et qui passent en coup de vent.

De la cuisine familiale des Philosophes à Genève à celle de Céphalonie où il passa ses premières années, il nous invite à partager des moments simples et toutefois presque cérémonieux. Cela va de la préparation (nappe, disposition des couverts, lumière ambiante) à l’après en passant par le déroulement (si possible lent, teinté de sagesse et de gourmandise) du repas. À chaque détail, son regard s’allume. Un rien le met en appétit. Sa curiosité et sa malice s’allient souvent. Il déguste. Il se recueille presque. Et procédant ainsi, c’est sa mémoire qu’il nourrit. Ce labyrinthe qu’il ne cesse d’arpenter, poursuivant une œuvre (plus de 70 livres à ce jour) qu’il serait, notamment en France (où La Légende des repas est sa première publication en poche), temps de saluer comme il se doit.

Georges Haldas : La Légende des repas, Motifs, éd. Le Rocher.

(La plupart des livres d'Haldas sont disponibles aux éd. L’âge d’homme. Certains sont également présents dans la collection « poche suisse », chez le même éditeur).

jeudi 19 août 2010

Fuck America

New York, mars 1953. Un homme est attablé dans une cafétéria, au coin de Broadway et de la 86ième rue. Il s’appelle Jakob Bronsky. Il vient là tous les soirs. L’endroit est idéal. Pour se frotter aux autres déracinés et pour écrire le roman qui lui tient à cœur et qui lui permettra de restituer son parcours et son expérience du ghetto pendant la guerre. Il s’y est mis dès son arrivée aux États-Unis et le roman a déjà trouvé son titre : ce sera Le Branleur.

« Le héros est un homme. »
« Quel genre d’homme ? »
« Un homme solitaire. »
« Un branleur ? »
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Un homme solitaire, c’est toujours un branleur », dit Grünspan.
« Mais mon livre n’a rien à voir avec la branlette. C’est un livre grave. »
« Ça ne change rien », dit Grünspan. « Si c’est un homme solitaire, c’est un branleur. »

Vivant de peu, travaillant comme serveur ou gardien de nuit et gagnant ce qu’il faut (autrement dit le minimum) pour pouvoir ensuite consacrer le plus de temps possible à l’élaboration du Branleur, Jakob Bronsky quitte peu le quartier et le lieu où il a trouvé refuge au milieu des clochards, des prostituées et des paumés dont il se sent solidaire et qui restent, d’ailleurs, ses seuls complices. Il a néanmoins un avantage sur beaucoup d’entre eux : il croit à sa bonne étoile et n’a peur de rien. Son apparente petite taille ne le gêne pas du tout. Son vieillissement prématuré non plus. En réalité, il s’en fout. Seul importe le livre à écrire. Le livre et ses racines profondes. Qui ont à voir avec les visas d’immigration refusés à son père qui les demandait, dès 1938, au consul des États-Unis en Allemagne.

« Très cher Monsieur le Consul Général,
Depuis hier, ils brûlent nos synagogues. Les nazis ont détruit mon magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé mon compte bancaire. Nous devons émigrer. Il ne nous reste rien d’autre à faire. Les choses vont encore empirer. Le temps presse. »

Le visa arrivera … douze ans plus tard, jetant Jakob Bronsky dans les rues de New York.

« Que fait Jakob Bronsky un samedi soir ? Il pourrait se rendre à Times Square, dans l’un des cinémas à deux sous, se taper une branlette. Il pourrait lever une petite pute. Il pourrait aller danser, au Roseland par exemple. Il pourrait se balader sur Broadway, entre la 72ième et la 96 ième rue, aller-retour.
Une fois la nuit tombée, Jakob Bronsky décide que le plus raisonnable, c’est d’aller à la cafétéria des émigrants. Là-bas, il pourra manger un morceau, pas cher et pas mauvais. »

Se débrouiller, satisfaire ses impérieux désirs sexuels, enrouler les chapitres et aller au bout de ses projets restent ses seules exigences. Il met tout en œuvre pour y parvenir. En se montrant malicieux, malin, hâbleur, roublard quand il le faut et en menant sa barque à bon port par gros temps.

Derrière ce héros littéraire (qui peut parler de lui à la première ou à la troisième personne avant de se tutoyer en se rudoyant), il y a évidemment celui qui s’est constitué ainsi un double imparable : Edgar Hilsenrath lui-même, né à Leipzig en 1926 et qui, émigré comme son personnage, a beaucoup écrit la nuit dans les cafétérias juives. Si la reconnaissance a tardé, elle est aujourd’hui incontestable. Pas seulement aux U.S.A. mais également en Allemagne (il vit à Berlin depuis de nombreuses années) où l’édition complète de ses œuvres a débuté aux éditions Dittrich en 2003. En France, deux livres, Le Conte de la pensée dernière (prix Alfred Doblin) et Le Retour au pays de Jossel Wassermann, sont disponibles en biblio-poche après avoir été publiés chez Albin Michel en 1992 et 1995.

Entre Jakob Bronsky et Edgar Hilsenrath, il y a la parenté, le dédoublement et la connivence que l’on trouve chez d’autres duos littéraires célèbres tels Chinaski et Bukowski ou encore Bandini et Fante. Cela dit, Hilsenrath n’a pas seulement à voir avec ces deux écrivains. Sa verve, son humour, ses fantasmes assumés, son sens de l’oralité, sa façon de ne pas s’en laisser compter le placent également dans la joyeuse proximité de certains auteurs slaves, en particulier des tchèques Hasek et Hrabal.

Le livre, superbement réalisé, inaugura l'an passé le catalogue des Éditions Attila qui, depuis, multiplient les bonnes surprises. La couverture est du dessinateur et affichiste allemand Henning Wagenbreth et la traduction de Jörg Stickan.

Edgar Hilsenrath : Fuck America, éditions Attila.

vendredi 13 août 2010

Traversées

"Nous devons inventer une autre mémoire
pour ne pas devenir fous."

Roberto Juarroz

Quand plus de vingt fenêtres s’ouvrent en même temps, cela offre de l’air, de la clarté et des perspectives, surtout si aucune d’entre elles ne donne sur quelque paysage ou panorama exotique (de la pampa aux Andes en bifurquant vers la mer, les ports, les bars où ça tangue) mais que toutes s’attachent à dire, au contraire, la réalité d’un quotidien foisonnant, pris et décrit à bras-le-corps (ce qui le rend très physique) par des poètes nés en Argentine entre 1960 et 1978.

Il n’est pas nécessaire de revenir en détail sur ce qu’ont enduré les habitants de ce pays durant les dernières décennies mais il est évident que cette histoire-là (politique, militaire, sociale et économique) ne peut pas ne pas s’inscrire dans la création contemporaine. Ainsi, ce que l’on a pu découvrir récemment à l’écran, d’un bout à l’autre d’Agnus Dei, le film de Lucia Cedron ou dans Les Anges déchus de Pablo Reyero ou de manière plus incisive encore dans les poèmes de Juan Gelman, cela qui avait trait aux années noires, à la dictature, aux opposants disparus, aux plaies toujours béantes et à la désolation qui ne s’efface pas, on le retrouve tout aussi morcelé, en filigrane, de façon sensible, presque anodine mais tellement efficace dans les poèmes des auteurs traduits ici.
Ce qu’ils disent peut surprendre. L’à-vif est en effet rarement transcrit avec hargne mais interrogé de biais, en douceur, en maniant l’ironie, la dérision et parfois l’absurde à petites doses. Nous sommes dans l’art du contournement subtil et judicieux. Plus volontiers dans la digression que dans l’épure. Décrire, restituer telle ou telle scène, y montrer des protagonistes à l’oeuvre leur suffit. Si sens (ou non sens) il y a, ce sera, au final, au lecteur de le déceler en allant fouiller entre les lignes, les mots, les émotions, les compromissions, les répliques, les aléas d’un quotidien qui file de plus en plus vite.
Tous saisissent, captent en un regard (ouvrant à chaque fois une séquence presque cinématographique) ce qui donne du relief à la monotonie ambiante. Ici, un flacon de parfum tombe et perle d’inattendu un ordinaire trop bien huilé. Là, des enfants s’amusent à mettre des pièces de monnaie sur les rails en attendant le passage du prochain train. Ailleurs, quelqu’un trompe son ennui en rêvant lors d’un voyage en bus à destination de Bahia Blanca. Ailleurs encore, un grand père irascible fait du grabuge lors du baptême de son petit-fils (scène restituée par Washington Curcurto à la sortie de l’église), prenant un réel plaisir à faire voler en éclats sagesse et bons sentiments…
Ces morceaux de vies (elles-mêmes souvent en morceaux) qui s’entremêlent avec fougue et néanmoins retenue, assez souvent dans la bonne humeur (on ne pleure ni sur soi ni sur les autres dans ces poèmes), peuvent être considérés comme une « chronique des écrits en cours ». Chronique tenue par des auteurs qui écoutent, observent et notent, en les remixant dans un flux proche de l’oralité, tous les éclats ou murmures, anecdotes et surprises, coups de sang, coups de coeur ou coups de gueule capables, comme le suggère judicieusement Roberto Juarroz (1925 – 1995), l’un des grands poètes argentins, de les aider à s’inventer, dès à présent, « une autre mémoire ».

Ce livre est né grâce à l’association Travesias qui développe des échanges culturels entre des régions très éloignées. Le projet 2008 / 2009 a permis d’établir des résidences croisées de poètes de Bretagne et d'Argentine (Alain Le Saux est allé à Rosario et Sergio Raimondi est venu à Rennes) et d’éditer une anthologie de poésie de chaque pays.

Traversées, anthologie de poésie argentine,traduction de Cecilia Beceyro et de Sergio Delgado, éditions Apogée.

vendredi 6 août 2010

Nono

« Une part de moi ne va pas bien
celle appelée le frère celui qui est
sur un lit d’hôpital avec à la tête
un pansement une bête noire dessous ».

Ce frère, en proie aux affres d’une maladie dont le nom n’est pas dit mais dont on se doute bien qu’elle mord, creuse et mange la vie sans rémission possible, c’est Nono qui déjà ne parle plus, ou si peu, qui ne voit plus, qui n’entend plus et qui se prépare à quitter l’ici-bas pour ailleurs. Cela, famille et proches unis, atterrés, démunis, pris dans cet échange du peu de mots qui précède le silence et l’acceptation, ne peuvent l’empêcher. Ils n’ont que leur présence à donner pour tenter d’équilibrer le balancier d’un destin qui veut que l’un sombre trop jeune tandis que les autres doivent poursuivre sans lui.
Cette absence impossible à combler mais avec laquelle il faut néanmoins s’arranger, Thierry Le Pennec l’écrit avec la force rentrée qu’on lui connaît et qui s’avère ici très efficace. Ses poèmes brefs, déhanchés, roulant pierre à pierre et portant avec eux tant de gestes simples, d’émotions, de réflexes, d’émoi, de chaleur sur la page, s’assemblent pour créer, au final, le plus beau tombeau qui soit : celui dédié à Nono, ce frère disparu qui restera présent aux autres tant que ceux-ci le seront à eux-mêmes, avec fidélité, dans leur quotidien et leurs souvenirs.

Thierry Le Pennec : Nono, éditions La Part commune.

dimanche 1 août 2010

Papy beat generation

« Baby beats ». C’est ainsi que Richard Brautigan avait un jour nommé ceux qui, succédant à Kerouac, Ginsberg, Corso, Burroughs, se retrouvaient souvent au début des années 70 aux abords de la librairie / maison d’édition City Lights Books à San Francisco. Il y avait là Thomas Rain Crowe, Philip Daughtry, David Moe, Ken Wainio, Roderick Iverson, Kaye McDonough, Neeli Cherkovski et quelques autres, poètes aujourd’hui encore peu connus en France mais que l’on peut néanmoins découvrir grâce au livre bilingue (avec CD) Baby beat generation, une anthologie que leur a consacré Mathias de Breyne en 2005 (éditions La Main courante).
C’est après avoir pris connaissance de cet ouvrage et au vu des quatre décennies qui se sont écoulées depuis l’acte de baptême signé Brautigan, que Jean Azarel (poète né à Montréal, vivant aujourd’hui dans le Gard) a décidé de lancer le projet "Papy beat".
Associé à deux poètes français proches de la Beat Generation, Alain Jégou (auteur de Passe Ouest – éditions Apogée – à qui l’on doit également le livre collectif Je suis un cut-up vivant conçu en hommage à Claude Pélieu) et Lucien Suel (auteur, entre autres, de Mort d'un jardinier – éditions Table ronde puis Folio) – et traducteur du Livre des esquisses de Kerouac), il a longuement travaillé sur cet ensemble hors norme dans lequel le flux saccadé propre aux textes des auteurs « beat » américains se perçoit d’entrée de jeu. Tous trois montrent ce que l’on savait déjà : cette écriture n’a pas de frontières. Elle n'est pas non plus isolée dans une époque précise. Elle bouge, elle vibre par à-coups, par scansions, par flashes, par collages. Errances, références musicales diverses tirant plutôt vers le blues et le jazz (mais Patti Smith, Dylan, Canned Heat, Janis Joplin s'y retrouvent) et critiques acerbes d'une société où prévaut le monde de la finance, du pouvoir et des égos survitaminés donnent une assise solide à l'ensemble. Le déroulé d'un passé proche – jamais magnifié – que chacun décline à sa façon, suivant la teneur de sa sensibilité mise en alerte ou à l'épreuve est explicitement relié à un présent pas plus avenant de ce côté-ci de l’Atlantique que de l’autre.
Les voix de Jean Azarel, de Alain Jégou et de Lucien Suel s’entremêlent, se parlent, se répondent et réussissent à créer des textes collectifs la plupart du temps très proches de l’oralité. Chacun garde sa singularité (en intervenant d'ailleurs de temps à autre seul) et tous portent leur histoire, leurs colères, leurs révoltes, leurs rêves et leur énergie intacte via proses et poèmes syncopés et vifs qui transmettent leur tempo nerveux au lecteur.

« C’est peut-être ça qui nous tient ensemble, le fil invisible qui nous lie, des couleurs partout. Des bourrasques. Nos déveines. Nos chagrins d’amour passés à la moulinette de Cream et des extases au son du Gong. »

Jean Azarel, Alain Jégou & Lucien Suel : Papy beat generation, éditions Hors Sujet (35 rue Jules Simon – 56100 Lorient).

mardi 27 juillet 2010

Les Versets de la bière

La vie va tellement vite qu’il convient parfois, si on veut – sur la durée – s’y repérer puis s’y retrouver, noter au fil des mois quelques uns des moments brefs, précis, intenses qui la jalonnent. Ceux-ci aident ensuite au balisage d’un quotidien trop souvent jugé inutile et (sitôt vécu) voué à l’oubli.
Refusant le réflexe de « l’à quoi bon », Lucien Suel a, ainsi, durant vingt ans (de 1986 à 2006) tenu un journal de bord particulier. On n’y trouve nul épanchement, nulle analyse, nulle étude socio-psycho-dépresso-littéraire mais des bribes, des brindilles, des vignettes qui, en peu de lignes, disent les jours, les périples, les rencontres, les échanges, les livres, les lectures qui s’enchaînent.

« Invitation à Marseille par Le disque inaudible pour la sortie de La hache qui rit où j’ai publié Archiviste de la défonce. Dans la galerie L’Apocope, je lis ce poème écrit sous influence en 1972, puis Prose du ver, pour Castaneda et les champignons. Je termine avec Poème papou dont la chute “tabou t’habite, totem t’entube” déride quelques auditeurs. »

On y croise, au fil des rencontres, Christophe Tarkos, Christian Prigent ou Charles Pennequin. On écoute Radio Banquise. Quelque part, au loin, on entend des bribes de Divan le terrible de Jean-Pierre Verheggen. La silhouette de Mauricette Beaussart apparaît. Le 8/8/98, Patti Smith entre en scène à Dranouter (Belgique). Suel est là. Il capte tout. On se laisse guider. On siffle une bière de soif. On repart. On a envie d’ouvrir à nouveau des revues d’époque, de se remettre dans Java, Docks, Starscrewer et de glisser de Lyon à Marseille avec un détour par Rennes avant le retour au nord, là où il réside, s’arrête, se pose, là où il bloque sa boussole, là où il aime, jardine, écrit, traduit avant de refaire ses valises pour (toujours) repartir lire, échanger, dialoguer à l’hôpital, en prison ou en banlieue…

« 50 ans, impression d’en avoir 18 ! Voilà même que j’essaie une nouvelle fois de tenir un journal. Je faisais ça en 1967 à Avignon à la terrasse des cafés (toujours en buvant une bière). Ma valise déposée dans le chariot en montant à bord du Pride of Calais. Petite peur de ne pas la retrouver à Douvres. »

Ces fragments de vie jetés sur le papier sont rarement datés de façon précise. L’année compte plus que le jour. Celui-ci n’intervient que si un évènement s’y rattache, ainsi l’annonce de la mort de l’ami Pélieu le 24 décembre 2002.
Les pages du journal alternent régulièrement avec des séries de notes, réflexions, observations, évidences brèves qui s’affirment plus collectives que personnelles et où le « on » se substitue au « je ». Cette manière d’être soi parmi les autres et de relativiser bien des choses tout en s’interrogeant sur ce qui peut sembler banal (sans l’être) résume on ne peut mieux l’insatiable curiosité de Lucien Suel.
Quant à la bière, il aime qu'elle soit versée avec lenteur. Elle apaise. Elle calme. Il apprécie le vent du nord et les tintements d’abbayes qu’elle porte parfois en elle. Il n’hésite pas à en faire de la réclame. À petites ou grandes lampées, tout à la fois discrète, pétillante, blonde ou ambrée, elle désaltère, redore bien à propos certains soirs un peu gris et met sa bonne humeur à disposition du texte présent.

Lucien Suel : Les Versets de la bière (journal 1986 – 2006), éditions Dernier Télégramme.

mercredi 21 juillet 2010

Cambouis

Antoine Emaz n’est pas seulement le poète qui, avec des recueils tels Os, Peau (Tarabuste), Caisse claire (Le Seuil) ou Sur la fin (Wigwam) sait, en peu de mots (en utilisant un lexique volontairement usuel) aller à l’essentiel. Derrière sa poésie, et souvent en amont, existe tout un travail – que l’on peut dire d’atelier – où notes, réflexions, questions, lectures, éléments brefs et infimes du quotidien ou faits de société, faits divers, historiques, politiques prennent place à l’intérieur de carnets qu’il tient avec plus ou moins de régularité. Ce sont ceux-ci qui constituent la matière de Cambouis, publié aux Editions du Seuil (dans la collection « Déplacements » où François Bon a su donner à lire une douzaine de bon titres : on y retrouve aussi Florence Pazzotu et Albane Gellé).
Cambouis, on y met d’ordinaire les mains pour se colleter une réalité avec laquelle il faut bien, d’une façon ou d’une autre, trouver quelques accommodements. Emaz ne déroge pas à la règle. Il s’y colle. Y dit ses doutes, ses certitudes, sa solitude, ses fatigues, sa peur « d’un tarissement, d’une fin d’écrire avant de mourir ».

« La faiblesse du moi, la présence de zones d’ombre, l’absence de maîtrise… tout cela est vrai et détermine l’écriture. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Je ne le peux pas. »

Ce qui frappe dans cet ensemble, c’est – outre la justesse des réflexions sur la poésie, l’écriture, le livre à construire – la simplicité fragile et intuitive avec laquelle Antoine Emaz s’implique dans le temps présent, prenant à contre-pied tous ceux (souvent poètes) qui, à force de se croire intemporels, gomment de leur langage tout ce qui risquerait de les rattacher à une époque qui est pourtant, bel et bien, la leur. Très personnel également est le besoin qu’il éprouve de donner à l’émotion (pourvu qu’elle soit maîtrisée) toute sa place.
Tout au long du livre, on retrouve les auteurs qui ne cessent de l’accompagner et de le marquer : André du Bouchet, Guillevic, Follain, Reverdy entre autres.
Emaz, « travailleur acharné », lecteur assidu (« lire tout, autant que possible »), épistolier, hypersensible, attentif aux autres, énervé parfois, toujours en quête d’une force, d’une énergie pour poursuivre, pour « vivre dans le faire », est tout entier (même en morceaux) dans le grand puzzle qu’il constitue au fil des mois avec Cambouis.

« J’écris ces notes à défaut d’écrire des poèmes qui renverraient ce questionnement esthétique au placard. Je réfléchis un peu le poème parce que je souffre de son absence, c’est tout. »

Antoine Emaz, Cambouis, éditions du Seuil.

jeudi 15 juillet 2010

Ultimes paroles

À la fin de sa vie, Burroughs, souffrant d’arthrite, ne peut plus taper à la machine. Ses proches décident alors de lui offrir des livres blancs. C’est grâce à eux, il en remplira huit au total, grâce à ces pages sur lesquelles il va noter, au jour le jour, durant un an et demi, de novembre 1996 à fin juillet 1997, à peu près tout ce qui constitue son quotidien, que va prendre forme cet ultime ouvrage.
Burroughs ne se contente pas de décrire ce qu’il vit. Il y ajoute ce qu’on lui connaît depuis toujours, sa hargne, ses pirouettes, ses ressassements, ses nouvelles idées, sa volonté de décrypter le mal, la bêtise et ce qu’il nomme "la conspiration internationale du mensonge", son humour cinglant, son amour des chats (Calico Jane, Fletch, Ruski, Ginger), ses détours - de mémoire - vers Tanger, Paris, Mexico, New York et la présence réconfortante de ses amis morts (Timothy Leary, Herbert Huncke, Brion Gysin) ou sur le point de quitter la scène (Ginsberg).

" 3 avril 1997. Jeudi. Allen Ginsberg est en train de mourir d’un cancer du foie. "Environ deux ou trois mois", lui disent les médecins, et lui, dit : "Moins, à mon avis".
Il dit : "Je pensais que je serais terrifié, au lieu de quoi je suis exalté". J’espère juste qu’il n’est pas submergé par des marques de tendresse étouffantes".

" 5 avril 1997. Samedi. Allen Ginsberg est mort (ce matin) ; paisible, sans douleur. Il avait raison. Quand les docteurs ont dit 2 à 4 mois, il a dit : "Moins, à mon avis". "

Durant ses dernières années, Burroughs vivait à Lawrence, Kansas, dans une rue calme. Ceux qui lui rendaient le plus souvent visite (James Grauerholz - son exécuteur testamentaire - qui signe la préface et les notes de ce volume, Tom Peschio, John Giorno, Jim MacCrary) trouvaient généralement un chat affalé près de la porte d’entrée. Ses journées étaient méthodiquement règlées. Il les passait à lire, à dormir, à recevoir. Prenait tous les matins sa méthadone et ne passait pas une nuit sans avoir, à portée de main, son fusil chargé sous les draps. On retrouve là, hors écriture, les deux passions qui n’auront jamais quittées l’écrivain : la drogue et les armes à feu. Le 29 juillet 1997, cinq jours avant sa mort, il participe à sa dernière séance de tir, à la ferme de son ami Fred Aldrich. Quant à la drogue, il s’y adonna jusqu’au dernier jour.
Suivre Burroughs dans ses Ultimes paroles (ensemble traduit par Mona de Pracontal), c’est aussi côtoyer tous ceux, proches ou pas, qui l’accompagnent en permanence. Shakespeare et Conrad sont fréquemment évoqués. Verlaine également ("Mon passé fut un fleuve maudit"). De même Robert Filliou, Maurice Girodias, Brion Gysin.

" Le chagrin est une émotion de base, comme la joie et la guerre - la pure volonté de tuer. Je les ai tous connus. Et tout ceci je le dois à un seul homme - Brion Gysin. Le seul homme que j’aie jamais respecté. "

Le regard de l’écrivain sur ce qui l’entoure (notamment la politique américaine, les racismes, les discriminations, la guerre au Rwanda) en ces années 1996 et 1997 est vif et acerbe mais sans illusion. À 83 ans, il sait que continuer à vivre, garder sa colère intacte, écrire, lire, réfléchir, revenir sur certains détails de son œuvre et de sa vie, tout cela demande déjà beaucoup d’énergie et qu’il vaut mieux ne pas en rajouter.

« Je m’appelle William S. Burroughs. Je suis un humble praticien du métier de scribe, un sergent-major de l’Escadron Shakespeare. »

William Burroughs : Ultimes paroles, collection Titres, éd. Bourgois.

jeudi 8 juillet 2010

Livre des esquisses

Entre l’été 1952 et la fin de l’année 1954, Jack Kerouac a écrit sur de petits carnets qu’il gardait en permanence dans sa poche de chemise des centaines de notes. Ces fragments, ces esquisses prises sur le vif redonnent vie, en quelques mots, à un tas de choses, scènes, situations saisies en un clin d’œil. Ce peut être un paysage, un morceau de conversation, une réflexion, une citation, la couleur d’un ciel, une grange ouverte, un chariot renversé, l’odeur du foin, le choc d’une locomotive arrivant en bout de voie…

" La terre altérée puis
rafraîchie exhale un
soupir frais de concombre
mêlé à des vapeurs de goudron & limon
de bois moisi. "

Ces notes sont jetées sur le papier tout au long des périples effectués par l’auteur, d’abord à travers les États-Unis (qu’il sillonne d’est en ouest) mais aussi à Mexico, Montréal, Tanger, Londres, Avignon, Paris… Kerouac les rédige très vite en faisant toujours en sorte que ces poèmes brefs – ses esquisses – portent en eux un précipité de vie doté d’une grande énergie. Le regard est constamment sollicité. C’est lui qui alerte les autres sens. Lui encore qui mêle vue et vision pour trouer tel ou tel talus, ou palissade, ou rangée d’arbres pour ouvrir chaque lieu (la prairie, la montagne, le bord de l’eau) et préparer à la poursuite du voyage.

" Colorado – vieille grange,
rouge – tas de planches sèches,
tonneaux, pneus, cartons –
vent sec, criquet sec dans
l’herbe brune – épave de vieux
camion Modèle T – Le vent
chante tristement à travers son tableau
de bord - & à travers les planches
de bois de parquet – "
En moins de deux ans, Kerouac va remplir une quinzaine de carnets. Pris par d’autres projets, il va un temps les laisser de côté. Puis les ouvrir, les battre (comme on le ferait d’un jeu de cartes) et les taper à la machine en 1959. Du coup, l’ordre chronologique disparaît. Les carnets sont donnés à lire tel que l’auteur le voulait : en zigzag, en désordre, au gré des flâneries, des balades au long cours, au hasard des rencontres et des escales. Il note, entre prose et poème spontané, tout ce qu’il voit, sent, effleure et pense lors de ses différentes traversées du continent américain. L’évocation de sa famille intervient, comme souvent chez lui, à l’improviste. Un détail dans le paysage ou un mot entendu lors d’un arrêt quelconque, dans une station-service ou à l’entrée d’un hall de gare suffit pour qu’apparaissent Gérard, le petit frère mort, Léo, le père, ex-imprimeur, enterré avec les siens à Lowell (Massachusetts) ou sa sœur Caroline.

" C’est la pensée de Nin
qui rend ce voyage si
triste – ma sœur ne m’aimait
pas, je ne le savais
pas –
Un breuvage amer à
Avaler, et doux au
Souvenir – La vie. "
Tous ceux qu’il a côtoyés, tous ceux qui entrent dans l’histoire de la Beat Generation en apportant avec eux leur façon d’être, d’écrire, de vivre, circulent dans ce livre. Le tour de table est rapide. Il y a là
" Burroughs le Patron de la Jungle –
Carr le Patron des Nouvelles
du Monde –
Ginsberg le Saint
Tremblant de la ville –
Cassady le travailleur
de la roue sur la
Terre & l’homme-aux-cons
Kerouac le Pèlerin
de la Douceur Fellaheen
Huncke : - le criminel branché
Joan Adams : - l’Héroïne
de la Génération branchée
John Holmes : -
L’ « écrivain » & « critique »
De l’Occident – anxiétés & torrents
de mots de la Civilisation aujourd’hui
– Solomon : - l’Énigme, Juif
Supérieur Mégapolitain. "

Si la route – et les souvenirs des virées nocturnes, de ville en ville, en compagnie de Neal Cassady – reste ici omniprésente, l’univers des trains apparaît également au centre de ces carnets. Kerouac y évoque son travail, celui d’un serre-freins œuvrant dans les dépôts de la Southern Pacific sans jamais réussir à tenir en place. Il lui faut bouger. Donner du mouvement à son corps, sa tête, son texte. Il le fait en s’évadant en deux, trois notes de l’atelier où s’écaillent de « vieux sabots de freins usagés & rouillés » pour saisir au dehors le souffle d’une locomotive qui fonce dans « la nuit profonde de Permanente », laissant les cimenteries, les zones industrielles, les cités endormies derrière elle et s’enfonçant encore un peu plus dans des paysages qui mènent tout à la fois vers la mer et vers l’aube.
" La nuit pas un
humain à la ronde, rien que des voitures filant sur
la grand-route, les rails miroitant,
cruels & froids au toucher,
légèrement collants de
la mort métallique, - lumières
des balises de l’aéroport, lointains
rugissements des jets dans les tunnels
de vent, ajustages claquant
au loin, avions transportant
la lumière d’Edison à travers les
étoiles et le fret des
Hommes-Machines. "

Rien ne semble lui échapper. Il capte et note de nombreux détails. Il passe rapidement de l’un à l’autre. Son texte bouge en permanence. Il lui donne, portée par la rythmique bop (ce fameux « bebop a - rebop » qu’il mit très vite en mouvement dans ses fragments puis dans sa prose), une respiration ample, soutenue et saccadée.
Le Livre des esquisses, publié en 2006 aux États-Unis, est traduit et préfacé par Lucien Suel, l’animateur de la Station Underground d’Émerveillement Littéraire et du blog Silo, qui fut, en France, l’un des premiers à publier, grâce à sa revue The Starscrewer, les poètes de la Beat Generation.

L’autre volet de la belle actualité Kerouac (1922 - 1969) est la publication chez Gallimard, plus de cinquante ans après celle, tronquée, de 1957, du rouleau original de Sur la route.
La version que nous découvrons aujourd’hui a été écrite en trois semaines, durant le mois d’avril 51. Ceux qui ont vu l’écrivain à l’œuvre à l’époque ont dit qu’il y avait des tas de carnets ouverts sur son bureau et qu’il martelait le clavier de sa machine à écrire sans relâche, tenant une cadence d’environ cent mots à la minute. Benzédrine et café lui permettaient de pianoter nuit et jour. Pour ne pas avoir besoin de changer de feuilles – et aussi pour simuler la route – il avait collé des dizaines de pages à la suite les unes des autres pour fabriquer un rouleau de papier long de 40 mètres. Ce manuscrit, proposé à Viking Press, son éditeur, n’a pourtant pas été accepté. On lui a demandé de le revoir, de couper certaines scènes jugées trop crues et de réorganiser l’ensemble en y insérant des chapitres. Ce que Kerouac, qui tenait à la publication, a fait.
Le rouleau a ensuite disparu de la circulation. Il a fini par être perdu et a réapparu, presque intact, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2001. Ironie du sort, ce sont les éditions Viking, celles-là mêmes qui exigeaient qu’il revoie sa copie, qui ont publié le texte intégral en 2007.
Le voici désormais disponible en français. L’évènement est de taille. Le rouleau n’a en effet pas grand-chose à voir avec la version que l’on connaissait jusqu’alors. Le livre dépasse les 500 pages. On y retrouve les noms réels des protagonistes. Les chapitres et les alinéas ont disparu. Le livre existe tel que Kerouac l’a conçu, d’un seul tenant, usant parfois de ces répétitions qu’il affectionnait tant et qui lui permettaient de jouer plus spontanément et amplement sur le rythme, l’oralité et les sonorités.
Peu après la parution du texte amputé en 1957, Allen Ginsberg avait prédit qu’un jour " quand tout le monde sera mort, l’original sera publié en l’état, dans toute sa folie ". C’est désormais chose faite.

Jack Kerouac : Livre des esquisses, traduction de Lucien Suel, éditions La Table Ronde & Sur la route, le rouleau original, traduction de Josée Kamoun, éditions Gallimard.
On peut retrouver Kerouac dans une vidéo où il s’exprime en français. Entretien réalisé par Radio Canada en 1967.

vendredi 2 juillet 2010

Destins clandestins

Novembre 2002 : les médias avaient les yeux rivés sur Sangatte. Radios, télés et journaux suivaient avec entrain la fermeture du centre d’hébergement de la Croix Rouge dans lequel des dizaines de milliers de migrants en route vers la Grande-Bretagne avaient jusqu’alors séjourné. Spectacle terminé - c’est à dire ministre, bulldozers et escadrons de CRS repartis - tous levèrent le camp... Tous sauf les clandestins qui sont encore aujourd’hui plus de 5000 à passer chaque année par Calais. Ce sont quelques uns d’entre eux que François Legeait, photographe indépendant, a côtoyé durant cinq mois, de février à juin 2005.
« Ceux qui arrivent chaque jour ont déjà derrière eux de longs mois d’errance. Ils sont Irakiens, Afghans, Soudanais, Kurdes, Somaliens, Erythréens, Iraniens... Ce sont pour la plupart des hommes jeunes - passé un certain âge on ne prend plus les chemins de l’exil. Le voyage est long, éprouvant et dangereux. Certains n’arrivent d’ailleurs jamais à destination. »
Sangatte fermé (c’est un peu « comme si en fermant une porte on prétendait arrêter le vent »), les réfugiés s’abritent comme ils peuvent. Des squats se créent. Certains dorment dans des parcs, sous les ponts. D’autres dans des crevasses en bordure de mer. D’autres encore dans des baraques de chantiers de désamiantage ou dans un secteur nommé "la jungle" et situé, en forêt, entre l’autoroute, la zone industrielle et le port. C’est dans ces différents lieux que François Legeait les a suivis. Il s’est peu à peu intégré à l’équipe de bénévoles qui leur vient en aide.
« Impossible d’être ici sans s’impliquer. Du coup mes questionnements s’évaporent dans l’air glacial ; l’appareil photo bien au chaud au fond de ma musette, je remplis d’eau les gobelets. »
Son regard s’avère d’une grande douceur. Pas de visages torturés. Pas de clichés racoleurs. Simplement des photos d’hommes, de femmes et d’enfants bafoués et pourchassés, espérant rejoindre, distantes d’à peine 35 kilomètres, les côtes d’un pays où la politique d’immigration est, dit-on, réputée "libérale". Une terre visible par temps clair et qu’ils veulent atteindre, « cachés dans un container ou accrochés sous un camion ». C’est également un constat d’échec que François Legeait dresse à travers ce livre subjectif et dérangeant : la fermeture, toute politique et démagogique, de Sangatte n’a en effet rien règlé. Pire : sans structure d’accueil, ceux qui ont fui leurs pays pour sauver leur peau (nous sommes loin ici d’une hypothétique "immigration choisie" !) vivent dans des conditions sordides. Il suffit de se rendre dans le petit cimetière de Coquelles, commune située à l’entrée d’Eurotunnel - où un carré leur est réservé - pour savoir ce qu’il est advenu de plusieurs d’entre eux.
Avec Destins clandestins (Editions de Juillet), F. Legeait nous offre un ouvrage qui s’ancre dans une actualité qui reste toujours aussi brûlante. Le texte qui accompagne ses photos est extrait d’un journal tenu sur place. Il est sobre, direct, percutant. Pour plus d’infos sur les expos programmées autour du livre et sur l’itinéraire de celui qui, en 2004, était déjà allé voir du côté de Belfast ce qu’il en était du processus de paix enclenché en Irlande du Nord, ne pas hésiter à visiter ce site.

François Legeait : Destins clandestins, les réfugiés de Sangatte, éditions de Juillet.

samedi 26 juin 2010

Quand je me deux

Si d’entrée, le « deux » du titre peut étonner – qui vient du verbe « se douloir » (souffrir, se plaindre, ressentir de la douleur) et du vieux français « deulx »- on se dit très vite, dès les premières pages du livre, que nul autre verbe n’aurait pu saisir avec autant de force et d’acuité ce que Valérie Rouzeau nous propose ici. Pour ce faire, pour donner ainsi, il lui faut désamorcer la douleur, tenir la corde à distance, ne jamais lui laisser trop de champ. Autrement dit se prémunir, ne pas se morfondre, ne pas glisser dans des territoires sans fond. Elle sait, comme tout un chacun, que « la route du berceau à la tombe offre quelques méchants cailloux » et qu’il vaut mieux, à défaut d’avoir pu les éviter, trouver des remèdes pour en guérir plutôt que de se complaire dans l’infection des plaies.
« J’ai perdu les pédales alors je vais à pied comme un tout seul nuage une montagne déplacée Mais vous m’en direz tant et vous n’aurez pas tort comme moyen de transport il y a la métaphore La figure du poème vous porte tout là-bas aussi bien que le train ou le vélomoteur le patin à roulettes le roller le scooter la planche l’aéroplane ».
Les vrais remèdes sont là. Concoctés par elle à l’aide de syllabes qui se télescopent, d’une syntaxe qui s’emboîte (jusque dans l’imprévu), d’un lexique ajusté (et parfois détourné), de bribes captées au vol dans ses lectures et restituées (« mes mots des autres ») avec cette vivacité tonique et instantanée qui lui permet – quand tout, tout autour s’assombrit – de remonter à la surface et à la lumière en un clin d’œil.
« Heureuse la qui comme moi n’est pas pendue dans l’arbre tout le long de l’avenue. »
Elle relie naturellement poèmes anciens à ceux du temps présent en mixant époques et frontières. Elle s’offre ainsi un vaste fonds commun dans lequel elle peut puiser, ramenant des pépites qu’elle prend plaisir à retravailler, leur donnant un autre impact, d’autres émotions, une autre vie.
Sa façon de faire (d’écrire) est, d’un bout à l’autre, durant les 41 sections (table en fin de volume) qui composent ce livre, stimulante et communicative. Une énergie vitale dont le secret tient peut-être à cette capacité qu’elle a de garder toujours l’enfance, la famille, les proches à portée de cœur et de mots tout en vivant intensément le présent et les rencontres qui le ponctuent.
« Mes amis poètes me disent attention au mot cœur il ne passe pas partout comme rossignol. »
Il y a de la virtuosité, du patchwork subtil, du mouvement, de la tristesse (mort de la grand-mère / grammaire), de la peur parfois (voir le poème du 28 février 2009), de l’imprévu (en loco avec John Giorno), un amant, de l’amitié, des détours, retours et quelques oiseaux (chanteurs, moqueurs) dans ce livre très habité, très animé et pour tout dire plein de présences vives. Qui saura y regarder de plus près y verra sans doute bien plus encore.
« Ne te tourmente pas tu es lancée partie Mords la vie mords la vie mords la vie mords la vie. »

Valérie Rouzeau : Quand je me deux, éditions Le temps qu'il fait.

lundi 21 juin 2010

Ci-gît l'armoise

Si discrète que soit celle qui avait publié en 1993 L’homme du sans-sépulcre (Editions Wigwam), sa voix n’en demeure pas moins forte, vibrante, cinglante. Ci-gît l’armoise, sorti il y a un peu plus d’un an chez Simili Sky, s’ouvre sur un désordre perturbant et fragile qu’elle ne cesse d’empoigner à bras le corps, conjurant ses peurs en préférant l’attaque à la soumission.

« J’ai un corps qui me ronge et ne sais plus où virer ».

Elle esquive, contourne les obstacles, sait faire bloc avec des mots rares ou ordinaires qui tiennent dans un poing fermé. Reste dès lors à trouver sa cible et à frapper juste. Ce qu’elle fait avec hargne et vigilance. Les coups qu’elle porte ne sont jamais dirigés au hasard. La violence qui s’immisce dans ses poèmes ne gicle qu’avec parcimonie.

«L’huître s’effleure / se caillasse à bourrelets de franges / et tandis que de sa main, de son extrême regard / je ne suis plus là / la rogne gronde / à corps retranchés. »

Il y a chez Alice Massénat une tension très élevée (qui s’empare également du lecteur) mais qu’elle réussit, dans ce livre plus que dans les précédents, à atténuer pour créer des zones d’accalmies qui peuvent s’attarder « jusqu’aux voiliers à l’approche » ou s’en aller épouser « cette histoire du dard caracolant de bris en rafles ». Moments
de calme relatif avant que la colère ne refasse surface pour attaquer, griffer, fustiger à nouveau.
« Je hais jusqu’à ces mecs / tripes à valoir / seins en potence se refusant / ne se préservant qu’à bout de souffle / cancaneurs je vous le dis. »

Alice Massénat a également publié Le Catafalque aux miroirs (Editions Apogée).

Alice Massénat : Ci-gît l’armoise, Editions Simili Sky (Véronique Loret, 9 rue Garibaldi – 93400 Saint-Ouen).

mercredi 16 juin 2010

Nuits bleues, calmes bières

« Ce soir-là, en rentrant chez lui, après avoir renversé une bonne dizaine de poubelles, égorgé trois chiens et giflé un aveugle saoul qui l’avait pris pour Marilyn Monroe (...), il se dit que, décidément, il n’avait plus grand chose à voir avec le gentil petit garçon que sa grand-mère emmenait tous les soirs, en hiver, sous les flocons de neige en coton hydrophile, aux "Dames de France", place Abel-Surchamp, à Libourne, se gâver de pâtes de coing à cinq francs, au milieu des ampoules rouges et bleues clignotantes. »
Ainsi débute, sur les chapeaux de roues, c’est une habitude chez Martinet, un récit paru une première fois dans la revue Subjectif en mai 1978. On ne peut que remercier les éditions Finitude de l'avoir réédité en 2006, attirant ainsi l’attention sur un écrivain singulièrement absent du paysage littéraire français. À croire que son humour tranchant, sa dérision presque désespérée, ses gros souliers capables d’écraser pas mal de moi et de sur-moi en cours de route font toujours un peu peur en ces temps où le "je" semble en passe de devenir de moins en moins souvent "un autre". Lui, il en rirait sans doute, s’il pouvait encore le faire.
Né à Libourne en 1944, Jean-Pierre Martinet vécut longtemps à Paris, d’abord comme assistant-réalisateur à l’ORTF puis comme critique (études consacrées à Jaccottet, à Roud, à t’Sterstevens et surtout à Henri Calet qu’il permit de redécouvrir au début des années 80) avant de devenir kiosquier à Tours et de boucler la boucle en regagnant sa ville natale, pour y mourir, en 1993.
La mort se promène comme chez elle dans son oeuvre (dominée par un grand roman, Jérôme, paru aux éd. Le Sagittaire en1978 et réédité chez Finitude). Elle prend ses aises. Jamais triste, plutôt enjouée. Désirant vivre, sortir la nuit et multiplier les breuvages fermentés sous la lune ou sur le zinc cuivré des bars ouverts jusque tard. Ainsi dans Nuits bleues, calmes bières. Où il s’agit, ni plus ni moins, d’aller à la rencontre d’un mort (le narrateur en personne), visiblement content de l’être et désirant même - il se propose comme guide - qu’on le suive dans ses virées nocturnes et parisiennes, légèrement teintées d’ivresse, parsemées de bulles et d’écume, de comptoir en comptoir...
« La dernière fois que l’on avait sonné à sa porte, c’était pour lui apporter un télégramme annonçant sa mort. Il l’avait ouvert en tremblant, puis, lisant le texte, il avait éclaté de rire. Pour fêter l’évènement, il avait bu plusieurs bières rousses. »
Martinet, ironique et mordant, a dû penser qu’il valait mieux faire son propre travail de deuil avant de mourir. Après, c’est évidemment trop tard... Le voilà donc, l’espace d’une quarantaine de pages, mort pour de faux et s’occupant, comme il peut, à ne pas l’être.
Il n’est pas étonnant de croiser sur le bitume quelques ombres qui cherchent en aveugle un dernier havre où se réchauffer avant de s’éclipser. Ce sont ses proches en écriture (Henri Calet, Emmanuel Bove, Yves Martin) qui se paient ainsi un ultime passage dans la réalité.
Un autre livre de Jean-Pierre Martinet (avec préface complice et bien documentée d’Éric Dussert) vient de paraître à l’Arbre Vengeur. Il s’agit d’une longue nouvelle, publiée elle aussi précédemment dans la revue Subjectif qu’animait Gérard Guégan. Son titre, La Grande vie, ne doit pas faire illusion. La camarde pointe encore aux avant-postes. Adolphe Marlaud, le narrateur, employé dans un magasin d’articles funéraires, habite, rue Froidevaux, un appartement qui offre une vue plongeante sur le cimetière Montparnasse. Madame C., concierge véloce et veuve affamée (éprise de Luis Mariano et de Max Du Veuzit) le guette tous les soirs du haut de ses deux mètres pour l’empoigner et le contraindre, lui qui pèse "à peine trente-huit kilos", à la rejoindre dans sa loge pour satisfaire ses désirs les plus fous. Histoire trépidante et cocasse (mais attention : “ il n’y a pas de drame, chez nous, messieurs, ni de tragédie, il n’y a que du burlesque et de l’obscénité”) où l’humour de Martinet, pas loin de rappeler, par moments, le rire - sans parler des amours - jaune de Tristan Corbière, atteint une fois de plus sa cible.

Jean-Pierre Martinet : Nuits bleues, calmes bières, éditions Finitude. La Grande vie, éditions L'Arbre Vengeur.

vendredi 11 juin 2010

Le Poète secret

« Sur la couverture de mes livres, il y a mon nom, mais ce sont les voix de mes camarades qu’il faut entendre. » Cette évidence, Mario Rigoni Stern aimait, à chaque parution, la rappeler.
Le Poète secret ne déroge pas à la règle. Homme de mémoire, il y convoque plusieurs de ses proches, notamment les chasseurs alpins italiens qui vécurent avec lui la retraite de Russie en janvier 1943. Ceux-ci n’ont jamais cessé de l’accompagner. Il les revoit lors de longues marches en terrain hostile. Dit leur souffrance, leur humanité. On repère, d’un récit l’autre, de nombreux personnages rencontrés auparavant dans d’autres textes. Il suffit souvent d’un détail, d’un doigt pointé sur une carte de l’Europe de l’Est ou d’une lettre récemment reçue pour que le passé resurgisse.
« Je relis des cartes postales en franchise, avec des illustrations héroïques et des phrases de Mussolini ou de D’Annunzio. A partir de l’écriture, de la brièveté de l’écrit, de la date, je retrouve une situation dramatique. »
Ses souvenirs, très vifs - l’un des moments les plus intenses de ce recueil de dix-sept textes courts est son Retour au camp I/B où il fut enfermé il y a soixante ans - ne l’empêchent pas de vivre au présent, en équilibre et en harmonie sur le haut plateau d’Asiago où il est né en 1921 et où il a vécu jusqu'à sa mort, survenue en 2008. Jusqu'au bout, il se tint en lisière, proche de la nature et des animaux, s’occupant de ses ruches ou déblayant la neige devant sa porte certains matins d’hiver.
L’oeuvre de Rigoni Stern est celle d’un mémorialiste minutieux. Les péripéties d’un siècle (le vingtième) et d’un pays (l’Italie) où longtemps tout ne fut que "faim, mort, misère" y sont décrites de l’intérieur avec simplicité, d'une écriture limpide et terriblement efficace.
Au centre du livre figure l’hommage à Primo Levi. On sait les liens d’amitié qui unissaient les deux hommes. Leur passé commun. Ce devoir de mémoire (cette "nécessité morale") que l’un et l’autre ont accompli.
« Hier, cher Primo, après qu’un journaliste m’eut appris par téléphone ton départ, je me suis un peu rasséréné en feuilletant tes livres. Entre les pages du Système périodique, j’ai trouvé une lettre de toi, et elle m’a peut-être fait comprendre ton geste. »
Cette lettre (écrite en 1987, au lendemain du suicide de Primo Levi) est suivi d’un autre récit, également consacré à l’auteur de Si c’est un homme et de La Trêve.
L’une des autres présences fortes de cet ensemble (publié en 2004 en Italie et deux ans plus tard en France grâce à La Fosse aux ours) est celle d’un discret, Le poète secret, tenancier d’une auberge sans enseigne au village de Sernaglia della Battaglia, « au pied des montagnes à gauche du Piave. »
« L’aubergiste poète s’appelait Giocondo Pillonetto et seulement deux ans après sa mort ses poésies ont été publiées dans une plaquette pour laquelle Andrea Zanzotto a voulu écrire une préface. »
Rigoni Stern lui rend ici un bel hommage. Et La pluie de Chagall, reproduite en couverture (voir logo) lui va bien.

Mario Rigoni Stern : Le Poète secret, traduit de l'italien par Marie-Hélène Angelini, éditions La Fosse aux ours.

lundi 7 juin 2010

Un homme si simple

La vie et l’œuvre de l’écrivain belge André Baillon (né à Anvers en 1875 et mort à Saint-Germain-en-Laye en 1932) sont étroitement liées. Ce qu’il vit, il l’écrit. Non pas à l’identique mais en insérant dans ses fictions ce que lui dictent ses troubles, ses émotions, ses sentiments, ses désirs. Il y ajoute les portraits brefs et ciselés de ceux qu’il rencontre, quelques fragments de discussions, les extraits d’un quotidien tourmenté et la valse des malentendus qui marquent son itinéraire.
« J’écris : mes personnages sont des gens de tous les jours, pas de ceux qui se campent avec des gestes d’acteur au bout des bras : de pauvres bougres avec leur cœur. »
Ceux qui circulent en zigzag dans Un homme si simple et dans Chalet 1, premier volume des œuvres complètes que publient les éditions Cambourakis, sont ses compagnons d’infortune, ceux dont il a partagé la vie lors de son séjour à La Salpêtrière. Il y évoque son internement, ce qui l’a amené derrière les grilles, sa façon de s’y accommoder et d’y côtoyer la folie tout en gardant cette étonnante distance qui lui permettra, dès sa sortie de l’hôpital, de noter ce qu’il y aura vécu.
Le diptyque est construit de façon claire et efficace. Le premier livre, Un homme si simple (Baillon lui-même, alias Jean Martin) est une succession de confessions durant lesquelles le malade doit expliquer au médecin, à l’interne, au psy ce qui l’a amené en ces lieux. Baillon s’y astreint. Il dit ses tourments d’homme qui écrit et qui aime à la fois sa femme (la pianiste Germaine Lievens à qui est dédié le texte) et la fille de celle-ci. Une histoire qu’il a déjà connue auparavant : quand il a rencontré Germaine, il était marié avec Marie, une ex-prostituée flamande qu’il voulait néanmoins continuer à fréquenter. Presque toute sa vie, Baillon aura tenté d’inventer une sorte de ménage à trois. A chaque fois, il y aura perdu un peu de sa santé psychique. En 1932, une ultime tentative, une liaison avec Marie de Vivier, alors jeune lectrice passionnée par ses écrits, le mènera au suicide.
Le second livre, Chalet 1, lieu où il est transféré et où il va passer la majeure partie de son séjour à La Salpêtrière, est une galerie de portraits des malades et du personnel soignant. Ce monde inquiétant et parfois enjoué, qu’il décrit avec brièveté et force (pas d’effets de style, pas de voyeurisme, des mots justes, des dialogues rapides, percutants), il le restitue de l’intérieur, montre qu’il y est à sa place, lui qui oscille entre Martin 1 et Martin 2, deux lui-même qui s’affrontent et l’empêchent souvent de savoir qui, de l’un ou de l’autre, mène sa pauvre barque d’écrivain naufragé en cet océan intérieur houleux et féroce.
« Quand tu liras ces lignes, je serai sans doute couché dans un petit lit entre mes frères les pauvres. Ne t’inquiète pas. Je serai sage. Je me laisserai soigner en simplicité comme un enfant, en confiance comme un enfant, sachant que les mains auxquelles tu me confies sont douces au service de l’Intelligence et de la vraie Bonté. »
Le volume II des œuvres complètes regroupera les « romans de Marie ». On y retrouvera le célèbre Zonzon pépette, fille de Londres, livre qui ne doit toutefois pas faire oublier l’ensemble des publications de Baillon qui, outre l’écriture, exerça de nombreux autres métiers. Un temps, il fut cafetier à Liège. Puis éleveur de poules, vendeur de charbon, journaliste… Une vie tourmentée qui transparaît dans tous ses écrits. Ceux-ci, publiés entre 1920 et 1933, ont longtemps été indisponibles. Ces dernières années, quelques titres ont été réédités mais de façon sporadique et désordonnée. C’est dire si cette initiative (publier en cinq volumes l’intégrale des textes en prose) tombe à pic pour donner enfin un peu de lumière à un écrivain de l’ombre.

André Baillon : Un Homme si simple et Chalet 1, éditions Cambourakis, préface de Bérangère Cournut.

vendredi 4 juin 2010

Je suis un cut-up vivant

Claude Pélieu est mort le 24 décembre 2002 à Norwich, dans l’état de New York. Le poète, auteur, entre autres, du Journal blanc du hasard (Christian Bourgois, 1969), de Jukeboxes (10/18, 1972), de Trains de nuit (Le Cherche-midi, 1979), de Légende noire (Le Rocher, 1991) ou de Soupe de lézard (La Digitale, 2000) s’éclipsait en laissant derrière lui une œuvre foisonnante qui s’avère plus que jamais capable de parler et de transmettre son énergie à des lecteurs toujours étonnés par cette capacité qu’il avait à ramasser, en quelques vers, des morceaux de réalité susceptibles de devenir bloc, pierre, pile électrique et pièce unique du grand puzzle tout à la fois.
Restait à se retrouver, à se repérer dans ce vaste chantier qui ne cesse de déborder pour aller de la poésie aux collages en passant par le mail art et la traduction. C’est cet éclairage judicieux qui nous est proposé tout au long de Je suis un cut-up vivant, ouvrage collectif qui parait aux Editions L’Arganier et sur lequel le poète Alain Jégou a longuement travaillé depuis la mort de son ami Pélieu. Multipliant les rencontres et les contacts, il a pu, au fil du temps, restituer le formidable réseau créatif que Claude Pélieu et Mary Beach, sa compagne (décédée en 2006), avaient tissé autour d’eux. Le centre de gravité de ce réseau reste d’ailleurs très mobile. Il se déplace en même temps que le couple Pélieu-Beach (en 1993, ils en étaient à leur 65ième déménagement) transitant de Paris à San Francisco ou à New York avec, çà et là, de courtes escales européennes (hormis à Londres où ils vécurent plusieurs années).
Ce parcours fut d’autant plus propice aux rencontres que très tôt, dès son départ pour les U.S.A., qui intervient peu après son retour d’Algérie (« ces trois années passés dans l’armée pendant la guerre d’Algérie ont été pour moi une catastrophe. Quand j’ai été démobilisé, j’ai cherché un peu partout en Europe un autre pays pour vivre. Il n’y en avait aucun qui me convenait. »), Pélieu s’est mis à traduire, en compagnie de Mary Beach, les poètes de la « beat generation ». On leur doit de nombreux titres de William Burroughs, d’Allen Ginsberg, de Bob Kaufman, de Lawrence Ferlinghetti et d’Ed Sanders (tous chez Christian Bourgois)…
Retracer le périple rageur de Pélieu n’est pas simple. Ce livre s’y aventure en ne se plaçant jamais (et c’est une de ses forces) sur le terrain conventionnel des hommages. Peintres, poètes, musiciens, cinéastes montrent combien l’œuvre reste vivante, hargneuse, tonique, en prise directe avec le présent. Outre les interventions (on y lira avec émotion Henri Chopin et Théo Lesoualc’h, tous deux décédés avant la publication mais aussi Ferlinghetti, Jacques Villeglé, Barry Miles, Carl Weissner, Erro, Ed. Sanders, Gérard Malanga, Charles Plymell, F.J. Ossang, Lucien Suel et de nombreux proches du poète, collagiste et traducteur), outre ces multiples témoignages, l’ensemble offre deux superbes entretiens de Pélieu et de Mary Beach avec Bruno Sourdin ainsi qu’un choix de lettres. Sans oublier les collages (il en réalisa plusieurs centaines durant les dernières années de sa vie) et l’ébauche (par Benoît Delaune, son dernier éditeur, à l’enseigne de La Notonecte à Rennes) d’une bibliographie de l’auteur des Tatouages mentholés et cartouches d’aube (10/18, 1973).
Le titre est on ne peut plus significatif de la démarche de celui qui, selon Carl Weissner, est sans doute encore capable de « continuer à rire dans le noir ». Le cut-up, cher à Brion Gysin et à Burroughs, il l’a non seulement expérimenté dans ses textes, en coupant, découpant, collectant, récupérant, recollant, mixant des milliers de flashes, mais également à travers ses collages et dans les nombreuses cartes postales qu’il aura, des années durant, expédiées dans le monde entier.
« Beckett disait du cut-up que c’était de la plomberie et Burroughs lui répondait : il faut des plombiers… Moi, j’ai moins de souci d’esthétique que certains nouveaux collagistes et je suis en dehors du problème peinture-peinture. Pour moi, le collage, c’est écrire avec des images. Si j’avais été plus jeune, j’aurais peut-être été prendre un cours de vidéo et je ferais tout en vidéo. » (C.P., entretien avec Bruno Sourdin).
Publié en même temps que ce livre collectif, chez le même éditeur, La Crevaille, ultime texte de Claude Pélieu, présenté par Pierre Joris.

Je suis un cut-up vivant, préface de Alain Jégou, éd. L’Arganier.
L'ouvrage peut être commandé (24,40 € port compris) chez Alain Jégou : 33 bd de l’océan - Le Fort Bloqué - 56270 Ploemeur.

mardi 1 juin 2010

Paris insolite

Paris insolite, paru une première fois en 1952 chez Denoël puis en 1954 au Club du meilleur livre dans la version que donnent les éditions Attila (il s’agit de celle, épuisée depuis belle lurette, où le texte de Jean-Paul Clébert est accompagné de 115 photos de Patrice Molinard) n’est pas uniquement la chronique d’une ville sillonnée « à l’envers » et en zigzags par un auteur (semi clochard) qui y revient parce que l’hiver pointe et que la chaleur des murs est plus sûre que celle des cabanes trouées dans les bois, c’est aussi un récit mené tambour battant - à coups de phrases longues et haletantes - qui devient peu à peu « roman aléatoire », tissé à partir de milliers de notes prises sur le vif par un marcheur à l’œil acéré.
« Mains au creux des fentes pantalonnières, le mégot basculant, l’œil plissé sous la fumée, un pied chassant l’autre, on se tape un gueuleton visuel, gratuit, pour soi seul. »
Le Paris de Clébert, celui où il hiberne avec l’idée d’y écrire un livre, est habité par ceux qui lui ressemblent : les clochards, les chiffonniers, les bricoleurs, les farfouilleurs et les pousseurs de vent. Tous se retrouvent, début des années 50, au « paradis des cloches » avec, chaque jour, des réponses à trouver pour règler des besoins aussi impérieux que ceux qui consistent à manger, dormir, se chauffer, se laver. Cela passe par des rencontres plus ou moins fortuites (pour cela, il faut avoir un minimum de bagout, l’auteur n’en manque pas) et par la nécessité de mettre bout à bout des petits boulots happés à la sauvette. Ainsi, Clébert fut un temps métreur d’appartement, occupation qui lui permettait de visiter de nombreux intérieurs, d’y découvrir des façons de vivre surprenantes et des personnages singuliers tout en glanant, ici et là, un verre de vin en complément de la course.
« J’avais fait la découverte d’un Paris baroque, l’inconnu des derniers retranchements intimes, j’avais, comme le héros romantique, soulevé le toit-couvercle des maisons et regardé dedans, à l’improviste, pénétré comme par effraction dans les chambres, cambriolé les armoires, fouillé les garde-robes, surpris les gens à table, à la fenêtre, à la radio, à la cuisine, à la lecture des journaux, à l’amour, au cassage de vaisselle, au raccommodage, au lessivage… »
Il fut aussi crieur de journaux, ami intime de quelques hôtesses, confident de concierges en manque d’auditeurs, familier de la zone et arpenteur des quais de Seine. Il fut avant tout avaleur de bitume, marchant du matin au soir et ne faisant halte que pour discuter avec ses proches, ceux qui traînaient (les caddies viendront plus tard) leur poussette en bois rempli de bric-à-brac d’un quartier l’autre. Cheminant toujours vers le ventre de la ville, vers la cantine, vers le garde-manger, vers les Halles et leurs odeurs de boustifaille, de soupe, de légumes, de vin chaud.
« Elles sont réellement les entrailles de toute une population, le centre d’attraction de tous les vagabonds diurnes et nocturnes qui viennent y glaner leur friture alimentaire, ces rogatons, déchets et tombées minables inexistantes à l’œil de l’épicier en gros ou en détail qui marche dessus. »
Là-bas, aux Halles, Clébert trouva un autre emploi : il officia un temps au cul des camions en qualité de "basculeur pointeur" pour un Turc bananier. Le pécule gagné lui permettait non seulement de s’installer au bord du zinc (et de créer de nouveaux liens) mais également de se payer de temps à autre une chambre d’hôtel. Idéal pour mettre de l’ordre dans ces multiples papiers qui s’amassaient au fond de ses poches et sur lesquels il avait noté toute la matière qui devait servir à l’élaboration de ce livre qu’il ne perdait jamais de vue.
Revenu deux ans plus tard, en compagnie du photographe Patrice Molinard (qui débuta aux abattoirs de la Villette sur le film de Franju, Le Sang des bêtes) réajuster ses pas dans ceux d’avant et réactiver sa mémoire en fréquentant à nouveau les rues, les bistrots, les épiceries, les pensions, Jean-Paul Clébert ne se berçait pas d’illusions. Cette "ville change de peau tous les jours", note-t-il. Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter que " les mystères couvent encore à l’angle de ses rues, derrière la façade de ses maisons, et les palissades de ses terrains vagues".
Arpentant ce Paris insolite, on ne peut pas ne pas songer à Robert Giraud (1921 – 1997), ami proche de l’auteur, et à son Vin des rues que Denoël publia à la même époque et qui vient d’être réédité (Ed. Stock) en même temps qu’une remarquable biographie intitulée Monsieur Bob, concoctée par Olivier Bailly.
« Quittant les bords de Seine à la tombée de la nuit, (…) je grimpai chez le copain Bob Giraud, ci-devant bouquiniste sur le quai Voltaire et le plus malin connaisseur du fantastique social parisien. »

Paris insolite : Jean-Paul Clébert et Patrice Molinard, éditions Attila.
On peut retrouver Clébert, Giraud, Molinard, Doisneau (que tous côtoyaient) et bien d’autres familiers du Paris des comptoirs et des rues étroites (parmi lesquels le discret Clément Maraud qui, dans Têtes de zinc, suit avec sensibilité et tact nombre de "vies en panne") dans un chaleureux blog qui ouvre à toute heure, et qui est disponible ici même.

jeudi 27 mai 2010

Les bouteilles se couchent

L’écrivain Patrick Straram (1934-1988) est peu connu en France. Il fut, dans les années 70/80, l’une des figures marquantes de la contre-culture québécoise. Non seulement comme poète (auteur d’une douzaine de titres dont Irish coffees au No Name Bar et Vin rouge Valley of the Moon, éd. L’hexagone) mais aussi comme créateur du Centre d’art de l’Elysée (premier cinéma d’art et essai là-bas) et animateur à Radio-Canada, d’abord d’une série d’émissions (Une demi-heure avec... Boris Vian, Samuel Beckett, les trains, le blues, etc) puis d’une centaine d’heures de Blues clair. Ce titre, emprunté à Django Reinhard figurera d’ailleurs en tête de tous ses livres à partir de 1983. Il fut également l’un des éléments clés de l’aventure de la revue Parti-pris et correspondant à Montréal des Cahiers du cinéma.
Ce que l’on sait moins (ou plus du tout), c’est qu’avant son départ pour le Canada, Patrick Straram, né à Paris, fut très actif de ce côté-ci de l’Atlantique. Deux livres, publiés il y quelques années, grâce au minutieux travail de recherche de Jean-Marie Apostolidès et de Boris Donné, le rappellent fort opportunément.
Le collage autobiographique qui clôt La veuve blanche et noire un peu détournée (récit d’une histoire d’amour, sur fonds d’érotisme, entre lui - 18 ans - et Marthe de Téhéran - 36 ans, ancienne résistante communiste dans le Vercors) permet de suivre son parcours en quelques pages. De ses errances "sur les quais, dans les rues, les bars, les caves de Saint-Germain-des-prés" jusqu’à son internement à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard en passant par les rencontres décisives qui allaient, pour un temps, guider une partie de sa vie. Rencontres au café Chez Moineau, rue du four, de Guy Debord et d’Ivan Chtcheglov, membres de l’Internationale Lettriste qu’il rejoindra, lui aussi, en 1953.
« À Ville-Évrard, j’avais choisi l’atelier de peinture. C’est là qu’un après-midi je barbouillai violemment un papier d’emballage, couvert d’étiquettes “Go”, sur lequel je collai ensuite un paquet de Celtiques, la photo d’un crâne trépané et des phrases d’Henri Michaux.
Quelques jours plus tard, lors d’une visite, Ivan Chtcheglov et Guy-Ernest Debord, avec lesquels nous avions fondé l’Internationale Lettriste dissidente d’Isidore Isou et allions préparer l’Internationale Situationniste, m’apprirent qu’ils avaient simultanément entrepris de semblables collages. »
Sitôt sorti de l'hôpital, (Beckett est, entre temps, intervenu auprès de Jérôme Lindon pour que celui-ci lui fournisse des travaux de dactylographie) Straram se remet à fréquenter les bars. Il boit beaucoup. Lit, écrit et parfois détourne - partant du principe cher à Lautréamont qu’"une phrase appartient moins à son auteur qu’à celui qui l’utilise le mieux" - des extraits d’autres ouvrages en les insérant à son propre texte et en donnant une autre architecture au livre en chantier. La veuve blanche et noire un peu détournée (éd. Sens & Tonka) est né ainsi. Du détournement d’un titre et de fragments de Ramon Gomez de la Serna.
« Avant de quitter Paris pour la Colombie Britannique, en 1954, je cherchai dans la ville quelques livres à emporter.
Un matin, après la signature de papiers aux bureaux de la Greek Line, place du Palais-Royal, je découvris ce livre, à la couverture bleu, ordinaire et insolite, de par ses “titres”, assez pour m’intriguer :
La veuve blanche et noire par Ramon Gomez de la Serna, 1924, aux éditions du Sagittaire, Chez Simon Kra, 6 rue Blanche - Paris.
Je le volai donc. »
Ce n’est qu’en 1967, revoyant pour la dernière fois ce récit vif et autobiographique, qu’il explique le processus de sa composition, revenant sur les fameuses métagraphies (le détournement prôné par Lautréamont) que les trois compères de l’ I.S. (lui, Chtcheglov et Debord) expérimentaient à l’époque.
Les bouteilles se couchent (éd. Allia), autre inédit de celui qui, au Québec, signait Patrick Straram le Bison Ravi (anagramme de Boris Vian) est une plongée dans les dérives nocturnes d’un groupe où l’on retrouve, outre ceux déjà cités, Jean-Michel Mension (auteur de La Tribu, également chez Allia), Jacques Blot, Jean-Claude Guilbert, Michèle Bernstein (c’est avec elle qu’il fera une virée au Havre sur les traces de Sartre et de la petite ville de La Nausée)...
L’arpentage du quartier latin s’effectue en zigzag. Les circuits se terminent toujours dans des salles enfumées et houleuses où les idées fusent.
À la fois témoignage, cocktail d’alcools divergents et concerto déconcertant, ce texte - l’alerte et chaloupée déambulation d’un écrivain d’à peine vingt ans dans les dédales du 6ième arrondissement - apparaît (Apostolidès et Donné l’ont déniché dans le fonds Straram déposé à la B.N. du Québec) comme un condensé des nombreuses expériences déjà vécues par l’auteur et comme un coup de chapeau chaleureux aux oeuvres littéraires (en particulier celles de Lowry et de Joyce) qui, proches de sa sensibilité, l’ont aidé à se trouver.

Patrick Straram : Les bouteilles se couchent, éditions Allia & La Veuve blanche et noire un peu détournée, éditions Sens & Tonka.

lundi 24 mai 2010

L'Horizon partagé


Durant près de deux ans, entre juillet 2007 et mars 2009, Lionel Bourg a adressé un certain nombre de lettres à ses proches. Onze d’entre elles sont ici rassemblées. Elles invitent à se remémorer des faits marquants, des épisodes souvent fondateurs, des moments où le mal être débordait (entre l’enfance et l’âge adulte) et à se repérer dans un présent qui, s’il ne répond pas, loin s’en faut, à ce que tous espéraient, oblige néanmoins à regarder droit devant soi pour détecter un horizon capable de receler de vraies zones de partage. Le parcours proposé court sur un bon demi siècle. Il a ses points d’ancrage dans le Forez, là où se trouve l’origine de la famille, là où vit, où résiste encore Claudius Gay, le vieil oncle devenu unique témoin d’une époque certes révolue mais bien gravée dans la mémoire collective.
« Tiens, je t’entends déjà, l’usine à en vomir tous les matins quand tu partais avant le jour, et le Parti, les cris, les insultes, les humiliations à n’en plus finir. »
Lui, comme les autres, parle par bribes, chante, chantonne, transmet des bouts de son maigre paquetage de vie rude aux plus jeunes. Lionel Bourg y est particulièrement sensible. Il en capte de brefs éclats en espérant ajouter de nouvelles pièces à cette grande et tortueuse autobiographie qu’il a toujours en chantier et à laquelle il ne cesse d’adjoindre des indices susceptibles de répondre aux questions restées sans réponse.
C’est pour cela qu’il écrit à Claudius et aux autres. Pour revisiter des pans d’existence fracassée entre un petit frère mort et une mère ivre de douleur.
« Maman ! non maman ! J’les ai pas pris, les sous, dans ton porte-monnaie, j’l’ai pas tué, mon frère…
Rien ne valait rien. Tout avait la même importance.
La charrette du laitier dans la rue. Le cadavre d’un écureuil sur la route de Chavanol. Les feulements de douleur de celle qui, pique-feu ou couteau à la main, se labourait la poitrine sous le néon de la cuisine. Le cimetière. Le garde-fou du pont enjambant la voie ferrée, qui tremblait au passage d’interminables trains de marchandise. »
Les remèdes pour s’en sortir, il les trouve en se plongeant dans l’itinéraire et l’œuvre fragmentée d’êtres se donnant sans compter à ce qui les fait vibrer. Ce peut être la poésie, la lutte sociale, le sport, la musique ou le cinéma. Peu importe. Charly Gaul, André Breton, Rosa Luxembourg, Garry Cooper, Black Eagle, Eric Burdon et Bob Dylan réunis aident à combler un sacré vide et à découvrir d’autres territoires.
A ces voyages immobiles se greffent des périples bien réels. Restitués par morceaux dans des lettres qui disent combien Lionel Bourg est avant tout un écrivain du dehors. Son aventure intérieure, il la porte en plein vent. Il la cisèle, la construit et l’enrichit en convoquant Pétrarque en déséquilibre sur les pentes du Ventoux, Saint Pol Roux penché côté mer sur son bout de lande à Camaret ou Roger Vitrac, l’auteur du Faune noir, enfoui et presque oublié sous l’écorce et « la rudesse du causse ».
Les lettres vagabondes de Lionel Bourg ne visitent pas seulement la mémoire lointaine. Le passé immédiat s’y inscrit en filigrane dès qu’il s’adresse à sa fille ou à ses petits-enfants. Il le fait (« Grand père. Une espèce de vieux gamin. Ou cet enfant rêvé dont je ne fus qu’à peine ») pour toucher aux origines et pour donner, mine de rien, en plus de sa mythologie personnelle, beaucoup de tendresse, de hargne, de rage, d’espoir à partager à ceux qui, un jour, poursuivront la route sans lui.
« Si demain, après demain, cela viendra, quelqu’un – quelqu’une – vous incite à mêler mes cendres au terreau du Crêt de la Perdrix ou à la steppe autour de Pierre-sur-Haute, que cela s’accomplisse avec les mêmes rires, les mêmes larmes qui m’agitaient, adolescent, quand je courais comme un nigaud sur la lande. »

Lionel Bourg : L'Horizon partagé, Quidam éditeur.