jeudi 14 juillet 2011

La patience de Mauricette

« Je passe du temps ici ou là, aujourd’hui et avant dans l'autrefois quand j’étais jeune à Saint-Venant Deûlémont Houplines Armentières. C’est pour ma santé variable. Éclaircies dans la bruine. Je sais encore le mot mantra pour répéter mon nom. Je m’appelle Mauricette Beaussart. Je suis née à Haverskerque. C’est ma biographie. Une maladie m’a attrapée. »

Mauricette Beaussart a eu une vie littéraire (fragmentée et à éclipses) avant de prendre place dans le deuxième roman de Lucien Suel, publié à La Table Ronde en 2009 et désormais disponible en Folio. Un temps, elle fut d’ailleurs présente sur internet, y tenant, épisodiquement, un blog. Certains lecteurs l’ont sans doute également croisée dans Cadavre grand m’a raconté, une Anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le nord de la France, publiée par Ivar Ch’Vavar aux éditions du Corridor Bleu en 2006. D’autres auront remarqué la chronique intitulée « Vapeurs » qu’elle donnait tous les mois à Guy Ferdinande pour sa revue « Le Dépli amoureux ». D’autres encore, plus rares, ont peut-être eu entre les mains un petit livre gris, publié à Lyon à l’enseigne des éditions de Garenne. Ce livre, Lettres de l’asile, écrit en 1989, alors que Mauricette était hospitalisée à l’Hôpital psychiatrique de Saint-Venant, n’aurait pas vu le jour sans l’entremise et l’amitié de Christophe Moreel. Tous deux s’étaient rencontrés un an plus tôt lors d’un stage d’informatique et tous deux se retrouvent à nouveau, vingt ans plus tard, dans un contexte plus difficile, plus délicat. L’un de ces moments où le fil de l’existence, déjà tendu à l’extrême, peut définitivement se casser.

Mauricette, maintenant âgée de soixante-quinze ans ("je suis vieille maintenant"), a subitement disparu de l’hôpital d’Armentières où elle était soignée en psychiatrie. Son ami Christophe  tente de la retrouver. Pour ce faire, il lui faut interroger tout autant le passé que le présent. C’est cette équation, plus facile à poser qu’à résoudre, que Lucien Suel grave noir sur blanc dès le début du livre. Il le fait avec tact et minutie. En donnant, d’emblée, corps à celle dont la présence, mélancolique et fissurée, va clairement s’imposer. Cette femme, dont il esquisse le portrait en couvrant, de façon fragmentaire, trois quarts de siècle, est d’une grande richesse intérieure. À la fin de chaque chapitre, des extraits d’un long monologue, presque psalmodiés, transcrits dans un phrasé aléatoire et percutant, viennent (en italiques) en attester en posant la voix de celle qui sait ce qui résulte du mot souffrance .

« Mon sommeil est invisible. J’ai eu peur, je crois aux rêves ça va s’arranger et je sens que ça va s’aggraver. Je compte les pommes de terre dans le seau pour dormir. Mais j’ai aussi des cachets, trois fois par jour. Pas au goûter. Juste du jus de fruits et du pain d’épices. J’ai commencé la folie en revenant du cimetière. Ma jeunesse a été perturbée. Je n’étais pas sûre d’être là. »

Hantée par des images récurrentes, des fantômes qui ne la quittent jamais (la mère morte en couches, le petit frère noyé un dimanche de Pâques, le père pendu avec sa ceinture) et des peurs attisées par une culpabilité quasi originelle, Mauricette Beaussart met toute sa patience, son acceptation, sa curiosité et sa soif de savoir pour continuer, malgré tout, à aller de l’avant, à rêver, à s’évader.

« Je ne vais pas m’engluer dans la ressasse du passé. Avant de partir, je vais retirer ces pages. Je laisserai le reste derrière moi sur le dessus-de-lit. J’ai vu le chemin parcouru à reculons. Je sais la chose qui me rend la plus malade. C’est la douleur dans ma vie mais la souffrance devient l’amour du monde sous mes pieds et dans mes yeux. On m’a visitée. Je ne guérirais peut-être pas complètement mais je suis passée à un grand amour sur la planète. Le poème de la terre, d’une enfance innocente. Je ne suis pas malheureuse. Je suis libre. Je continue. »

Après Mort d’un jardinier, Lucien Suel nous fait entrer dans un roman de forte humanité, un roman où passé et présent (collés à la terre et aux paysages du Nord) s’épaulent  avec force pour donner vie, voix et chair à celle qui, finalement, ne disparaît (aux yeux des autres) que pour mieux se retrouver.

Lucien Suel : La patience de Mauricette, Folio, 2011.

mardi 5 juillet 2011

Derrière le fleuve

L’eau coule en permanence dans les livres de Joël Bastard. Elle sait souvent se faire discrète, souterraine, ne devenant visible qu’en lisière, dans un coude, à la sortie d’un sous-bois ou d’un bloc de pierres. En d’autres occasions, elle peut aisément se donner, offrir ses reflets, prendre un peu du ciel, des arbres, des silhouettes humaines en se montrant claire, imprévisible, vitale. C’est ainsi dans Casaluna (Gallimard, 2007) qui trouve son titre dans le nom d’une rivière corse qu’il n’a jamais cessé de sonder. Ce l’est aussi dans Bakofé (Al Manar, 2009) et ce l’est à nouveau dans ce journal écrit durant l’hivernage 2005 à Ségou Koura au Mali. La vie sur place est indissociable du grand fleuve Niger. Le village vit avec et sait combien, en plus d’être force d’eau, le fleuve est également griot que l’on doit écouter.

« Sans cesse le fleuve est pris dans les mains. Est pris en main ! »

 « Le vent tresse le fleuve à perte de vue. Barrière d’eau pâle pour des jardins lointains. »

 « Boubous retroussés. Les longues jambes en feu s’éteignent dans le fleuve aveugle. »

« Le voyage a commencé bien avant ma naissance » avoue Joël Bastard au tout début de son livre. Il s’en expliquera peu après. Dira ce qu’il doit à son père marin faisant escale en Afrique bien avant lui. De temps en temps, d’autres références viendront. Elles resteront brèves, fil tendu et discret, associées aux notes qu’il prend quotidiennement en vivant au milieu des villageois.

Pendant deux mois, il partage leur quotidien. Il se met à l’écoute de leur mémoire. Décrit le fragile équilibre qui se maintient entre modernité et coutumes ancestrales. Il écrit dans « des carnets de travers » des moments de vie, entrecoupés de réflexions et de citations, en gardant constamment à l’esprit que ce qu’il voit, entend, enregistre, imagine ou pressent n’est qu’une infime partie de la réalité. Les évidences locales renferment des secrets qu’il ne percevra jamais. Ils viennent de trop loin. Il en est conscient. Ne s’en émeut pas. Il est là pour vivre en tentant de réduire la distance qui existe entre ce qu’il connait et ce qu’il découvre. Il est aussi là pour donner de la lumière à ce qui reste trop souvent dans l’ombre.

« Le soir venu, les courbatures du langage prennent le frais sur la terrasse. Les pieds en éventail devant le dictionnaire fermé du fleuve. »

« Hier soir je n’ai pas pris mon carnet sur moi. Comme si pour une fois je ne voulais pas qu’il voie ce que je devais vivre. »

Joël Bastard fait passer, en peu de mots, avec un lexique approprié si nécessaire, son étonnement aux autres. « Je suis en fait débordé par tout ce que je vois et vis ». Il est disponible, attentif, prêt à recevoir ce qui n’est souvent que suggéré. Et ici c’est le fleuve, et lui seul, qui suggère. C’est lui qui souffle, parle, décide et collecte les murmures des riverains...

« J’entends les claquettes d’Ousmane en cuisine. Une chanson à la radio fait danser les mouches sur la table émiettée. Un rat pointe son museau près du fourneau amélioré. Du vent, des feuilles plus que sèches qui tombent, cognent la terre. Le vacarme des roniers dans le ciel. Ousmane claque des doigts. Le repas est bientôt sur la table. »

Joël Bastard : Derrière le fleuve, éditions Al Manar.

dimanche 26 juin 2011

Lenz

Lenz, assurément l’un des plus beaux textes de la littérature allemande du dix-neuvième siècle, c’est d’abord l’histoire vraie, retracée avec grande précision par Büchner (1813-1837), d’un dramaturge traversant la montagne pour se rendre, en janvier 1778, chez un pasteur alsacien à qui on lui a recommandé de confier son âme malade.

« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. »

L’écrivain que Büchner suit, cinquante plus tard (on situe l’écriture de ce texte en 1835), s’appelle Jakob-Michael-Reinhold Lenz. Il fut élève de Kant, admirait Shakespeare, avait vécu cinq ans à Strasbourg et était déjà connu pour quelques pièces (Le Précepteur, que Brecht adaptera au vingtième siècle, Le Soldat, Le Nouveau Menoza) quand il entreprend le voyage dans la montagne.

Le pasteur Oberlin qu’il va ainsi rejoindre (traversant les bourrasques, les brumes, les sommets enneigés et les nuages difformes) est un luthérien éclairé et respecté que de nombreux intellectuels visitent régulièrement.

« Oberlin lui souhaita la bienvenue, il le prenait pour un ouvrier : "soyez le bienvenu chez moi, bien que je ne vous connaisse point. - Je suis un ami de (...) et je vous transmets son bonjour. - Votre nom si je puis me permettre ? - Lenz. - Ah ! tiens donc, n’avez-vous pas été édité ? N’ai-je pas lu quelques drames qu’on attribue à une personne de ce nom ?" »

Ce que Büchner met en scène dans cette nouvelle étonnamment dense demeure un épisode très court (à peine quelques semaines) de la vie de Lenz : son séjour chez Oberlin et son comportement de plus en plus agité et perturbé, oscillant entre angoisse, folie et dérèglement guidé par un imaginaire mystique en proie à d’extrêmes tentations. Le résultat escompté (le calme, l’harmonie) sera au final totalement inversé.

« Le 3 février, il entendit dire qu’un enfant, qu’on appelait Frédérique, était mort à Fouday ; il s’empara de cette nouvelle comme d’une idée fixe. Se retira dans sa chambre, et jeûna pendant un jour. Le 4, il entra subitement dans la salle où se trouvait Mme Oberlin. Il s’était enduit le visage de cendre et réclamait un vieux sac ; elle eut peur, on lui donna ce qu’il demandait. Il s’enveloppa dans le sac comme un pénitent et prit la route de Fouday. »

La suite, tous ceux qui ont un jour ou l’autre vibré à la lecture de cet ensemble maintes fois publié la connaissent. Il va non seulement se rendre dans la chambre de l’enfant mort mais la toucher, lui parler, lui prendre les mains ("suppliant Dieu de se signaler à lui par un miracle") et tenter d’initier une impossible résurrection... Plus tard, il ira baiser la terre de la tombe, arrachera un bout de fleur, marchera vite, ralentira, se cognera la tête contre les murs, tentera de se suicider de différentes façons, forçant Oberlin à se séparer de lui...

« Lenz avait le regard paisiblement perdu dans le paysage, aucun pressentiment, aucune contraction en lui ; rien qu’une angoisse sourde qui montait en lui à mesure que les objets se dissipaient dans les ténèbres. »

L’écrivain Lenz - qu’on abandonne ici à l’entrée de Strasbourg - laissa ensuite "aller sa vie". Il multiplia les errances. Plusieurs années passèrent... On retrouva un jour son corps dans une rue à Moscou.

Cette édition de poche s’avère judicieuse à plus d’un titre. L’œuvre de Georg Büchner (il s’agit, en l’occurence, de son unique nouvelle, traduite et présentée par Jean-Pierre Lefèbvre) est suivie de deux textes importants et très complémentaires : Monsieur L... , celui du pasteur Jean-Frédéric Oberlin (qui inspira l’auteur de Woyzeck) et celui de Paul Celan, Le Dialogue dans la montagne, relié, lui aussi, à l’itinéraire de Lenz :

« Il s’en alla et s’en venait, s’en venait comme ça sur la route, sur la belle, sur l’incomparable route, s’en alla comme Lenz, par la montagne, lui qu’on avait fait habiter en bas, à sa place, dans les zones basses, lui, le juif, s’en venait et s’en venait. »

Georg Büchner : Lenz, suivi de Monsieur L. (Jean-Frédéric Oberlin) et du  Dialogue dans la montagne (Paul Celan), collection Points / Seuil.

dimanche 19 juin 2011

Les Idiots

Les Idiots de Cavazzoni ont peu à voir avec ceux du film éponyme de Lars Van Trier. Eux ne font pas semblant de l’être ou de le devenir. Ils le sont, tout simplement.
Leur comportement inquiète ou étonne. Chaque cas est unique. Il arrive fréquemment qu’un médecin (la plupart du temps psychiatre) se penche sur eux pour tenter de comprendre ce qui les gouverne.

Ermanno Cavazzoni a choisi une autre voie pour s’immiscer dans ce monde. Il ne tient pas à analyser les facéties de ceux qui y vivent. Ce qui lui importe, c’est de noter, de dire, d’écrire leur quotidien sans pousser la réflexion là – aux portes de l’idiotie absolue – où elle n’a sans doute pas lieu d’être. Il préfère battre la campagne. Regarder, écouter, interroger. Chaque personnage rencontré a sa spécialité. L’un est lanceur d’objets (qui lui retombent presque toujours sur la tête). Un autre craque des allumettes à longueur de journée (« j’en gratte quelques unes pour les essayer au cas où il faudrait allumer à l’improviste un poêle ou un réchaud à gaz »). Un autre, un dénommé Cortellini, voulant égayer la fête du mardi gras 1956, se mit un faux nez tenu par un élastique et décida de ne plus l’enlever. Un autre encore, agriculteur, vit en autarcie avec son père et sa mère dans une meule de paille.

" Quand le coq trouve sur le sol un épi ou un ver de terre et qu’il bat le rappel avec son cri bien particulier, l’idiot accourt lui aussi et il est souvent le plus rapide à le manger. Il aime aussi le voisinage des vaches, lesquelles sont affectueuses avec les idiots ; quand elles en voient un couché dans l’herbe, elles s’approchent de lui et l’imitent. "

D’autres idiots marchent à grandes enjambées entre les pages de ce livre qui leur est consacré. L’un des plus étonnants se nomme Govi Naldo. Un jour, courant après un chien qui s’était échappé d’un chenil, il s’est fait mordre par l’animal. Sa vie en a été toute chamboulée. Le soir, de retour chez lui, il ne reconnut ni sa femme ni son fils.

" À côté y a là des gens – disait-il au docteur – une femme entre deux âges et il y aussi un nabot – c’était son fils – qui est un peu répugnant. "

Pour lui, pas de doute, ces deux-là venaient d’Albanie. Cela lui semblait d’autant plus évident qu’il avait signé, peu avant, mais sans la lire, une pétition soutenant les réfugiés de ce pays.

" Ces deux Albanais s’étaient emparés de sa maison et s’en servaient le jour comme d’une friterie et la nuit comme d’un dortoir. En particulier, la femme dormait dans le même lit que lui."

Des cas similaires et tout aussi inquiétants naissent sous la plume de Cavazzoni. Il en a choisi 31. Écrits en parodiant la vie des saints du moyen âge, ces portraits d’idiots contemporains permettent au lecteur d’égayer un bon mois de manière insolite.

Avant de relater les heurts, bonheurs, souffrances et jouissances des idiots, Ermanno Cavazzoni, par ailleurs professeur d’esthétique à Bologne, s’est penché sur de nombreux autres singuliers. Que l’on retrouve dans Le Calendrier des imbéciles (Austral, 1996) ou dans Le Poème des lunatiques (qui plut tant à Fellini qu’il s’en inspira pour tourner La Voce della luna).

Ermanno Cavazzoni : Les Idiots (petites vies), traduit de l’italien par Monique Baccelli, éditions Attila.

vendredi 10 juin 2011

Élodie Cordou, la disparition

Personne ne sait ce qu’est devenue Élodie Cordou. Un jour, elle a disparu. Elle a glissé hors du regard des autres. Est-elle même encore en vie ? Cela nul ne saurait le dire.
Le dernier à l’avoir vue est le narrateur du présent récit. Ce fut lors d’un rencontre fixée en un lieu voulu par elle. Loin du monde. Loin surtout de la ville et des quartiers aisés où elle n’a plus paru depuis.

L’endroit, situé aux abords d’un ruisseau appelé Planchemouton, n’est pas facile d’accès. Pour y parvenir, il faut pénétrer au cœur du Limousin, franchir villages et hameaux, contourner coteaux, champs de brume et crevasses puis suivre routes sinueuses, rond-points déserts et rivières en crues. C’est ce parcours chaotique qu’emprunta celui qui témoigne en essayant, à défaut de retrouver la trace de la disparue, de remonter le cours de sa mémoire pour déceler quelques indices susceptibles d’expliquer son absence prolongée.

Celle qui « dans tous ses mouvements, donnait l’impression de flotter le plus naturellement du monde dans l’air ambiant », vouait une admiration sans bornes à la peinture. Cela seul lui permettait de rompre avec les règles strictes en vigueur au sein de la cellule familiale, très installée dans la petite bourgeoisie patronale.

« Si la peinture, qui a inspiré toute la vie d’Élodie, n’est pas d’abord scandale et folie, c’est à désespérer de la peinture, c’est à désespérer aussi Élodie de la vie, Élodie Cordou qui reste un scandale pour sa famille, dont l’amour de la peinture n’a jamais cessé de paraître aux yeux des siens comme un scandale et une folie ».

La mémoire – et ce fil secret que l’on déroule pour revisiter des moments brefs, revenus à l’improviste – est au centre de presque tous les récits de Pierre Autin-Grenier. Elle s’ouvre ici sur une fiction qui s’emballe en une seconde. Il suffit pour ce faire de quitter l’ordinaire d’une ville en semi sommeil pour se frotter à la sauvagerie d’un des seuls grands peintres qui se montrait assez robuste pour pouvoir batailler des jours et des jours avec un sanglier écorché afin de le coucher ensuite définitivement sur une toile ensanglantée. C’est ce peintre qu’Élodie Cordou vénère. Peu après sa mort, ses cendres ont été jetées dans le fameux ruisseau dit de Planchemouton à Eymoutiers. Elles y sont toujours. Surprises sans doute de voir le visage d’une inconnue s’agiter de temps à autre au-dessus de l’eau...

C’est un autre peintre, pas très éloigné de l’autre, Ronan Barrot, prompt lui aussi à se battre sans compter avec la matière, les éléments, les mouvements, les couleurs vives et âpres qui strient corps, traits, visages (paisibles ou douloureux), qui accompagne ici Pierre Autin-Grenier. Tous deux dialoguent et redonnent vie à la figure et au corps de la secrète et dissidente disparue.

Pierre Autin-Grenier : Élodie Cordou, la disparition, Les éditions du Chemin de fer.


vendredi 3 juin 2011

Journal de galère

Imre Kertész a tenu son journal de 1961 à 1991. Les premières années, seules quelques notes viennent marquer des fins de journées sombres où le doute et la difficulté d’être dominent.
L’écrivain, dont l’existence est à jamais marquée par l’Holocauste – il fut déporté en 1944 (à l’âge de 15 ans) à Auschwitz et libéré à Buchenwald en 1945 – s’interroge et cherche à se structurer pour trouver assez de force et d’abnégation pour vivre, résister et maintenir à distance la dépression qui rôde. Il apprend très tôt que pour éviter le gouffre, il lui faudra se construire intellectuellement, lire, réfléchir, s’appuyer sur des textes âpres et parfois difficiles d’accès. Il convient de les appréhender patiemment, d’aller au cœur de l’œuvre, de dialoguer avec ceux qu’il a choisi et dont les pensées émiettées vont solidifier, par fragments, la sienne. Ceux qu’il interroge ainsi restent pour la plupart de grands pessimistes épris de solitude. Ce sont eux (Kafka, Beckett, Camus, Musil, Pessoa, Adorno) qui, par brèves secousses lumineuses et apaisantes, finissent par fissurer l’obscurité en le confortant dans sa volonté d’écrire malgré tout, malgré le doute, malgré le silence, malgré l’angoisse qui le taraude.

« Seule l’angoisse habite désormais là où il faudrait aimer, pareille aux remous des devoirs accomplis. Le désespoir tombe du ciel goutte à goutte. »

Ce qui occupe et façonne la pensée de Kertész, c’est la notion de destin. Dès le début du Journal, celle-ci est évoquée.

« Qu’est-ce j’entends par destin ? De toute manière, la possibilité du tragique. Contrecarrée par une détermination extérieure, une stigmatisation qui engonce notre vie dans une situation imposée par le totalitarisme, c’est à dire dans une absurdité : donc, vivre comme une réalité les déterminations qu’on nous impose et non les nécessités qui découlent de notre – relative – liberté, voilà ce que j’appelle être sans destin. »

Quand il note ceci, en 1965, il y a déjà plusieurs années qu’il travaille sur son premier roman, Être sans destin, qu’il n’achèvera que dix ans plus tard, passant l’essentiel de son temps à creuser un sujet pour lui existentiel. Toute sa vie – son passé de déporté, sa nationalité hongroise, sa naissance dans une famille juive, la pauvreté matérielle qui l’accompagne, le pouvoir totalitaire, la maladie dégénérative de sa mère – le porte à affronter puis à dépasser une réalité qu’il n’a pas choisie afin de ne pas finir laminé, épuisé, anéanti.

« Rester un individu et tenir en tant qu’individu dans ce monde collectif (...) ; pour l’instant j’aurais du mal à concevoir une entreprise plus héroïque. »

Journal de galère se situe dans son parcours juste avant Un autre, chronique d’une métamorphose (notes prises entre 1991 et 1995). On suit celui qui recevra le prix Nobel en 2002 (à sa grande surprise, apprenant la nouvelle à la radio) au travail sur Être sans destin et ses deux livres suivants : Le Refus et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Parallèlement, il traduit Nietzsche et étudie les écrivains sur lesquels il s’appuie souvent, louant à la fois leur force littéraire, leurs prises de position et leurs décisions courageuses à un moment ou à un autre de l’histoire . Ainsi Thomas Mann qui décida de quitter l’Allemagne dès 1933. Ainsi Sandor Marai qui, après avoir vécu caché durant la guerre dû fuir la Hongrie en 1948 et finit par se donner la mort à San Diego en 1989.

« Marai : Terre, terre !... Bouleversant. L’exil comme forme d’existence du vingtième siècle, à tout point de vue ; exil intérieur et extérieur. »

Plus il avance dans ses réflexions, dans ses convictions et sa propre création et plus s’affirme le concept d’une liberté lentement gagnée. Cela est visible dans la construction même de ce carnet de bord conçu comme un précis de navigation intime et tourmenté. D’abord « Il part (au large) » puis « Il erre (entre les écueils et les hauts-fonds) » et enfin « Il lâche (la barre) / Il rentre (les rames) / Il est heureux. »

Les clés de l’œuvre de Kertész sont là. On les saisit au fil de ses notes, de ses doutes, de sa générosité et dans sa façon d’être à l’écoute et d’écrire en s’ancrant dans l’époque. Derrière tout cela, non pas entre les lignes mais bien inscrit (même si parfois non dit) dans le texte, il y a, il y aura en permanence Auschwitz.
« Quand je pense à un nouveau roman, je pense toujours à Auschwitz », dit-il.

Imre Kertész : Journal de galère, éditions Actes Sud, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba.

vendredi 27 mai 2011

America solitudes

James Sacré écrit quelque part dans son livre que celui-ci a « peu à peu fait son chemin ». En réalité, il vient de loin. Il trouve sa source dans de précédents et déjà très anciens recueils. Il y travaillait depuis de longues années, sans jamais perdre le fil, offrant depuis 1991 quelques extraits à lire en revues mais ne dévoilant, finalement, presque rien de la somme que l’on découvre aujourd’hui.

L’ouvrage avoisine les 350 pages. Il est constitué de 47 séquences introduites par des titres souvent très expressifs : Va pas croire que le monde attendait tes mots, Un drôle d’emploi du mot désert, Le roulement des camions dans la solitude à Holbrook, Un peu de maïs et des prières pour la pluie, Façons de fête et pas vraiment à Santa Fe... Chacune d’entre elles marque une étape du périple désordonné que l’auteur et sa femme américaine ont réalisé, au fil du temps, à travers un pays trop vaste pour être écrit et décrit de long en large. Ce n’est d’ailleurs pas ce que recherche James Sacré. Ce qui l’anime, c’est cette nécessité de nouer, où qu’il se trouve, une relation infime entre le monde et les mots en créant un maillage à peine visible mais précis pour relier son regard au paysage et joindre, quand cela se peut, dans l’éphémère, par simples ricochets de la pensée, l’instant présent à un fragment de sa mémoire...

« Le temps parti ailleurs et pourtant là, on l’entendait hier soir à la nuit venue
Remuant dans le feuillage étoilé des touffes de creosotes
Et jusque dans le ciel quasi pleine lune :
C’était pareil qu’à Cougou, entre les granges qu’on ne distingue plus
Et quelques grands arbres.
À cougou où n’importe où.
Quand le monde semble enfin se reposer et penser plus finement. »

Chaque halte est l’occasion de se poser, de se mêler aux autres, de prendre ses marques dans un lieu en n’oubliant pas que celui-ci a une histoire, une mémoire particulière que l’homme de passage ne peut saisir que partiellement. Là où il s’arrête, il regarde, touche, interroge et avance en faisant humblement grincer la langue, notant, écrivant, repérant des détails qui vont l’aider à dire l’endroit en changeant constamment d’angle de vue et en donnant, par le menu, en tâtonnant, en ne négligeant rien, de la densité à ses escales.

On le suit longuement dans les territoires indiens. Il y fait de nombreuses incursions. Sait que l’ancrage initial se trouve là. Loin des clichés. De plein pied dans la réalité. Dans la restitution lente et plus qu’aléatoire et souvent jamais venue des terres confisquées.

« Au pays des Comanches, des Comanches
On n’en voit plus, presque plus.
Les Mohicans sont disparus,
Les Séminoles... et cetera. »

Il associe le lieu où il se trouve et la mémoire, même secrète, et parfois gommée, qui s’y attache. Pour cela, il lit, se documente, engage la conversation. Il fait de fréquents retours en arrière. Et procède plus à la manière d’un peintre (avec carnets, esquisses, croquis, travaux en cours) que du photographe qu’il lui arrive d’être, fixant alors en un quart de seconde un décor qu’il fera ensuite bouger à sa convenance dans les mots.

« À chaque fois que j’ai envie de prendre une photo, ou que j’en prends une
Je "vois" qu’il y aurait un poème à écrire
Mais pas facile de mettre ensemble d’un coup des rythmes et des phrases, et faire en sorte
Que de la figuration y soit en même temps un bon support pour l’imagination
Comme dans une photo. »

Ce pays où le « voilà mal ou bien vivant depuis vingt-huit ans », James Sacré le sillonne en zigzag, avec la lenteur qu’il faut pour s’imprégner des terres, montagnes, déserts et villes où il séjourne, se rendant au café, au restaurant, au musée, au camping, partout où il est sûr de pouvoir rencontrer quelques uns de ceux qui y vivent. Ceux qui ont tant de mal « à mettre ensemble » leurs solitudes.

Le livre est parfois traversé par la présence de son père qui revient, à l’improviste, le saluer là-bas. Soulevant des morceaux d’enfance. Qui se décollent. Et qui, à cause d’une couleur, d’un outil, d’un insecte, d’un arbre, se promènent eux aussi en Amérique, invisibles, cachés dans ce bagage immatériel qu’il porte partout où il va.

« C’est une route comme si
Entre Cougou et Vieille-Castille avec évidemment
Quelque chose de l’Ouest américain.
Les toits de zinc en partie rouillés font penser
Aux tôles des hangars chez mon père, une pie
Et de la chicorée sauvage fleurie, en bord de route. »

James Sacré : America solitudes, éditions André Dimanche.

vendredi 20 mai 2011

La Tombe du tisserand

L’histoire se passe dans un village perdu d’Irlande, quelque part entre ciel et terre, dans un cimetière à l’abandon, une vieille enclave appelée Cloon na Morav (le champ des morts) où une petite assemblée s’est réunie pour savoir où déposer le corps du tisserand Mortimer Hehir, mort si âgé que plus personne ne se souvient de l’endroit exact où il doit être enterré.

Il y a là la veuve, qui fut sa quatrième et dernière épouse, les fossoyeurs (de jeunes jumeaux armés de pelles) et deux vieux sortis on ne sait d’où. L’un fut cloutier dans une vie précédente et l’autre casseur de pierres. Ce sont ces deux êtres, venus des brumes, qui sont chargés de guider les vivants en quête de l’énigmatique sépulture.

« Meehaul Linskey, le cloutier, fut le premier à passer l’échalier. La surexcitation se lisait sur son visage. Long et voûté, il avançait en traînant les pieds. Derrière lui venait Cahir Bowes, le casseur de pierres, plié en deux depuis le bassin au point que son échine était horizontale comme celle d’un animal. »

L’étrange équipage va errer entre les tombes pendant des heures, les deux vieux prenant plaisir à se contredire, histoire de faire durer la recherche, forçant au passage les fossoyeurs à creuser des trous au hasard, butant sur des pierres, de la ferraille, des cercueils… Malgré leur grand âge, la sagesse ne semble pas  les avoir atteint. De plus, leur mémoire connaît de sérieux ratés.

« C’est alors, au milieu de cet effondrement, de cette impuissance, que la veuve parla pour la première fois. Au premier son qui sortit de sa voix, l’un des jumeaux redressa la tête et tourna les yeux vers le visage de la femme. D’une voix tranquille comme toute sa personne, elle dit : Je devrais peut-être aller jusqu’à la rue du Tunnel demander à Malachi Roohan où se trouve la tombe. »

On quitte à cet instant le cimetière pour pénétrer dans la chambre obscure d’un très vieux tonnelier. Celui-ci, grâce à un judicieux système de poulies et de cordes, réussit à extraire tête, barbe en pointe et buste squelettique du fond de son lit pour participer à son tour à la résolution de l'énigme. On comprend tout de suite que l’ancêtre a également des soucis de mémoire. Ce qui ne l’empêche pas d’être sûr de lui. Il confond les époques et les différentes femmes du tisserand et finit par affirmer que la tombe se trouve sous l’orme de Cloon na Morav et nulle part ailleurs.

De retour dans l'enclos avec la précieuse indication lâchée par le tonnelier, la veuve doit vite se rendre à l’évidence : il n’y a pas d’orme, et d’ailleurs pas d’arbres du tout, dans l’enclave désaffectée.

Menée entre légende et fantaisie, cette quête d’une tombe introuvable, superbement écrite, a tout d’une farce tragi-comique. Elle met sur le devant de la scène des vieux qui, ayant raté les étapes de la sagesse et de l’humilité au cours de leur (pourtant) long périple sur terre, se montrent tour à tour ingrats, irascibles, méchants, dérisoires, présomptueux et donneurs de leçons. Les seuls qui tirent leur épingle du jeu sont les plus jeunes, qui parlent peu et toujours à bon escient, autrement dit la veuve et les jumeaux.

L’auteur, Seumas O’Kelly, renverse avec ce court roman quelques valeurs établies. Ceci dans une époque (début du vingtième) et un pays (l’Irlande) où la vénération des anciens allaient bon train. La Tombe du tisserand qui fut publié en 1919, un an après son assassinat (à 37 ans) au siège du journal indépendantiste qu’il dirigeait, est son chef d’œuvre. Merci aux Éditions Attila d’avoir déniché, neuf décennies plus tard, ce texte drôle et caustique, celui d’un écrivain jusqu’alors inédit en France.

Seumas O’Kelly : La Tombe du tisserand, traduit par Christiane Joseph-Trividic et Jean-Claude Loreau, gravures de Frédéric Coché, éditions Attila.

mercredi 11 mai 2011

Précipice

Milan Füst, l’un des écrivains majeurs de la littérature hongroise, est surtout connu en France pour son roman L’Histoire de ma femme (Gallimard, Coll. L’étrangère, 1994). Ce titre ne doit pourtant pas faire ombrage à une œuvre de grande ampleur, allant de la poésie à la prose en passant par le théâtre ou les essais et se régénérant parfois dans ce que Füst lui-même appelle le « roman bref ». Précipice, publié par les éditions Cambourakis en est l’un des joyaux.

Ce récit, vif et percutant, écrit en 1929, suit les traces d’un narrateur, homme apparemment rangé, professant à l’université, respecté, et tout honoré de l’être, flânant sur une corde raide imaginaire, au bord de ce fameux précipice qui sépare tout simplement « ce qu’il est de ce qu’il vit ».

Dès le réveil, cet homme a ses habitudes. D’abord, il médite au lit durant une vingtaine de minutes, puis il boit un grand verre d’eau avant de prendre un bain durant lequel il lance un flot d’insultes au monde.

« Mais ce jour-là, j’y mis une hargne particulière. – “Espèces de sales crapules ! Engeance infâme !” criais-je aux murs de la salle de bains, tandis que le jet de la douche fouettait mon dos avec régularité et que je gesticulais dessous comme un prêtre romain pris de fureur. (C’était sans doute à mes collègues que je pensais). »

Ainsi débute une journée durant laquelle il va rompre avec son quotidien pour vivre des aventures singulières. Celles-ci ont lieu dans une ville (Budapest) enveloppée dans un brouillard bien tissé, droit venu sans doute des eaux du Danube. Ville et climat collent parfaitement à sa solitude et incitent à des haltes au café où le bien-être est toujours de rigueur, pourvu que l’alcool ingurgité soit à la hauteur. Ce qui est ici le cas.

Au fil de ses pérégrinations diurnes, puis nocturnes, le narrateur multiplie les rencontres avec des personnes qui lui furent proches. À toutes il pose des questions : qu’est-ce que la bonté, qu’est-ce que la liberté ? Il n’attend nul éclaircissement. Sait qu’il lui faut simplement assister jusqu’au bout à cette chute lente dont il est la victime consciente et consentante...

Ce qui étonne chez Milan Füst, c’est cette distance qu’il sait mettre entre ce que souhaite vivre son narrateur, adepte du monologue intérieur et des coups de folie, et ce que la bienséance lui demande de ne pas faire. Cela crée des situations épiques. Où l’humour et la sagesse s’épaulent, trouvant à chaque fois réponse adéquate aux velléités de l’énervé chronique qui ne cesse de virevolter au bord d’un gouffre qui a beaucoup à voir avec l’absurdité et ses pièges, espiègles et existentiels.

« Si quelqu’un jetait dans le puits une lampe allumée, il verrait un instant la raison d’être du puits, qui est d’avoir beaucoup d’eau. »

De Milan Füst (1888-1967), pour partager d’autres déambulations désabusées, pour découvrir d’autres passions inassouvies, pour toucher avec une réelle légèreté la psychologie de nouveaux personnages évoluant aux lisières d’une haute société sur la pente descendante, il faut également lire, chez le même éditeur, L’Histoire d’une solitude (autre roman bref, préfacé par Peter Esterhazy).

Mian Füst : Précipice, traduit du hongrois par Sophie Aude, éditions Cambourakis.

mercredi 4 mai 2011

Alain Malherbe, un soir rue de Seine

Il marche avec lenteur, portant une sacoche à l'épaule, sur un trottoir à la tombée du jour. Nous devons descendre la rue de Seine. Nous sommes sept ou huit, cheminant presque en file indienne à la recherche d'un resto. Je ne connais pas tout le monde. Il y a là Philippe Marchal et Jean-Pascal Dubost. Alain Malherbe, lui, s'est laissé glisser en arrière en compagnie de son ami Phan Kim Dien. Tous deux discutent avec véhémence. A un moment donné, je me demande si le débat n'est pas en train de virer à la querelle. Il y a de forts éclats de voix. Quelques passants se retournent. Philippe ne peut s'empêcher de sourire. Il me rassure illico. Il les connait mieux que personne. Il sait que tout à l'heure, quand la passion (qui se nommait Kenneth White) sera retombée, il vont revenir l'un et l'autre à notre hauteur, comme si rien ne s'était passé.

La suite de la soirée m'échappe un peu. C'était la première fois que je rencontrais Alain Malherbe. En 1989 ou 90. Peu de mots furent échangés entre nous mais assez, toutefois, pour nous reconnaître quelques points communs. A commencer par le travail. Comme lui, je bossais de nuit au tri postal. Nocturnes invisibles. Courant de Colmar à Bagnolet ou de Java à Stockholm, voire de Tanger à Vladivostok, dix heures durant avec alcool, café, tabac, etc, en appui... Passons vite sur les hangars de tôle, sur les travées, les chefs, les sous-chefs, les rangées de sacs ou les casiers. Passons également sur nos multiples coups de barre et sur ces pauvres matins blêmes (il les a bien décrits, décryptés et notés) qui laissaient toujours quelques collecteurs de brèves traîner leur déroute sur des trottoirs déserts.

« Au fait combien de lettres je trie
par nuit ? A trois barquettes d'une
contenance de 600 par heure
  • grosso modo 13000.
Et puis la poussière.
Le blam blam répété des sacs postaux
déversés dans l'auge paquets...

Putains d'enveloppes, à la longue
on reconnaît le pays d'expédition
à la texture du papier. »

Un poète, ce soir-là, un malicieux, un du genre Pierrot Gourmand, vint, du haut de son absence, jeter une nouvelle passerelle entre nous. Il s'agissait du marcheur Martin, à qui le piéton Malherbe vouait une belle admiration. De lui, il dit :

« Cultive un embonpoint somptueux.
Mérite bien un rôle de wattman salingue
à la Compagnie Générale des Omnibus. »

Ajoutant dans l'instant :

« Tubard : toute une adolescence par les livres.
Clerc de notaire donc, câline les demis
aux terrasses giboyeuses des brasseries. »

Il nous accompagna un bon bout de temps. Il tanguait, très à l'aise sur une chaloupe emplie de bocks tandis que nous, asséchant quelques chopes en terrasse, nous balancions, dans son sillage, nos feuilles de présence au monde par dessus bord... Bientôt, Yves Martin nous abandonna. Il se laissa dériver. Parti sans doute revoir Barfly, ce film qu'il aimait tant, avant de retrouver ses chats et ses boutons d'or, rue Marcadet.

J'ai revu Alain Malherbe à Paris lors du marché de la poésie en 1992. Stand de la revue Travers.  Dans laquelle il avait publié L'âge de l'espace. L'échange fut à nouveau rapide. Il travaillait sur de nouveaux textes. Très exigeant, il accumulait de la matière et ne voulait rien laisser au hasard. Il fallait relier les notes tirées du quotidien en les branchant sur des réseaux menant en bouquets à la mémoire, au savoir, à l'avenir et à l'espace...

Ensuite, il y eut un long silence, rayé par deux ou trois lettres, rien de plus, jusqu'à son coup de fil du printemps 1999. Voix lointaine, cherchant les mots justes, en quête de sens pour dire, comme dans sa poésie, malgré quelques amis et des milliers de livres, une grande solitude intérieure. Il travaillait toujours sur ces textes dont il me parlait déjà sept ans plus tôt... « Écriture en boucle », lâcha-t-il, sans s'expliquer davantage. Cet après-midi-là, 500 kilomètres nous séparaient. Ce fut pourtant notre plus longue (mais ultime) discussion.

« Des traces de neige sur les aiguillages,
comme de la plume. »

Quelques mois plus tard, je reçus une carte postale. Oblitérée à Paris 14, boulevard Brune, le 08/09/99, elle représentait un détail du Matelot de Vladimir Tatlin et ne contenait que ce simple message télégraphique, non signé : « Y. Martin. Mort ». Je sus, bien après, que cette carte était de lui. Ce fut son dernier signe.

L'annonce de sa mort en 2002 me parvint de façon assez similaire. Par une lettre presque illisible d'un Phan Kim Dien effondré.

Les fragments cités sont extraits de Diwan du piéton (coédition Le Dé Bleu / Écrits des forges)
Une présentation d'Alain Malherbe, par Jean-Pascal Dubost, est en ligne sur Poezibao.

vendredi 29 avril 2011

Ichi leu

Ichi leu (“ici là”) est un long poème écrit en picard par Ivar Ch’Vavar il y a une vingtaine d’années. Contrairement à ses autres textes, conçus dans la même langue et ensuite traduits par ses soins, celui-ci n’avait jamais connu de version française. Pour diverses raisons (il s’en explique en postface) il préférait, afin de garder une distance mentale vis-à-vis de tout ce que véhicule ce poème, en confier la traduction à un autre. À quelqu’un de « costaud », poète qui ait déjà une expérience de traducteur et pour qui le picard n’aurait pas de vrai secret. Et c’est tout naturellement Lucien Suel qui, s’y collant, réussit à maintenir ce texte très vif dans l’ici (le lieu : Wailly-Beauchamp, le village d’enfance de Ch’Vavar) et le là (le temps, le tempo, la tension).

Ch’Vavar aime prendre le pouls des grands espaces en empruntant de préférence les chemins creusés dans les sous-bois. Ceux-ci recèlent des présences insoupçonnées. Pour les débusquer, il faut marcher, se perdre, franchir les haies et les clôtures et surtout se fondre dans le paysage, à l’image de tous ceux qui peuplent les lieux et qu’il va devoir approcher, serrer, peindre. Il les repère de loin. Ils sont là.

« ils pataugent dans les ornières boueuses des chemins forestiers
ils titubent dans le fouillis des branches coupées,
ils ne cessent de rouler au sol malgré toutes leurs prières à la Sainte Noire Sœur. »

Il bat la campagne avec eux. Il foule l’herbe, marche dans la rosée ou dans les fougères du soir. Il avance à l’instinct. Les terres qu’il traverse n’ont rien des mornes plaines. Ici, tout vit, vibre et vibrionne.

« là, une truie en chaleur, ou ici une ribambelle de nains
oui, plus une pile de rondins qui me dégringole dessus tout ça c’est pareil. »

De temps à autre, l’aube éternue. Les hommes se frottent les yeux. Écarquillent leurs rondes prunelles. Et découvrent des scènes aussi brutales que brèves.

« il enfile son pantalon
il ouvre la vulve de sa vache
lumière rose et jaune ;
il enfonce le bras dedans et la tête
puis tout son corps pénètre à l’intérieur, sans blague !
Je suis sidéré
“il fait froid” me dis-je
j’entends frapper à la vitre
je me retourne : meeeeerde ! c’est encore lui ! »

Il note non seulement ce qu’il voit mais se remémore aussi ce qu’il a déjà vu, il y a cent ans ou plus, et continue, œil aux aguets, à arpenter le territoire en se calant, à fond de rétine, de crâne et d’imaginaire, tous les éléments susceptibles de rendre vivante la Grande Picardie Mentale qu’il saisit à bras le corps.

« De derrière les haies
des femmes vaporeuses
sortent la tête ;
sortent leurs seins
de leur corsage
et rient et me crient
(moi)
elles me crient FRELUQUET
(c’était facile à prévoir)
je leurs réponds du tac au tac ROULURES
(auriez-vous trouvé autre chose ?)

Il y a de l’immémorial dans l’air. Une fresque rupestre grandeur nature. Des personnages semblant sortis d’une toile de Jérôme Bosch sont éparpillés sur la prairie. Ch’Vavar est debout au milieu. Il bouge et frotte son corps et sa langue à l’écorce, à la terre. Il suce du sureau, repart, s’arrête un instant pour faire ses besoins ou pour se restaurer au creux de refuges teintés d’alcool.

« Nous sommes dans la baraque
Nous sommes dans le taudis
Et peut-être dans le réduit
Dans la crasse et les balayures
Dans le terrible capharnaüm
Des maisons, dans la buée
Dans la chaleur froide. »

Ichi leu, le poème de Ch’Vavar et ses galeries de portraits brefs, vivants et étincelants, est suivi de plusieurs autres textes (en français), toujours conçus autour de Wailly-Beauchamps et intitulés Vomi de vache.
L’ensemble – joyeusement illustré par Lucien Suel – se termine par une postface puis des commentaires de l’auteur qui témoigne, vingt ans plus tard, de ce que fut et demeure (fortifié par le recul) pour lui l’écriture et l’aventure menant à Ichi leu.

Ivar Ch'Vavar : Ichi leu, éditions des Vanneaux.

jeudi 21 avril 2011

C'est nous les Modernes

Franck Venaille est non seulement le poète que l’on sait, l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, auteur d’une quarantaine de livres (dont l’un des plus importants, La Descente de l’Escaut vient d’être publié en "Poésie/Gallimard"), c’est également, depuis plus de cinquante ans, un homme tout entier voué à la création littéraire. Pour mener à bien sa tache, pour répondre à ce besoin impérieux qui est d’écrire, de tracer, de poursuivre la route, il n’a jamais cessé de se nourrir des textes des autres. Il les a lus, relus, y a trouvé des points d’accroche ou d’ancrage, les a parfois publiés dans les revues où il a joué un rôle essentiel (Action poétique, Chorus, Monsieur Bloom) et les a mis en lumière (souvent tard, la nuit) dans les émissions qui leur furent, un temps, confiées sur France Culture.

« Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. Écrire m’a fait. Écrire m’accompagnera jusqu’à la fin. Écrire coordonne ma vie. »

C’est nous les Modernes est pour lui l’occasion de revenir en arrière tout en se situant clairement dans le présent. Il y dit ce qui compte à ses yeux, les écrivains qui l’accompagnent depuis longtemps, les livres dont il ne peut se séparer, les villes qu’il porte et qu’il sillonne sans être obligé de s’y rendre fréquemment, les atmosphères (vent, dunes, fleuves gris ou abords d’un terrain de foot de banlieue en période de trêve hivernale) qui le saisissent au corps et filtrent les mots qui sortent alors à l’air libre.

L’angoisse, cette guerre intérieure qui n’a jamais lâché prise, est forcément présente dès le début du livre. Celle qui bloque la respiration, dérègle les nerfs, chamboule physique et mental est aussi celle qui incite à se défendre et à trouver, en soi, des armes appropriées pour la combattre. Il faut tenir en respect ce qu’il nomme Ça.

« Malade de Ça. J’ai commencé ma vie accompagné par ce qui allait devenir une sorte de podestat transformé parfois en tyran. Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin. »

Ce lyrisme, parfois tant décrié et relégué au rayon vieillerie par quelques expéditifs, Franck Venaille l’a trouvé presque naturellement dans le pays où il a décidé de naître. « J’ai décidé d’être né à Ostende, de l’union du sable et de la mer ». C’est là-bas aussi qu’il décida un jour, et cela seule l’écriture pouvait le lui permettre, de devenir « cheval flamand ». Là-bas, dans les monts ou les dunes mais aussi sur les pavés, dans les villes vivent quelques uns des poètes qu’il affectionne et dont il livre ici des portraits clairs, toujours réalisés en créant un bel équilibre entre la personnalité de l’être en question et la teneur de son œuvre. Ces lyriques résolument modernes se nomment Francis Dannemark, William Cliff, Jean-Pierre Verheggen et Pierre Della Faille. Ils viennent de plus loin qu’il n’y paraît et l’ombre de Maeterlink rôde souvent dans les parages. Venaille la repère, la note, glisse à côté, s’en va voir plus loin dans « ce nord mental » où sont encore Hugo Claus, Jan Fabre ou Ludovic Degroote. « C’est d’un poète de cette envergure que l’on est en droit d’attendre la mise en mots de ce que je vais nommer la poésie du Nord ».

Parmi les nombreuses entrées, qui sont autant de portraits, de ce livre, apparaissent, à côté de ceux (Verlaine, Laforgue, Jouve, Aragon, Morhange, Guillevic, Fondane, Dupin, Bonnefoy) qui ont toujours compté pour lui, d’autres poètes, plus jeunes, découverts au fil de ses lectures et qui peu à peu lui sont devenus familiers. Il les cite, leur consacre un chapitre et explique avec simplicité ce qu’il détecte dans cette exploration du texte qu’ils font bouger avec lenteur et patience, de façon durable. Ceux-là se nomment Emmanuel Laugier, Pascal Commère, Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, Fabienne Courtade, Patrick Beurard-Valdoye, Laurence Vielle, Gwénaëlle Stubbe, Valérie Rouzeau... Des noms parmi tant d’autres où figurent également, en bonne place, les poètes qui, comme lui, connurent à vingt ans la guerre d’Algérie.

Les fenêtres du lecteur Venaille sont grandes ouvertes. Les auteurs qui y sont accueillis viennent de différents horizons. Pas de clan, pas de chapelle mais de fortes affinités et une générosité sans faille, un don de soi, à l’image de l’œuvre toute entière, avec en arrière plan la volonté (le « nous » du titre le précise bien) de « jouer collectif », non pas pour s’inventer une cour mais bien pour donner, pour transmettre, pour témoigner, pour poursuivre, pour explorer en allant, jusqu’au bout, ensemble.

Jamais Venaille ne se ménage. Lui qui reste persuadé que l’écriture l’a rendu malade mais que sans elle il ne serait déjà plus là, reste d’une redoutable exigence vis à vis des autres et de lui-même. Il l’exprime sans hausser la voix, sans polémique (le titre qui pourrait l’attiser s’affirme au final très explicite) et sans attaques gratuites. Sa façon de poser un à un les jalons qui lui semblent essentiels dans un parcours où l’homme, l’écrivain et le lecteur ne forment qu’un est tendue et efficace.

« Je n’écris ni pour le plaisir ni pour passer le temps. J’attends de l’écriture qu’elle m’aide à être en paix. Mais je suis mon plus farouche, mon plus intransigeant lecteur. Je ne m’accorde jamais une circonstance atténuante. Je sais que l’on est jugé à la fois sur ses livres mais également sur la manière dont on dirige sa vie. »

Franck Venaille : C'est nous les Modernes, éditions Flammarion.

mercredi 13 avril 2011

Portrait du père en travers du temps

Son père mort n’en continue pas moins de cheminer à ses côtés. Pas en permanence bien sûr, mais de temps à autre, venant à l’improviste habiter sa mémoire. Cela se passe dans « des moments de vie » particuliers. D’infimes réseaux se mettent à vibrer et inventent d’invisibles passerelles entre celui qui s’en est allé et celui qui reste. Ces moments-là, que nous avons tous, un jour ou l’autre, ressentis, James Sacré aime les noter ou s’en rappeler. Il les situe au fil des lieux où ils surviennent. Cela peut être en Vendée, au Maroc ou aux États-Unis. Peu importe, à chaque fois, il est le récepteur unique et attentif de ce qui advient.

"Souvent je n’écris pas
Les quelques mots qu’un moment de la vie
(La couleur bleue par exemple de la bouillie bordelaise)
A semblé me donner pour que je pense à mon père.
Je laisse le temps et les choses s’en aller."

Ces fragments, ces séquences bougent et s’immiscent peu à peu dans des poèmes qui n’étaient peut-être pas, à l’origine, destinés à prendre place dans un même livre mais qui, néanmoins, par la force des choses, et l’élément moteur qui les guide, se trouvent, « en travers du temps », devoir bel et bien former bloc.
Ces poèmes qui esquissent le portrait du père ont été écrits entre 2001 et 2007. Si la première année, celle du décès, s’avère la plus fournie, les autres viennent préciser, par un détail vestimentaire, un silence prolongé, un timbre de voix, l’utilisation du patois, la présence discrète de l’homme au quotidien.

"Il me reste de son corps
La couperose des joues, l’œil
Comme une question dure,
Son allure à la fin mal balancée."

Paysages et territoires d’enfance se glissent dans des poèmes nés ici et là, dans un restaurant d’Azila ou dans le cimetière de Saint-Benoît-du-Sault, au bord d’une route en Bretagne ou dans un endroit isolé d’Arizona, au gré de nombreuses escales et escapades. On  y retrouve à chaque fois la simplicité, la nonchalance, ce style mi-parlé, mi-écrit qu’utilise James Sacré et qui est peu à peu devenu sa langue, celle qu’il ne cesse de façonner.
Le père, souvent présent dans l’œuvre de Sacré, l’est ici plus que de coutume. Plusieurs indices, distillés avec parcimonie, aident à suivre la sinuosité de son parcours.

"J’ai pensé à mon père
Sans trop savoir pourquoi, peut-être simplement
Parce qu’il m’est venu cette idée qu’il a somme toute pas mal voyagé
À cause d’un emploi qu’il a eu, chez le vicomte de Chabot, à La Roussière,
À cause aussi de la guerre, oui je pense
À tout ce qu’il a vu et que je ne connais pas, ce qu’il a vu
Avant de revenir dans sa ferme du bord de la Vendée pour y rester."

L’ouvrage est  un livre à quatre mains. A celles du poète répondent celles du peintre Djamel Meskache (par ailleurs éditeur chez Tarabuste). Cinq de ses lithographies couleur y sont reproduites.

James Sacré : Portrait du père en travers du temps, éditions La Dragonne.

dimanche 3 avril 2011

D'azur et d'acier

Le 12 octobre 2009, Lucien Suel quitte son village pour prendre le T.E.R. à la gare d’Isbergues de façon à rallier Fives, l’ancien quartier industriel de Lille, l’ex-cité des filatures et de la métallurgie, connue un peu partout dans le monde grâce à Fives-Cail-Babcock, l’usine qui employa jadis plus de 8000 ouvriers et qui devint célèbre pour ses locomotives, ses ponts routiers et ferroviaires, ses constructions de gares (dont celle d’Orsay) et ses ascenseurs (notamment ceux de la Tour Eiffel). L’usine aura vécu un siècle et demi. Avant de s’arrêter en 1990.

« Elle occupe le cœur de Fives, un cœur qui ne bat plus, un cœur en capilotade et un cerveau dispersé avec tous ceux qui ont travaillé ici, dont le vaste savoir-faire n’a été enseigné ou transmis à quiconque. Marteau-pilon silencieux de l’oubli. »

C’est là que Lucien Suel pose ses valises. Et son regard, ses pas. Pour fixer ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Pour arpenter un territoire chargé d’histoire. Pour collecter des bribes de mémoire. Pour les réactiver en les intégrant au présent. Il est là pour trois mois. En sentinelle. En résidence. En train d’esquisser, brique à brique – c’est ainsi, en quelques centaines de blocs de prose, que son texte va se construire – l’architecture à la fois réelle, passée, mentale et rêvée d’un quartier qui essaie de garder ses particularités au sein d’une métropole qui ne cesse de s’étendre.

« L’isolement de Fives oblige à passer au-dessus des voies rapides ou ferrées. On peut imaginer que les immenses immeubles de verre et d’acier qui s’annoncent, qui avancent, recouvriront la tranchée des voies rapides, des voies ferrées, se transformant en énormes sas climatisés dans lesquels marcheront les Fivois et les Lillois. »

Son besoin d’aller vers les autres est naturel. Il écoute. Sait d’instinct que ceux qui vivent ici ont plus à dire qu’à entendre. Ce qu’il saisit, et transmet en notes brèves, c’est une précarité latente, (due aux fermetures, aux délocalisations) que ne peut cacher les nombreux pas de porte dédiés à la consommation rapide. Cela ravive parfois la nostalgie des temps durs. D’invisibles révoltes s’y greffent. Enfouies dans un terreau où les racines d’une vraie conscience de classe restent tenaces.

Le piéton Suel sillonne impasses, rues et ruelles. Prend l’air du large place Pierre Degeyter en se souvenant que celui qui donne son nom à cette place fut câbleur ici même avant de devenir le compositeur de L’internationale. Un peu plus loin, c’est une autre figure, Madeleine Caulier, qui surgit.

« Pendant le siège de 1708, elle était servante au Tournebride, à Avelin. C’est elle qui traversa les lignes ennemies et porta au Maréchal de Boufflers, assiégé dans la ville de Lille, les dépêches de l’armée française. À la suite de son action d’éclat, elle obtint de servir dans les Dragons. Elle fut tuée en 1712 sur le champ de bataille. »

Lucien Suel mêle séquences passées et scènes très actuelles en y glissant des notes ayant trait à son quotidien, à ses interrogations ou à son envie, de temps à autre, de s’isoler pour se requinquer avant de repartir découvrir Fives à sa manière.

« Tu t’approches du pont de Fives et jette un coup d’œil au no man’s land dessous le viaduc. Encerclé de tous côtés, un fouillis de roulottes déglinguées, cimetière de bateaux dans la Mer des Sargasses de l’automobile. Des gens du voyage ont échoué là. Leurs enfants se réchauffent dans la fumée d’un feu de déchets. »

Lucien Suel : D'azur et d'acier, La Contre Allée.

dimanche 27 mars 2011

Albert Angelo

On n’en finit pas de redécouvrir B.S. Johnson. L’écrivain anglais – publié en France par les éditions Quidam – a souvent décidé de risquer (et de graver) sa vie sur le papier, se méfiant de la fiction en lui préférant l’autobiographie, certes détournée mais constamment présente chez lui. C’est dire combien Albert Angelo est à prendre, comme les précédents livres, avec les pincettes d’usage. Impossible de dénouer le vrai du faux et de déceler le moment où l’écrivain met de côté sa propre vie pour laisser courir son imaginaire.
Il y a juste une histoire à reconstituer. C’est celle d’Albert, le narrateur, vingt-huit ans, célibataire, encore épris de Jenny (son ex) et architecte sans emploi contraint, pour vivre, d’enseigner dans des écoles londoniennes où on l’appelle pour effectuer des remplacements.

Pour suivre Albert, ou plutôt une année de sa vie, celle où il se trouve aux prises avec des élèves pour le moins difficiles dans un établissement de Londres, au début des années 60, Johnson utilise, tout en restant linéaire, différents angles d’attaque. Il s’attache d’abord à son quotidien, à ses habitudes, à ses obsessions, à ses convictions (« je suis architecte avant tout, et pas prof, je suis un créateur, pas un passeur »). Il bifurque ensuite, par de rapides retours, vers son passé (de fils, d’étudiant, d’amant) puis s’intéresse à des idées possibles de futur (symbolisé ici par des pages trouées) avant de s’ancrer dans le présent, celui d’un vacataire devant affronter une trentaine d’énergumènes au sommet de leur art.

« Après les vacances, je suis revenu, assez détendu comme il se doit, et les élèves ricanaient sur un morceau de journal, deux ou trois groupes d’élèves, en faisant tout leur foutu possible pour me faire comprendre que je devais venir voir ce qu’ils étaient en train de manigancer. Alors, bien sûr, j’ai pas bougé. Ensuite, lorsque j’ai commencé à faire l’appel, l’une des filles a apporté une coupure et, sans un mot, l’a posée sur mon bureau. “Enseigner dans les Écoles Difficiles Pousse les Professeurs au Suicide” , disait l’article, il s’agissait tout bonnement d’un compte-rendu du suicide de mon prédécesseur à Whitsun, Burroughs, ou Bugs Bunny comme ils l’ont surnommé. »

« On va se réunir ce soir pour décider de votre sort », lui glisse un jour un élève. Mais Albert a des ressources. Quand il s’énerve, il lui arrive de frapper. D’autres fois, il laisse dire et poursuit son cours sans que rien ne lui échappe : ainsi ces pages où le texte s’écrit sur deux colonnes, la première reproduisant les dialogues en cours dans la classe et la seconde les pensées qui traversent Albert parlant.

« Va pas faire long feu, l’Bébert, c’est clair, comptez sur moi, c’est clair, finira comme l’Bugs Bunny. » 

À côté, pour équilibrer la fragile balance, il y a les désirs de l’architecte qu'il désire devenir, ses plans de travail, ses notes. Il y aussi les soirées au pub. L’alcool, les dialogues sans fin, les retours en zigzaguant sur les trottoirs mouillés.
À la fin de l’année scolaire, Albert a l’idée saugrenue de demander à ses élèves de noter, par écrit, ce qu’ils pensent de lui. Les réponses fusent. Tous (morceaux choisis en couverture) le fustigent et le détestent. Souvent parce qu’il n’a cessé, durant des mois, de leur lancer leurs quatre vérités en face. L’auteur, narrateur, personnage central ne s’épargne guère. On retrouve ici la verve, la noirceur et, pas très éloignée, l’attitude faussement naïve et tragi-comique (celle de tous les clowns désespérés) qui s’affichait déjà dans son précédent roman, Chalut (Quidam, 2007). Si l’école remplace la mer et les élèves les marins aguerris, la même incapacité à se mouvoir dans ces mondes étroits (où il se sent seul et vraiment pas à sa place) demeure.

C’est à une plongée dans les affres de la condition humaine que nous convie B.S. Johnson, auteur de sept livres, dont Les Malchanceux, tous conçus pour tenter de tenir, ce qu’il ne parvint pas à faire très longtemps, lui qui jeta l’éponge et se suicida en 1973, à l’âge de 40 ans. Jonathan Coe, qui le considère comme l’un des plus grands écrivains anglais, lui a consacré une biographie très subtile, intitulée Histoire d'un éléphant fougueux, disponible depuis peu en France.

B.S. Johnson : Albert Angelo, traduit par Françoise Marel, Quidam éditeur.

samedi 19 mars 2011

Tristan Corbière à Liscorno

La nuit où Tristan Corbière s'est invité dans la mansarde à Liscorno pour ne plus vraiment en ressortir est bien cochée dans ma mémoire. Je dois au poète contumace, au crapaud qui chante, à celui qui savait plus que quiconque ce que rogner (et rognures) voulait dire en poésie, la première lecture qui m'a physiquement bousculé. Ses strophes ont serré ferme et sans préambule (par temps de chiens, courant de la mer d'Iroise jusqu'au Cap Horn) des poches de chairs sensibles à l'intérieur du ventre avant d'attaquer l'invisible réseau des nerfs pour finir par toucher au plafond les pattes de l'araignée qui en un éclair a électrisé des zones où lire et écrire se chevauchaient. 

Tout est parti de là. Sans transe, sans sueur, sans visions floues. C'était l'hiver. Interminable et boueux. Auparavant, pour rentrer, j'avais pris le car à la gare routière de Saint-Brieuc. Long ruban de bitume gris bordant la mer sous la pluie. Repas, silence, devoirs. Puis escalier, draps froids et livre à peine sorti du cartable que déjà (le voilà) grand ouvert sous le menton. C'est à cet instant qu'il a débarqué. Quelques vers sortis de « ça », ou si l'on préfère de lui, perdu dans un monde parisien où il avait appris à ne jamais faire le beau et à désécrire du mieux possible, loin du port de Roscoff, dans un
« Bazar où rien n'est en pierre,  
Où le soleil manque de ton »,
quelques vers précédés d'un « What ? » ironiquement attribué à Shakespeare et servant d'épitaphe à l'autoportrait sans concession ont suffi. Il s'est immiscé sous les ardoises avec ses os grinçants, son lyrisme en rupture de ban et ce corps mal en point qu'on lui connaît bien, celui d'un squelette ambulant et dégingandé, secoué par de fréquentes quintes de toux sèche. 
 Il n'a pas mis longtemps à sortir des Amours jaunes pour étirer sa frêle silhouette de chat écorché sous l'ampoule. Il portait en lui sarcasme, désarroi, réconfort et offrait, mine de rien, venu de sa très lointaine mort (cette nuit-là, elle frôlait presque le premier siècle), un peu de ce mal être frotté d'écume qui m'allait droit au cœur. 

Je crois que ce sont d'abord mer et mort qui m'ont cogné dessus. L'une tonitruante et l'autre empreinte de douceur, l'une en rage, éructant, gueulant, ballotant avec fureur des hommes postés à bord de chaloupes prêtes à se briser sur les premiers récifs venus et l'autre étonnamment disposée au calme, aux caresses, à l'oubli, au répit. Corbière semblait vénérer l'une et l'autre en espérant atteindre leurs rives au plus tôt afin d'y déposer ses douleurs, ses infortunes, ses grimaces, ses fantaisies et, basta, rompre enfin les amarres avec cette vieille terre où ses os et ses bronches pourries ne faisaient de lui qu'un éclopé de plus. Je crois que ce sont ces traits nets, où se mélangeaient envie d'en découdre et colère de devoir porter ce corps incapable de le mener là où il aurait aimé s'exprimer (tant en mer qu'au fond du lit de celle qu'il appelait Marcelle), qui m'ont rendu proche de cet homme à qui il m'arrive encore de donner de fréquents rendez-vous. Ceux-ci se déroulent de moins en moins souvent dans la mansarde familiale mais plutôt dans un bar discret, dans un de ces lieux étroits et chaleureux où les verres s'entrechoquent et se vident à petites goulées, comme il aimait jadis le faire, savourant tabac, alcool, désir en bonne compagnie, le soir sous les lumières jaunes de l'auberge Le Gad à Roscoff.

Logo : portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff en 1873 ou 1874.

jeudi 10 mars 2011

Les Veuves de verre

Dix-sept récits, écrits entre 1992 et 1995, lors de voyages effectués au Canada et aux Etats-Unis, composent Les Veuves de verre, le récent livre d’Alexis Gloaguen. On y retrouve, dès les premiers paragraphes, ces îlots fébriles et en perpétuel mouvement que l’auteur de La Folie des saules (Calligrammes, 2004) sait si bien circonscrire et détailler. Sa façon de soustraire de courts moments d’intensité fulgurante au temps qui passe étonne et éclate avec sans doute encore un peu plus de force que de coutume. Cela tient en partie aux lieux dans lesquels il laisse vaquer son regard et ses émotions. Lui qui aime tant se fondre dans le secret des paysages silencieux (notamment en Bretagne, en Ecosse ou au pays de Galles) se pose cette fois au cœur même des villes, allant de Boston à Ottawa ou de New York à Atlanta ou San Diego.

« On doit aussi hasarder de nouveaux thèmes. Se précipitent alors les expériences de la vie : les plus petites en apparence, mais les plus révélatrices car celles qui nous trottent dans la tête, nous font sourire et dévoilent, en fin de compte, leur gémellité à notre esprit. »

Ces « expériences de la vie » qu’évoque Alexis Gloaguen s’avèrent étroitement liées à son parcours professionnel. Ses nombreux voyages en Amérique du Nord se font à partir de Saint-Pierre-et-Miquelon où il s’est établi en 1992 avec sa famille pour y diriger le nouvel institut de langue française. Son travail le mène à destination de ces villes qui peu à peu le fascinent et dont l’agitation intense lui permet, via un carnet et des notes jetées dessus, de contrebalancer avec bonheur la routine et l’ennui des réunions.

« J’ai assisté les égoïsmes des uns, supporté des autres toutes les complaisances envers eux-mêmes – parce que c’était mon travail ! A l’arrivée, je n’ai jamais autant porté de petits signes sur le papier. »

Tout ce qu’il voit et perçoit l’incite à sortir carnet et stylo et à noter ce qui s’offre en grand désordre. Cela débute souvent en cours de périple. Des fragments de paysage se donnent d’en haut. Ce sont ici les reflets lumineux d’une montagne de glace au-dessus du Groenland ou là les ailes horizontales du Hawker (ou du Boeing ou de l’ A.T.R. 42) qui effleurent le lac Ontario. Les avions glissent avec volupté entre brumes et nuages en s’inventant des liaisons avec escales entre les pages où des petits blocs de prose leur sont dédiés. A l’évidence, à l’image de ces oiseaux qu’il ne cesse d’observer, d’étudier et de célébrer, Gloaguen aime lui aussi voler et tester les lois de l’apesanteur en prenant place dans ces carlingues de verre et d’‘acier. Il se laisse porter, les yeux rivés au hublot. Plus tard, il apprécie tout autant les couloirs bleutés qui délimitent les pistes d’atterrissage. Puis se sent bien dans l’effervescence des aéroports. S’avère également à l’aise dans le flux des piétons qui longent, marchant à bon pas sur les trottoirs, « des rivières de voitures ». Très curieux, ouvert aux autres, imaginaire et mémoire constamment en alerte, il pressent, d’emblée, que ces mégapoles, que certains abhorrent, recèlent, pour peu que l’on désire mieux les connaître, un étrange pouvoir poétique.

« Le verso de la ville surgit dès que l’on quitte les vitrines du centre. Les tours ne sont plus qu’un horizon. Sur certaines, encore esquissées en armature, voltige la rigueur blanche de grues effilochant les vapeurs du matin. »

Ce qu’il cherche à saisir, puis à dire et à transmettre, au fil de ses immersions dans les réalités urbaines, c’est l’imprévu, l’instantané, la rencontre, la découverte d’une poésie qui frémit un peu partout et qui peut même émaner de certains édifices au sein desquels elle n’a, à priori, pas voix au chapitre. Ainsi Les Veuves de verre qui, à Toronto, sont trois tours (de la rue, elles prennent, à ses yeux, l’apparence de pierres noires) où siègent les plus hautes instances du commerce et de la finance. Leur beauté architecturale, rehaussée par les éclats de lumière et les piquetages de quartz qui les font scintiller et changer de couleurs jour et nuit, si elle ne fait pas oublier ce qui se trame à l’intérieur impose néanmoins une approche poétique qui n’exclue ni mélancolie ni désarroi.

Ce qui touche, dans ce livre où le lecteur est invité à se déplacer en calant son pas sur celui de l’auteur, c’est l’apparente tranquillité (en fait la force d’une langue précise) avec laquelle Alexis Gloaguen réactive en permanence ce bel étonnement qui le porte à découvrir toujours un peu plus le monde dans lequel il aime se mouvoir. Il y a en lui une profonde humanité, une empathie, une générosité qui l’incitent à aller, constamment, à la rencontre des autres, au contact des vivants, debout dans un Coffee Shop de la 51ième rue à New York ou assis à une des tables du Vieux loup de mer à Halifax.

Alexis Gloaguen : Les Veuves de verre, éditions Maurice Nadeau.