dimanche 26 juin 2011

Lenz

Lenz, assurément l’un des plus beaux textes de la littérature allemande du dix-neuvième siècle, c’est d’abord l’histoire vraie, retracée avec grande précision par Büchner (1813-1837), d’un dramaturge traversant la montagne pour se rendre, en janvier 1778, chez un pasteur alsacien à qui on lui a recommandé de confier son âme malade.

« Le 20, Lenz passa par la montagne. Neige en altitude, sur les flancs et les sommets ; et dans la descente des vallées, pierraille grise, étendues vertes, rochers, sapins. »

L’écrivain que Büchner suit, cinquante plus tard (on situe l’écriture de ce texte en 1835), s’appelle Jakob-Michael-Reinhold Lenz. Il fut élève de Kant, admirait Shakespeare, avait vécu cinq ans à Strasbourg et était déjà connu pour quelques pièces (Le Précepteur, que Brecht adaptera au vingtième siècle, Le Soldat, Le Nouveau Menoza) quand il entreprend le voyage dans la montagne.

Le pasteur Oberlin qu’il va ainsi rejoindre (traversant les bourrasques, les brumes, les sommets enneigés et les nuages difformes) est un luthérien éclairé et respecté que de nombreux intellectuels visitent régulièrement.

« Oberlin lui souhaita la bienvenue, il le prenait pour un ouvrier : "soyez le bienvenu chez moi, bien que je ne vous connaisse point. - Je suis un ami de (...) et je vous transmets son bonjour. - Votre nom si je puis me permettre ? - Lenz. - Ah ! tiens donc, n’avez-vous pas été édité ? N’ai-je pas lu quelques drames qu’on attribue à une personne de ce nom ?" »

Ce que Büchner met en scène dans cette nouvelle étonnamment dense demeure un épisode très court (à peine quelques semaines) de la vie de Lenz : son séjour chez Oberlin et son comportement de plus en plus agité et perturbé, oscillant entre angoisse, folie et dérèglement guidé par un imaginaire mystique en proie à d’extrêmes tentations. Le résultat escompté (le calme, l’harmonie) sera au final totalement inversé.

« Le 3 février, il entendit dire qu’un enfant, qu’on appelait Frédérique, était mort à Fouday ; il s’empara de cette nouvelle comme d’une idée fixe. Se retira dans sa chambre, et jeûna pendant un jour. Le 4, il entra subitement dans la salle où se trouvait Mme Oberlin. Il s’était enduit le visage de cendre et réclamait un vieux sac ; elle eut peur, on lui donna ce qu’il demandait. Il s’enveloppa dans le sac comme un pénitent et prit la route de Fouday. »

La suite, tous ceux qui ont un jour ou l’autre vibré à la lecture de cet ensemble maintes fois publié la connaissent. Il va non seulement se rendre dans la chambre de l’enfant mort mais la toucher, lui parler, lui prendre les mains ("suppliant Dieu de se signaler à lui par un miracle") et tenter d’initier une impossible résurrection... Plus tard, il ira baiser la terre de la tombe, arrachera un bout de fleur, marchera vite, ralentira, se cognera la tête contre les murs, tentera de se suicider de différentes façons, forçant Oberlin à se séparer de lui...

« Lenz avait le regard paisiblement perdu dans le paysage, aucun pressentiment, aucune contraction en lui ; rien qu’une angoisse sourde qui montait en lui à mesure que les objets se dissipaient dans les ténèbres. »

L’écrivain Lenz - qu’on abandonne ici à l’entrée de Strasbourg - laissa ensuite "aller sa vie". Il multiplia les errances. Plusieurs années passèrent... On retrouva un jour son corps dans une rue à Moscou.

Cette édition de poche s’avère judicieuse à plus d’un titre. L’œuvre de Georg Büchner (il s’agit, en l’occurence, de son unique nouvelle, traduite et présentée par Jean-Pierre Lefèbvre) est suivie de deux textes importants et très complémentaires : Monsieur L... , celui du pasteur Jean-Frédéric Oberlin (qui inspira l’auteur de Woyzeck) et celui de Paul Celan, Le Dialogue dans la montagne, relié, lui aussi, à l’itinéraire de Lenz :

« Il s’en alla et s’en venait, s’en venait comme ça sur la route, sur la belle, sur l’incomparable route, s’en alla comme Lenz, par la montagne, lui qu’on avait fait habiter en bas, à sa place, dans les zones basses, lui, le juif, s’en venait et s’en venait. »

Georg Büchner : Lenz, suivi de Monsieur L. (Jean-Frédéric Oberlin) et du  Dialogue dans la montagne (Paul Celan), collection Points / Seuil.

1 commentaire:

  1. Un texte superbe, si nécessaire...
    L'écriture de Büchner anticipe celle de Walser...
    Et nous laisse interdits devant tant de modernité.
    Nos fous, comment les traitons-nous?
    Je pense évidemment aux Idiots mais aussi aus-x fous de Marco Ercolani que je viens de traduire (Ames inquiètes et J'entends des voix, aux éditions Etats Civils).
    SD

    RépondreSupprimer