dimanche 1 juillet 2012

Le Bréviaire

Le tableau s’offre paisible et reposant. Le naturalisme y prend ses aises. Un curé pose, assis au jardin, un bréviaire à la main, avec tout autour de lui des fleurs et des choux. L’enclos où il se trouve surplombe un village dont on distingue, dans une lumière qui est sans doute celle d’un soir d’été, le dégradé des toits, des pignons et des cheminées. Plus loin, se devinent champs et collines.

Jules-Alexis Muenier a vingt-trois ans quand il peint La Retraite de l’aumônier ou Le Bréviaire, toile avec laquelle il obtiendra (lui qui fut l’élève de Gérôme) une médaille au Salon des Artistes Français en 1887.
L’œuvre appartient désormais au musée des beaux-arts de Cambrai et c’est sur elle que Lucien Suel a choisi de jeter son dévolu pour en proposer une lecture originale. Plutôt que de s’inventer critique d’art, l’auteur de Mort d’un jardinier (sensible, on l’imagine, à ce décor-ci) a préféré rester fidèle à sa façon d’être et d’écrire. Il crée du mouvement et procède pour cela à une vraie mise en scène du tableau en invitant trois personnages à s’exprimer. Il appelle Dieu, l’aumônier et le peintre. Le premier regarde l’homme d’église du haut de son perchoir céleste en le remerciant avec un peu d’avance pour la qualité de son passage (qui se termine) sur terre.

« Tu as consacré les unions, réconforté les malades, béni et enseigné les enfants, rassemblé tes frères, aimé les âmes qui te furent confiées. »

Le deuxième psalmodie et empile, pêle-mêle, quelques pensées, principes ou faits anodins et réguliers en se préparant à rejoindre ceux qui l’ont précédé dans la mort. Ses bribes sont entrecoupées de réminiscences latines.

« Je me tais toute une vie est passée mon père disait tu traces ton sillon tu te retournes au bout du champ c’est fini - ne savait ni le jour ni l’heure - mal aux reins - mal aux fesses sur ce banc - Beati pauperes spiritu - encore les hirondelles bientôt l’Afrique - missionnaires – dictionnaires - mon bréviaire messe du matin - merci Seigneur - demain savon à barbe - la poussière des morts je marche dessus »

Quant au troisième, il revient sur la conception et le cheminement de sa toile en évoquant celui qui a posé pour lui.

« L’abbé Dambricourt fut heureux de mon succès au Salon de 1887. Il me dit en souriant que le jury avait dû être sensible au contraste entre la beauté du jardin et la décrépitude du personnage qui s’y trouvait ».

Chacun des intervenants s’exprime à tour de rôle et à plusieurs reprises, dans des registres différents, procurant à l’ensemble une force singulière, celle qui émane d’un tableau dans lequel Suel entre presque par effraction, en devinant les propos de ceux qui ne sont plus là pour témoigner, réussissant même à isoler puis à croquer le peintre et son modèle sitôt la séance de travail levée.

« Je travaillais rapidement, sans parler, jusqu’à ce que l’intensité de la lumière ait baissé au point où j’eusse été contraint de modifier ma palette. Alors, j’arrêtais la séance. Le vieux prêtre décroisait les jambes et posait son bréviaire sur le banc, puis, se redressant avec peine, il se frottait longuement le dos. »

Lucien Suel : Le Bréviaire, Une lecture de La Retraite de l’aumônier de Jules-Alexis Muenier (1863 – 1942), éditions Invenit.

samedi 23 juin 2012

Bonheurs d'Olivier Larizza

Il suffit d’ouvrir l’un de ses livres au hasard, ce peut être L’été, l’éternité (Chambelland, 1970), ou Oh, dites-moi si l’Ici-bas sombrera ? (Arfuyen, 2002) ou tout simplement celui-ci, Bonheurs d’Olivier Larizza, pour entrer de plein pied dans l’œuvre poétique de Jean-Paul Klée. Ce qu’on y découvre étonne et envoûte. La langue est vive, dételée, non soumise aux règles en vigueur dans l’ordinaire beau et bon parler. Le lyrisme a peu à voir avec ce qu’on en connait de réminiscences purement francophones. Un tempo libre s’y est subtilement invité et les poèmes, dans lesquels l’auteur glisse césures, ponctuations et désirs orthographiques et typographiques particuliers, débordent de vitalité. Au fil des pages, son quotidien et sa biographie s’y révèlent. Par petites touches, avec émotion, reliant les fils d’un itinéraire à jamais marqué par l’assassinat, en avril 1944, de son père Raymond-Lucien (philosophe, compagnon de Sartre) au camp de concentration du Struthof.

« mon père a été massacré affligé on ne
saura pas comment il a disparü & les
fümées n’en reviennent jamais elles qui
ont passé dans l’horrible cheminée qu’on
aperçoit encor à la sortie Krématoria,
l’air n’en pouvait plus & le Ciel
étoufferait de sanglots il s’est déchiré
en deux »

L’amitié que Jean-Paul Klée porte à Olivier Larizza (écrivain lui aussi, né en 1975) a débuté en octobre 2000. Depuis, il ne s’est pas passé un jour sans qu’il pense, écrive et trouve grande énergie grâce à celui qu’il a « remarqué choisi préféré / à toute chose d’avant lui ! ». Plus de 7000 pages se sont ainsi accumulées, la plupart inédites mais quelques unes fort heureusement déjà disponibles.

Après C’est ici le pays de Larizza (édition BF, 2003) et Trésor d’Olivier Larizza (éditions des Vanneaux, 2008), voici ces « bonheurs » activés grâce à l’ami (qu’il nomme ainsi ou « bel enfant » ou « mon ange » ou « le petit loup bleu ») et à qui ils retournent après s’être nourris de la douceur, de la spontanéité, des longues promenades dans Strasbourg, de l’angoisse toujours en embuscade et des aléas journaliers qui rythment sa vie. Le présent lui est plus salutaire que le passé. Sur lequel il ne revient que pour pointer ses failles, ses désillusions, son manque à vivre comblé par la poésie et son sens peu aigu des tâches matérielles non assurées parce que jugées moins nécessaires que l’écriture.

« j’ai perdü argent et relations à ne pas
répondre des courriers importants car j’avais
jamais le temps Toute la journée me filait à
courir la gredine poësie je la voyais
jours & nuits dans les kafés où j’abattis à la
main des feuillets par milliers !...
ça m’a pris forcément des années où hormis
d’écrire ma rêverie je n’ai foutü
rien !... les formülaires de santé le dossier
pour moi retraité la banque qui lentement
pourrissait »

Page à page, Jean-Paul Klée édifie un monument poétique à « l’oiseau miraculeux qui / très doucement devenir me fit / ce que je suis », dit-il en ouverture du livre. Notant ce dont il lui est redevable de joie retrouvée, il ne dérive cependant pas vers l’exercice d’admiration. Ce qu’il doit à Olivier Larizza, c’est une impulsion, une source, une inspiration, un étonnement qu’il ne pensait plus connaître, une envie irrépressible de poursuivre la route (humaine et poétique). Sa douceur et sa bonté (que certains, pris dans les tenailles et la dureté du monde, pourraient prendre pour de la naïveté) et ce don de soi pour l’autre – et les autres – sont rares et remarquables.

Jean-Paul Klée est une sorte de phénomène littéraire. Il maîtrise toutes les subtilités du langage. Il sait le triturer, le casser, le recomposer. Et être drôle, tragique, baroque, pudique, impudique. Il ose s’aventurer là où tant d’autres s’autocensureraient. Ses cartons sont pleins d’inédits. Des milliers de feuilles 21 X 29,7 manuscrites où se trouvent poèmes, pages de journal et textes en prose. Pour l’instant, une douzaine de livres ont vu le jour (certains chez des éditeurs qui ont depuis fermé boutique). Bonheurs d’Olivier Larizza, le premier des « cahiers Jean-Paul Klée » que les éditions des Vanneaux ont décidé de lancer, se termine par un hommage à sa mère,  décédée le 29 avril 2010.

« ombré
d’une beauté sans nom le
visage de ma mère va
vers le rien (le désordre) l’inau
dible dessiné par la terre & le
silencieux cercueil où s’abrite encor
ce qui d’elle a demeuré ici-bas »

 Jean-Paul Klée : Bonheurs d’Olivier Larizza, postface de Jean-Pascal Dubost, éditions des Vanneaux.


mercredi 13 juin 2012

Je, cheval

Ce qui frappe, d’emblée, dans l’écriture d’Albane Gellé, c’est ce mouvement perpétuel qui non seulement se transmet de livre en livre mais de plus s’accentue, s’amplifie, faisant bouger ses lignes avec une apparente légèreté. Pas de rupture, de cassure, de reniements. Elle avance, questionne. Cela remue dans des textes qui se situent  du côté de la prose poétique.

Dans un entretien publié en 2007 par la revue "Décharge" (n° 132), elle disait être "partie dans un nouveau chantier, si nouveau que ça n’a rien à voir avec ce que j’écrivais avant. Il ne s’agit pas du tout d’un roman ni d’un récit, plutôt pour l’instant d’errances/pensées/poèmes (?) qui s’étirent dans de la prose beaucoup plus longue que d’habitude... On verra bien où ça me mène, en tout cas, jusqu’à maintenant, je suis bien dans ce chantier-là, alors je continue..."
Lisant cela avec un peu de recul, on ne peut s'empêcher de penser qu'elle parlait sans doute du long, sinueux et très clairvoyant cheminement qui allait donner Bougé(e), livre qui vit le jour en 2009 aux éditions du Seuil, dans la collection "Déplacements" que dirigeait François Bon.

Cette sensation d’être bien dans le travail en cours elle l’a, sans nul doute, fortement éprouvée (la transmettant par ricochets au lecteur) lors de l’écriture de Je, cheval , publié il y a cinq ans aux Editions Jacques Brémond. On y découvre, en courtes proses, une complicité, une harmonie fugace mais indéfectible entre le cheval et celui (ou celle) qui prend le temps de respirer à son rythme, de regarder à sa hauteur, d’écouter, de vibrer, de sentir...

« Le mot cheval au-dedans. Les mouvements, les muscles quand au galop, cette chaleur dessous. Quand tout se rassemble, est rassemblé, pour faire vivant le cheval à deux têtes que nous sommes. »

Cette connivence circule constamment dans le livre. Le besoin de deviner ce que vit l’animal dans les différentes situations (pré, forêt, box, champ de course) auxquelles il peut se trouver confronté s’affirme également dans plusieurs des scènes brèves du recueil. Au final, c’est lui, (il se présente : "je, cheval"), qui tient d’invisibles rênes et dit (si tant est qu’il parle, et il le fait) avec son corps en éveil, frissonnant, cognant le sol ou agitant la tête ou les oreilles, qu’on lui fiche, simplement, la paix.

« À défaut d’être libre, il veut être tranquille, à tourner en carré, suivre les petites lignes qu’il a tracées par terre, ses repères, son territoire, qu’on l’oublie. »

Entre douceur et tension, Albane Gellé réussit à nouer des liens entre le cheval ("l’animal vivant, le corps, le sauvage") et l’écriture ("l’indomptable l’équilibre l’inconnu le jamais acquis"). Le corps est constamment sollicité. C’est lui qui résiste, s’obstine, s’habitue ou s’incline.

« À cheval je suis d’emblée au coeur des choses, désencombrée, réunie. Débarrassée des entraves périphériques, des noeuds stériles. Je me rejoins, dans une extrême présence à ce qui m’entoure. Dénouée. »

 Albane Gellé : Je, cheval, éditions Jacques Brémond.

dimanche 3 juin 2012

Le mystère de la beauté

Ce n’est pas la beauté en (ou pour) elle-même, si aléatoire, si fugace, que Nuno Júdice cherche à percevoir mais son mystère, son approche, d’abord intuitive puis effective dès que les mots choisis pour écrire ce qu’il cherche à transmettre (en poésie) suggèrent sa présence. Il la sait éphémère, difficile à capter, ayant partie liée avec la langue, fort décriée par certains, ne s’offrant qu’à celui qui aura su, au préalable, dissiper « le brouillard qui obscurcit l’imagination, l’empêchant de quitter l’intérieur de l’esprit pour se diriger vers le centre du papier ».



« Le poème a la même durée qu’un homme
et son cœur bat en même temps qu’il l’anime
du souffle d’une vie. »

Rien n’est donné sans une mise en éveil des sens, sans une attention particulière portée à ce qui vibre tout autour. Un lent travail intérieur pour sortir de soi et devenir disponible aux bruissements d’un monde infime, si proche et pourtant si singulier... C’est ce que propose Nuno Júdice. Souvent un morceau de paysage, une scène de rue ou un fragment de nature morte s’animent en ouvrant des voies secrètes qu’il explore.

« L’absolu s’est manifesté dans un verre
d’eau, quand le soleil est apparu derrière un nuage
et lui a donné un éclat inattendu dans le plus
gris des matins. »

À celui qui regarde, saisit, assiste à tel ou tel fait apparemment anodin et quotidien de méditer, de s’interroger et de concrétiser les émotions que cela lui procurent. Il a à sa disposition un vaste lexique et assez de recul pour privilégier la réflexion au réflexe et détourner le réel dès qu’il apparaît trop convenu.

« Au retour de la promenade, j’étais en compagnie
d’un chien. Derrière le chien,
se tenait une promenade. Le contraire
est aussi vrai que son revers ; et
le revers est tout autant le contraire que
sa vérité. Seuls les aboiements du chien
m’apprennent que la promenade
n’aboie pas. Et quand j’ai lancé la promenade
au chien, le contraire a bougé la queue. »

Chez Nuno Júdice, profondeur et légèreté ne cessent de se répondre, au gré des humeurs, suivant la force ou le calme des éléments, rythmées par ce lent processus créatif qui impressionne, que l’on retrouve de livre en livre, et avec lequel il semble constamment aux prises.

« La main
qui rédige l’hiver, et s’attarde
comme le gel qui blanchit l’herbe,
renferme dans sa dureté le souvenir de la nuit. »

 Nuno Júdice : Le mystère de la beauté, traduit du portugais par Lucie Bibal et Yves Humann, en collaboration avec l’auteur, éditions Potentille.

vendredi 25 mai 2012

Sauf

Après Caisse claire (Points/Seuil, 2007), l’anthologie établie par François-Marie Deyrolle qui reprenait plusieurs recueils de poèmes publiés par Antoine Emaz chez divers éditeurs entre 1990 et 1997, voici, chez Tarabuste, un nouvel ensemble qui, sans recouper le premier, le complète en regroupant des poèmes extraits de plaquettes et de livres allant des années 1986 à 2001. Ces textes, parfois publiés à tirages limités, étaient épuisés. Assemblés, ils permettent de suivre Emaz sur le long terme. On arpente le champ poétique qui est le sien avec la lenteur que requiert un tel cheminement. On remarque d’emblée, avec ici en ouverture Poème en miettes, que sa voix est depuis longtemps posée, ce qui ne l’empêche pas de creuser toujours un peu plus. On y retrouve, non pas amplifiés mais rappelés avec constance et rigueur, ces vers brefs ou ces fragments de prose compacte qui disent à la fois le doute et la nécessité de tenir, la fatigue et le besoin de récupérer l’énergie lâchée en cours de journée, le corps qui flanche le soir venu mais que l’on confie à la nuit pour réparation.

« finir le jour
avec pour seul désir
se libérer du jour
l’effacer se dissoudre »

Le repli sur soi est éphémère et salutaire. Il aide à recouvrer de l’allant et à se remettre d’aplomb en employant au mieux les outils qu’il a à sa disposition : une force intérieure très sollicitée, une tension vive, une réflexion bien pesée et des mots qu’il faut manier avec justesse, sans les dévoyer, en les respectant, en allant les chercher dans nul autre vocabulaire que celui qui nous est donné à entendre tous les jours, au travail, dans la rue, en famille, au bar ou ailleurs. La simplicité et la modestie dont fait preuve Emaz sont très réconfortantes. Il s’adresse à tous en puisant, à sa manière, dans les évidences et les subtilités de ce qu’il nomme « la langue utile ».

« qu’espérer d’autre
le calme plat des choses
les platanes lents ou la table de jardin
et jusqu’au ciel bleu fixe
le familier
résiste étrange
comme chaque règne dans son ordre
étanche »

Les mots, il les sait vivants, retors et pas forcément disposés à lui venir en aide sans qu’il aille, au préalable, au devant d’eux pour leur demander ce qu’il souhaite, exactement, pour concrétiser par la pensée et le texte telle ou telle émotion. « Peu de mots vont jusqu’à la fin ». Il faut faire avec. Connaître ces limites et tenter de les dépasser en y mettant du corps, de l’air, du silence.

« sans cesse
des mots couvrent
d’autres mots
très peu restent
comme des îles »

Emaz avance en travaillant sa langue de façon à transformer ce qui semble précaire en atout majeur. Il accorde sa confiance aux mots. Chacun trouve sa place, dans un contexte voulu, dans son sens premier, accolé, ou coupé des autres, pour que batte un tremblement de vie qui doit mener de l’aube au soir, en équilibre sur un arc invisible où il marche en refoulant ses peurs et en parvenant à destination.

« on entre dans un autre temps
d’un coup le jour a basculé sur un autre rythme
assez pour détendre et pouvoir
de nouveau demain
tendre un jour »

Le jour fini, le désir de calme se réalise souvent via le jardin. Il suffit d’un rien, d’une branche que le vent agite, d’une trouée, d’un oiseau agité, pour qu’il s’adonne à ce besoin d’air qu’il appelle fréquemment. Il s’offre une autre respiration, plus apaisée, plus ample.

« dans le battement
on se laisse porter
dériver dans l’air ouvert
le corps s’allège
avance lentement
dans le silence
et viennent quelques visages
longtemps perdus
aimés
sans parler »

On retrouve également ce mieux être quand l’espace s’ouvre et que, face à la mer, il pousse son corps au vent en éprouvant pleinement une fatigue physique assez enivrante.
« Longue plage presque grise, et le vent debout. Aller nulle part, mais contre cette force nouée, serrée. On voit à peine la mer, les yeux se brouillent, on continue de marcher, contre. »
La somme contenue dans ce volume de 330 pages nous aide à suivre le poète Emaz dans un long parcours d’homme, certes en proie au dur à vivre mais néanmoins décidé à rester éveillé, aux aguets, prêt à se nourrir de ces instants fragiles qui viennent, à l’improviste, glisser de la douceur là où on ne l’espérait pas. Il ne se laisse jamais happer. Il fait face à force de rigueur, d’acuité et de ressenti maîtrisé.

Antoine Emaz : Sauf, éditions Tarabuste.

jeudi 17 mai 2012

Une nuit, Paul Celan est venu...



Une nuit, Celan est venu. Il faisait clair. Je me souviens d'un ciel bleu-noir couvert d'étoiles pris dans le rectangle de la lucarne entrouverte. Ce devait être durant l'été 1971. Il était porteur de poèmes dont le premier, intitulé Fugue de mort, parlait du « lait noir de l'aube » qu'il ne cessait de boire, lui et tous ses proches, matin, midi et soir. Il parlait de l'Allemagne, des dogues qui montraient les crocs, des tombes que les condamnés devaient eux-mêmes creuser, des balles de plomb qui claquaient en coupant le soleil en deux et de l'extrême profondeur d'une terre que les maîtres désiraient grande ouverte à défaut de pouvoir s'approprier l'air, le ciel et les nuages derrière lesquels résidaient pour beaucoup de sacrifiés le seul salut possible. Il revenait d'un voyage qui ressemblait peu à ceux qui, jusqu'alors, m'avaient amené à penser que j'étais en passe de devenir, à mes heures perdues, bohémien capable de sillonner en zigzag, allongé sur un matelas défoncé, des routes couvertes d'écume ou de poussière. Lui, il n'avait pas choisi le chemin étroit et intérieur qu'il voulait délimiter et donner aux autres en y posant les seuls jalons que l'histoire lui avait légués. Il y avait là des pierres sèches, des lampes tremblantes, des feux épars, des papiers pliés sous les cailloux, des bouts de bois issus d'anciens gibets, des arbres morts couverts de lichens, des cordes restées accrochées aux poutres des maisons vides. Pour le lire, pour suivre cet être tendu, pour tenter de retrouver, dans le tissage serré de la rigueur et de la désolation, l'agréable goût de l'amande ou des figues mûres, la lenteur s'imposait. Elle était dictée par la voix étrangement calme d'un homme qui, arraché aux siens et à sa terre, marchait en demandant aux «oiseaux au soulier voyageur » de l'aider à remettre ses pas dans ceux de ses père et mère et des six millions de juifs également victimes de l'Holocauste. C'était un survivant revenu du ghetto de Czernowitz (sa ville natale, en Roumanie) qui surgissait. Il faisait grincer avec dix poèmes, publiés en revue et traduits de l'allemand par Martine Broda, de nombreuses jointures lyriques. Le bruit léger du vent dans les peupliers argentés et celui, plus lointain, d'un chien de ferme dont les aboiements se mêlaient au bourdonnement d'une moissonneuse-batteuse de l'autre côté de la rivière, accompagnaient son arrivée dans la nuit. Il ouvrait au couteau les territoires du deuil et de la mémoire. Ne croyait plus à l'aube. Et ciselait âprement, non sans colère, des faits dont on parlait rarement dans le hameau, et constamment de biais, à demi-mots, les yeux rivés au sol.

« La nuit
n'a nul besoin d'étoiles, nulle part
on ne s'intéresse à nous.  »

Le chemin sur lequel il se trouvait était semé d'embûches. Il n'avait réussi à en dégager qu'une étroite trouée. Il se faufilait entre barbelés et ronces, dans des paysages mornes où le souvenir des bruits de ferraille des trains qui chuintaient en plaquant de la vapeur et des restes d'âmes sur les quais humides des gares traversées n'avaient rien à voir avec le Zipper de la Southern Pacific à bord duquel Kerouac fut un temps serre-freins ni avec la micheline jaune et rouge dont j'aimais entendre le sifflement au loin, debout, certains soirs, sur le seuil du cellier, quand les vents étaient orientés plein Sud et qu'elle contournait le Menez Bré en se dirigeant vers Bégard, Pédernec, Squiffiec...

Le poète Celan dont je découvrais alors une infime partie de l’œuvre était précis et énigmatique. Je n'avais pas (n'ai toujours pas) en main les outils nécessaires pour m'improviser critique littéraire et tenter d'expliquer la retenue et la force des mots qu'il allait chercher dans la langue de ses bourreaux et qu'il lui fallait ajuster à sa pensée. La tension qui émanait de ces vers aiguisait le réseau des nerfs. Je la percevais instinctivement. Le vagabondage de l'esprit (au bord des talus, dans les herbes folles ou au comptoir d'une buvette installée sous des pins parasols) qui s'adaptait chez tant d'auteurs à ma propre errance intérieure n'avait pas ici lieu d'être. La souffrance couvait sous un tas de braises. Il s'en emparait et semblait vouloir épargner la dureté de la tâche aux autres en la prenant à son compte, en redonnant sens aux mots, en enlevant la suie et la poussière des os calcinés qui les recouvraient, en allant au plus juste, au plus concis, pour porter haut le verbe des morts. 

Le lire, c'était sentir combien, chez lui, le poème et son cœur battant, invisible, haletait en quête d'une respiration soutenue. Le texte, à l'égal du bois, travaillait et grinçait, ouvrant parfois des rais de lumière là où la brume s'était installée. 

Le lire, c'était aussi partir à la rencontre d'autres voix, celles, quasi secrètes, de poètes dont les œuvres m'étaient inconnues. Certains d'entre eux, tels Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva, l'avaient précédé sur de mêmes routes périlleuses. Il les évoquait avec discrétion. Les citait en exergue ou notait leur nom dans un poème. Tous tentaient, à son image, de déceler dans leur incessante et rude recherche en poésie un point d'équilibre capable de les faire tenir debout. 

Je n'en pris la mesure que des années plus tard, découvrant d'abord Pavot et mémoire et Dialogue dans la montagne, puis trouvant çà et là quelques textes qui retraçaient son parcours terrestre, sa vie douloureuse, son passage en camp de travail forcé en Moldavie, son exil à Vienne et, enfin, sa mort par suicide un soir du mois d'avril 1970 à Paris...

Logo : Photo d'identité de Paul Celan en 1938.















dimanche 6 mai 2012

Vrouz


 Derrière Vrouz, ce titre-déclic, on se dit que se cache peut-être un identifiant, un mot de passe capable d’ouvrir une multitude de fenêtres et puis on pense, presque simultanément, à un bruit de moteur vif et alerte, celui d’une mécanique bien huilée qui va démarrer au quart de tour et qui demande au lecteur de s’apprêter au départ. Ce qui l’attend, introduit par ce mot venu de nulle part, est tout entier tenu, animé, mis en voix par une marionnettiste de la langue que l’on retrouve ici maîtrisant, sans en avoir l’air, les subtilités sonores du sonnet en le tournant à sa manière et en y glissant, au fil des portraits, autoportraits, instantanés et retours autobiographiques qui fondent l’ensemble, anagrammes, onomatopées, expressions populaires, jeux phonétiques et références diverses et discrètes à ce qu’elle appelle « mes mots des autres ».

Le rythme est naturel et rapide. Il se déploie grâce à la respiration ample qu’impulse dans ses textes, et ce depuis Pas revoir, Valérie Rouzeau. C’est ce souffle tendu qui emporte. D’emblée, elle s’y appuie, le réactive, s’y grise et annonce teneur et couleur des poèmes qui vont suivre.

« Bonne qu’à ça ou rien
Je ne sais pas nager pas danser pas conduire
De voiture même petite
Pas coudre pas compter pas me battre pas baiser
Je ne sais pas non plus manger ni cuisiner
(Vais me faire cuire un œuf)
Quant à boire c’est déboires
Mourir impossible présentement »

Si le mal à vivre est toujours présent, la nécessité de calmer ses ardeurs et de colmater les brèches qu’il ouvre en intérieur l’est tout autant. Pour se faire, frotter les mots les uns aux autres et les assembler afin de s’embarquer en leur compagnie dans des voyages et des méandres insoupçonnés est une mise à distance souvent salvatrice. Valérie Rouzeau, quand elle part ainsi, et un rien (un regard, un coup de vent, la lune dans la lucarne, une lumière qui traverse un homme ou son ombre) l’y incite, aime ne pas être seule et invite dans ses sonnets sonnants la voix lointaine d’un inconnu qui continue à jacter à l’autre bout d’un téléphone qu’un autre vient de jeter dans une poubelle londonienne ou la frêle silhouette d’un gosse qui claudique (« petit gamin blessé à la patte un peu folle ») derrière un père qui marche trop vite pour lui. Celle qui affirme ne pas savoir conduire mène ses poèmes à vive allure en négociant chaque virage au cordeau. Elle attrape au vol la main de ceux qu’elle désire à ses côtés. Ils doivent simplement monter en marche et prendre place dans son imaginaire en y apportant de quoi le nourrir.

« La tête d’envournée dans le métro rapide
Je vois ce jeune homme pâle sa mèche crantée
Ce joli coup de peigne qu’il a quand il sourit
Alors je reconnais sa très arrière-grand-mère
La jeune fille d’autrefois qui vit dans ce gars-là
Elle existe comme lui je le vois
Les yeux verts un peu gris la couleur de la Seine
Bien coiffée plutôt sage au-dessus de la Seine »

Vrouz est en réalité bien plus qu’une suite d’autoportraits saisis sur le vif : c’est également un retour contre soi (pour reprendre un titre d’Yves Martin) - et sur soi - qui passe par les autres (souvent par le tamis de leur regard) et qui permet à Valérie Rouzeau de saisir les jours ("c’est là où nous vivons"), d’en rattraper quelques uns, de dire ce qu’elle y met, ce qu’elle aimerait y ajouter, y soutirer, ce qu’elle subit parfois de peu réjouissant au quotidien, ce qu’il lui faut désamorcer avec aplomb dès que la pompe à blues émet ses premières notes. Elle évoque ses multiples déplacements entrecoupés de périodes de calme ou de repli. Durant ces moments presque vacants, « je est un hôte » qui regarde au plafond ou à la fenêtre en faisant venir les mots, la grammaire et les bruissements qu’ils produisent en se touchant avec autant de rapidité que si elle se trouvait à bord d’un train ou d’un avion. Il y a une belle (et grande) énergie dans ce livre où elle réussit à maintenir, d’un bout à l’autre, autrement dit pendant 160 pages, un rythme soutenu. Elle s’y dévoile toujours très présente aux autres, s’éclipsant quand il le faut et n’oubliant jamais d’initier, envers ses proches, le geste simple qui permet de garder intacts les liens que mort, maladie ou éloignement momentané ne pourront entamer.

« J’ai l’amour spontané de mon prochain sauf quand
Mon prochain s’intéresse de trop près à mon goût
À ma personne gentille et froide et solitaire
Alors là je m’éloigne à grandes enjambées
Du buffet dînatoire où j’étais conviviée
Et je rentre chez moi savourer mon congé. »

Valérie Rouzeau :Vrouz, La Table ronde.

dimanche 29 avril 2012

Le Nazi et le Barbier


Après avoir publié Fuck America, désormais disponible en poche (Points Seuil), les éditions Attila ont publié en 2010  Le Nazi et Le Barbier, un nouveau livre d’Edgar Hilsenrath, qui vient également de sortir en poche. Ce roman est aussi enlevé, décapant, saisissant, burlesque et effrayant que le précédent.
Hilsenrath ne tourne jamais longtemps autour du pot. Il ouvre son livre en évitant tout préambule. Celui qui va prendre la parole et la garder ou la distribuer durant 500 pages s’appelle Max Schulz, « fils illégitime mais aryen pure souche de Minna Schulz. »

Né en mai 1907, il a cinq pères présumés et un beau père barbier et violeur d’enfants. Il passe ses premières années à Wieshalle, dans les rues Goethe et Schiller où son meilleur ami, né le même jour que lui, se nomme Itzig Finkelstein. Lui aussi est fils de barbier. Tous deux, inséparables, empruntent les mêmes voies : même école, mêmes loisirs, même envie de devenir à leur tour garçons coiffeurs. Ce qui va les séparer, c’est l’arrivée au pouvoir de Hitler et la fascination que les idées du dictateur vont exercer sur Max Schulz.

« Hitler a parlé des esprits boutiquiers et des sangsues, de souillure et de conspiration ; il nous a expliqué que l’honneur était héréditaire, comme le courage et la fidélité ; il a parlé du complot de la juiverie internationale, qui tenait dans ses griffes l’honneur allemand, le courage allemand et la fidélité allemande en otage, les empêchant de se déployer. »

Dès 1933, Max devient fanatique. Il s’enrôle dans les SS. En 1938, il est aux premières loges quand brûle la synagogue de la rue Schiller. En 1939, il est en Pologne. Puis il part en Russie. Revient en Pologne. Est affecté au camp de concentration de Laubwalde où il reste jusqu’à la fin de la guerre. Là, il excelle, il joue, il tue avec zèle. Deux cents mille juifs sont assassinés. Dont Itzig Finkelstein, son ex meilleur ami. Qui disparaît en même temps que toute sa famille.

La première partie du livre de Hilsenrath s’achève ainsi. Il évoque la Shoah de façon très crue. En se mettant, lui qui a connu les ghettos durant la guerre, du côté des bourreaux. Les scènes décrites sont brèves et cinglantes. Tout se déroule sur fond d’alcool et d’idéologie primaire mais redoutable. Max Schulz ressemble parfois au brave soldat chveik. Il s’en démarque dès que sa roublardise le place du côté des génocidaires.

La suite du livre s’affirme tout aussi étonnante. Recherché par les alliés à la libération, Max Schulz va errer, se cacher, vendre au marché noir le sac de dents en or qu’il avait ramené du camp pour, bientôt, changer d’identité et réapparaître sous le nom d’Itzig Finkelstein. Il prend non seulement l’identité de son ami d’enfance mais épouse avec un certain allant la cause juive pour finir, après bien des péripéties, par partir s’installer en Palestine où il ouvre boutique, devient barbier célèbre et verse, à nouveau, dans le fanatisme.

« Après sa première action, le meurtrier de masse Max Schulz avait pris part à six autres opérations. Il avait dynamité un pont, fait dérailler un train, braqué une banque, attaqué deux casernes ainsi qu’un convoi de chars sur la route Tel Aviv-Jérusalem. »

Sa métamorphose ne l’empêche pas de craindre d’être un jour ou l’autre démasqué. Le temps passant, cela devient de plus en plus improbable. Et de fait, jamais Max Schulz, devenu Itzig Finkelstein, ne sera retrouvé. Les seuls qui connaissent son secret sont les arbres de " la forêt des six millions" avec lesquels, vieillissant, il va de plus en plus souvent dialoguer.

« Tu te feras prendre et tu seras pendu », dirent les arbres.

Je ris et dis : « C’est hautement improbable. La plupart des génocidaires courent toujours. Certains sont à l’étranger. La plupart sont retournés au pays, comme au bon vieux temps. Vous n’avez pas lu les journaux ? Ils se portent à merveille, les génocidaires ! Ils sont coiffeurs. Ou autre chose. Beaucoup ont leur propre commerce. Beaucoup possèdent des usines, sont de gros industriels. Beaucoup se sont remis à la politique, siègent au gouvernement, sont respectés, considérés, ont une famille. »

Écrit en 1972, Le Nazi et Le Barbier, a été publié aux États-Unis la même année. Il lui faudra attendre cinq ans avant d’être édité en Allemagne. Où le scandale qu’il déclencha fut suivi par un grand succès littéraire. Des vérités, pas toujours faciles à dire et à accepter, se cachent en permanence derrière la satire, la farce et les nombreux dialogues iconoclastes qui forment l’ossature du roman de Hilsenrath.


 Edgar Hilsenrath : Le Nazi et le Barbier, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb. Couverture de Hennig Wagenbreth, éditions Attila, 2010 et Points Seuil 2012.

samedi 21 avril 2012

La passe

Il y a des livres dont on hésite à parler tant l’intimité qui les porte et la retenue pudique de leur auteur nous incitent à ne dévoiler qu’avec parcimonie les épisodes douloureux qui s’y impriment. La passe d’Antoinette Dilasser en fait partie. Son récit, qui ne met jamais le lecteur dans une position de voyeur malgré lui, incite au murmure et au partage. Ce qu’elle transmet par touches brèves et continues, la maladie de son compagnon, le grand peintre François Dilasser, obligé de vivre dans une maison où demeurent ceux qui ont oublié qui ils sont, elle le fait en évitant l’épanchement et en vivant résolument au présent. Sa sagesse est égale à sa discrétion sans qu’elle ne s’empêche, pour autant, de livrer le désarroi qui parfois la submerge.

« Je suis ici, tu es ailleurs. Il n’y a plus de lien entre ces lieux étanches, est-ce que c’est ainsi, les cases qui nous sont imparties ne communiquent pas, autrefois tu as dessiné des bonshommes au tronc ligoté, chacun prisonnier de son casier, tu savais ? »

Il lui arrive d’interroger l’œuvre, de déceler après coup dans tel ou tel tableau les prémices insoupçonnés de la maladie à venir. Elle peut, de même, en se remémorant quelques attitudes, ou d’anciennes lectures, ou les silences prolongés du peintre, y voir, après coup, des possibles symptômes qu’elle regrette de ne pas avoir su interpréter.

« À présent je pense que tu avais compris, tu savais depuis longtemps, tu n’as rien dit, dire n’était pas ton fort, mais tu avais peur. Ton angoisse. Le dernier carnet. Et j’ai laissé courir. Je t’ai fait ça. Je me protégeais ? »

Passant par différents sentiments, de la culpabilité à la colère, puis de l’incompréhension à la détresse, Antoinette Dilasser travaille à la fois sur elle-même et sur son texte pour parvenir à un ensemble où l’acceptation des faits, même s’ils sont pénibles et sans rémission, finit par s’imposer. Elle pose sa vie en se donnant à ses activités quotidiennes et en s’entourant du mieux possible, rendant visite régulièrement à son mari, trouvant à ses côtés une petite communauté qui lui devient familière et où chacun aide l’autre malade à sa façon. Chaque être qu’elle rencontre est décrit avec cette manière très particulière et efficace qu’elle a de dessiner, en quelques traits, un visage, un regard, une personnalité attachante. Elle aime les autres. Cela transparaît dans ce livre qui n’est pas vraiment de deuil mais plutôt de présence.

« Ordinaire des jours. Tu me parles, je distingue des mots, hier c’était le mot “six” , nos enfants, ton visage s’éclaire quand j’ai compris. C’est peu mais ça enferme une somme infinie de tendresse. »


 Antoinette Dilasser :La passe, éditions Le Temps qu’il fait.

jeudi 12 avril 2012

Cuisine

Cuisine, le nouveau livre d'Antoine Emaz, paraît en version numérique chez publie.net. Il donne à lire, comme le faisait déjà Cambouis (paru au Seuil, collection « déplacements », en 2009, et également disponible en numérique chez le même éditeur), les multiples notes, échos, lectures, réflexions et échos familiers qui alimentent le vaste chantier d’écriture/lecture qu'il mène en continu. Ce livre est conçu tel un journal (ce qu’il n’est pas), de façon chronologique, avec pour chaque note une ou plusieurs entrées placée(s) à gauche sur la page. Ainsi Visage, vieillir :

« Rides. Visage qui prend de l’âge. Cela ne m’a jamais gêné, comme pour la barbe ou les cheveux blancs. M’ennuient davantage les récurrentes douleurs au dos ou à l’épaule droite, quand elles se réveillent. Pour les proches, j’ai mon visage, il vieillit à la vitesse du leur, rien de grave. Pour les autres, j’ai un visage de mots, et je ne sais ce qu’il peut être, ni s’il peut vieillir. »

Emaz se découvre ici tel qu’il est : avec pudeur et retenue. Il évoque son métier d’enseignant à Angers, ses fréquentes relectures de Reverdy, de Du Bouchet ou de Follain, ses incursions dans les carnets, notes ou journaux des autres (Hugo, Pascal, Jules Renard), son plaisir à entrer dans un nouveau livre de James Sacré, de Jean-Patrice Courtois, de Jean-Pascal Dubost, de Ludovic Degroote ou de Valérie Rouzeau en soulignant les lignes de force ou les variations qu’il y repère. Il explique sa relation à l’internet, sa fidélité et son bonheur de travailler avec Florence Trocmé pour Poezibao où il publie régulièrement des compte-rendus de lecture.

Les notes touchant le corps qui s’use, vieillit, fatigue trouvent leur équilibre grâce à celles qui s’attachent à la belle respiration que lui procurent les instants passés au jardin ou les haltes estivales à Pornichet. Le champ social est également très présent. Cela va des difficultés de son métier à celles rencontrées par les élèves et leurs parents en passant par le travail qui peut broyer des vies comme le montre la vague des suicides à France Télécom. C’est un homme à l’écoute et au contact permanent des autres (poètes ou pas) dont on peut, dans cet ensemble, prendre, page à page, le pouls.

Sa relation à l’écriture (ou à son absence, quand il est en panne) est évidemment au centre de sa réflexion.
« Le travail du poème doit être transparent, invisible : une machinerie de verre. »

Sa volonté d’aller « toujours au plus simple, jamais au plus facile » est indéniable. Il croit à la poésie et reste confiant quant à son avenir. Il existe de nombreux chemins secrets et en friche sur lesquels personne ne s’est encore aventuré et qui finiront bien par être explorés. Il en est convaincu. C’est le lecteur curieux, assidu, insatiable, avançant dans tel livre ou manuscrit, le crayon à portée de main, qui s’exprime ainsi.

Cuisine n’est pas à considérer comme l’envers du décor, comme la face cachée du poète Antoine Emaz. Il s’agit au contraire d’un livre qui prend place, de façon naturelle, dans son parcours créatif. En témoignent, s’il en était besoin, les nombreux passages où il revient sur l’écriture de Plaie (écrit en deux mois et retravaillé durant deux ans), sur la construction de Sauf, qui sort simultanément aux éditions Tarabuste, sur sa difficulté à écrire ou sur ce formidable terreau que constituent à ses yeux les lectures accumulées tout au long des dernières décennies.

Antoine Emaz : Cuisine, publie.net.

mercredi 4 avril 2012

Ames inquiètes / J'entends des voix

Marco Ercolani écoute, soigne et donne la parole aux grands inquiets. Il rompt le silence qui les entoure en publiant simultanément, en collaboration avec Lucetta Frisa (qui a révisé les textes), deux ouvrages. L’un est constitué de récits écrits suite aux entretiens réalisés auprès des malades qu’il a pris en charge tout au long de son travail de psychiatre à Gênes et en périphérie et l’autre regroupe des monologues (touchant à leurs hallucinations auditives) recueillis de décembre 2006 à février 2008. Les deux livres tentent de cerner la fragilité de ces êtres pris dans les mailles d’une folie qui s’exprime tour à tour par la colère, le délire, les crises de larmes, l’ennui ou l’anéantissement total... Tous disent leurs pulsions, leurs visions étonnantes avec un sens de la naïveté doublé d’un naturel qui leur fait souvent penser que ce sont eux qui sont dans la normalité. Certains ont simplement roulé à côté des rails. L’un en corrigeant un tableau de maître qu’il jugeait mal peint. L’autre en forçant la serrure d’une voiture dont il « voulait manger les vitres, le tableau de bord, le volant, le levier de vitesse » afin de mettre un terme à un trop long jeûne. Plusieurs, par contre, ont tué. Parce qu’ils ont cru voir dieu ou diable (très présents) en tel ou tel être ou parce qu’une voix leur a ordonné de passer à l’acte.

« Oui, je dors avec un porc. Et alors ? Il sent fort, et alors ? L’odeur est importante, vous ne savez pas ça, l’odeur est un signe... Un porc, lui ne me trahira jamais. N’est pas comme ces hommes qui vont et viennent sur ma terre sans faire de bruit, sans laisser d’odeur. Lui grogne, et méprise les étrangers qui salissent mes belles collines. Hier il me l’a dit : il faut faire justice. Il me l’a dit en un grognement très long. Et voilà, je lui ai obéi. Les animaux ont toujours raison. Je suis descendu dans la vallée et j’ai tiré des coups de fusil.

Voilà comment se défend un berger de vingt-deux ans qui a tué à coups de fusil vingt-sept personnes au supermarché de Sondrio et puis s’est enfui dans la montagne. »

Les témoignages ici rassemblés sont pour la plupart extraits de la grande folie. Ils émanent d’un monde avec lequel on prend d’ordinaire ses distances tant il peut faire peur. Leur force tient dans l’écriture à deux voix qui les portent. Marco Ercolani et Lucetta Frisa ne glissent jamais vers une curiosité malsaine. Le métier du premier et la simplicité narrative de la seconde les en préservent. La tendresse, l’attention vive, l’envie de comprendre et l’invitation au dialogue les placent naturellement en retrait. Pas de « je », pas de jugement, pas de diagnostic. Ils sont témoins. Ils laissent parler les patients et recueillent leurs propos sans forcer le trait, en les fixant patiemment dans des scènes brèves et réalistes.

« Ma retenue a été vaincue par la crainte qu’en absence de narrateur, ces histoires sombrent dans le silence », note Marco Ercolani qui a longtemps hésité à publier ce qui est du domaine de la confidence.

Sylvie Durbec, la traductrice, nous avait déjà permis de partager, par quelques extraits inédits publié dans le cahier de création de la revue en ligne du site "remue.net"  au  printemps 2010 : Sento le voci / J’entends des fous, sa découverte de ces textes et son désir de les lire à haute voix, passant instantanément, au fil de sa lecture, de l’italien au français.

 Marco Ercolani &Lucetta Frisa : âmes inquiètes (110 pages) et j’entends des voix (194 pages), traduit par Sylvie Durbec, éditions des états civils.

mercredi 28 mars 2012

Bryan Delaney

Trois livres (deux pièces de théâtre et une nouvelle) de Bryan Delaney, dramaturge irlandais né à Dublin en 1971, ont été publiés simultanément aux éditions Fissile l'an passé. Ils nous permettent d’entrer de plain-pied dans l’imaginaire débridé d’un auteur qui excelle à saisir physique et traits de caractères de personnages décalés, tous plus ou moins rêveurs désenchantés (voire désespérés), serrés dans un étau de réalité dont chacun essaie de s’extraire à sa manière. À l’image de Larry, « individu décrépi, misérable, bâti comme un jockey » (figure centrale de Larry se pend) qui, un sac à l’épaule, jette son dévolu sur un arbre en haut duquel il s’installe pour s’y pendre quand arrive, inopinément, un couple de touristes qui a choisi les abords du même arbre comme lieu de pique-nique.

« Larry : J’aimerais être seul.
La femme : Ne faîtes pas attention à nous. Faîtes comme si nous n’étions pas là.
L’homme : Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à vous trouver un autre arbre.. »

S’en suivent dialogues et retournements de situations imprévus où Bryan Delaney, pince-sans-rire à l’ironie mordante, lâche légèrement (et efficacement) la bride à ce qui fait la force de son écriture : le sens permanent du détail insolite, la parole bien ajustée et l’imparable avancée narrative qui accompagne des personnages en marge, décidés à accomplir d’ultimes coups d’éclat ou de folie, en guise de feux d’artifice, avant de prendre congé.

Ainsi Salomon (héros de la nouvelle La Lumière de Salomon) qui, à quatorze ans, ayant « contracté la cataracte », n’y voyant presque plus, se promène aux abords de la ville avec un chien, une cage à oiseaux sur le dos et une bible toute tachée des fientes des volatiles en rameutant périodiquement la foule pour dénoncer, à la criée, les agissements des notables locaux.

« Ainsi commença, au cœur d’un automne glacial, la croisade de Salomon pour nous apporter la lumière. Chaque semaine, une nouvelle personne était sacrifiée sur l’autel du ridicule. Les célébrations étaient de plus en plus drôles et féroces. Il démolissait ses victimes les unes après les autres. »

Chez Delaney, les sentiments ambivalents restent omniprésents. Les faiblesses humaines explosent brièvement. Les hommes peuvent devenir cruels en une fraction de seconde. Salomon n’hésite pas à écraser les pattes arrières de son chien avec une grosse pierre tant il a peur que celui-ci, affamé, ne le quitte...

La pièce de théâtre Le Cordonnier, qui se situe sur l’île d’Inishbollock, « un bloc de roc cruel et inhospitalier », met en scène des êtres que l’on retrouve souvent dans l’imaginaire irlandais : le poète, le barman, la putain, le passeur, le tueur de chats et le fossoyeur. Le lieu principal où se joue leur destin est un café-hôtellerie délabré qui vient de s’adjoindre les services d’un cordonnier, sorti de nulle part, dont l’arrivée (nus pieds) va coïncider avec la perte d’inspiration du poète et la mise en place d’un étrange commerce de chaussures entre Mogue, patron de la morgue, et Orwell le tenancier du bar.

Bryan Delaney parvient, en quelques répliques, à embarquer le lecteur dans des situations peu ordinaires avec, en toile de fond, la mort (ou son ombre) escaladant des versants parfois burlesques. Celle-ci rôde, invisible. Elle plane sur le bar, près de la plage et bien sûr à l’intérieur de la morgue... Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’un accouchement ait finalement lieu dans cet endroit si peu habitué à vivre un tel évènement...

Le Cordonnier a été créé sur les planches de l’Irish Classical Theatre Company’s Andrews Theatre à Buffalo, New York, en mars 2005. Bryan Delaney a reçu le prix Samuel Beckett en 2006.

Bryan Delaney : Larry se pend (pièce en un acte, traduction par Cédric Demangeot), La Lumière de Salomon (nouvelle, traduction par Bernadette Casès et l’auteur), Le Cordonnier (pièce de théâtre, traduction par Livane Pinet Thélot), éditions Fissile.

dimanche 18 mars 2012

Ces vies-là

Début mars 2008. L’écrivain espagnol Alfons Cervera séjourne à Grenoble. Il y est invité à participer au colloque « Témoins et témoignages, mémoire individuelle et collective », organisé à l’université Stendhal. Il emporte avec lui la mort de sa mère, survenue deux semaines plus tôt à Los Yesares, après une lente déperdition qui dura dix-huit mois et qui eut pour point de départ une simple chute dans les escaliers. Dès ce jour, elle prit peur, devint peu à peu immobile, attendant la mort tout en la craignant et laissant le passé en suspens. C’est celui-ci que l’écrivain va devoir sonder. Une découverte inattendue le pousse en effet à remonter le cours de sa propre histoire en sachant que celle qui pourrait l’aider dans sa quête a décidé de commencer à mourir.

« Dans la serviette noire, tu trouveras les papiers de la maison, avait-elle dit avec une absolue tranquillité, sans que rien ne laisse pressentir qu’elle dévoilait ce faisant quelque secret. Je pense maintenant qu’elle avait oublié ce qu’elle conservait avec soin dans cette serviette de cuir, tant d’années cachée au fond de l’armoire qui occupait presque tout l’espace de sa chambre. »

C’est en consultant ces documents tenus secrets qu’il va apprendre que son père (décédé, lui, de façon brutale : arrêt cardiaque) a été condamné à douze ans de prison par un tribunal militaire en 1940. Dès lors, des scènes d’enfance vont revenir, faisant surgir des questions jamais posées. Pourquoi la famille a-t-elle dû quitter Los Yesares pour Valencia et ne revenir que bien plus tard ? Pourquoi le père a-t-il dû abandonner son métier de boulanger pour devenir laitier ? Ces interrogations s’inscrivent dans le récit, entre l’image encore récente de la mère immobile et les promenades dans les rues de Grenoble, sur les pas et dans l’ombre de Stendhal...

« La tristesse est plus grande le dimanche, écrivait Stendhal dans La Chartreuse de Parme. Cela fait deux dimanches que ma mère est morte, dans la nuit. Quelques semaines auparavant, je lui avais demandé pourquoi personne ne m’avait parlé de l’existence de ces papiers sur la condamnation de mon père. »

Fouillant l’histoire familiale, c’est bien la mémoire collective, celle évoquée en préambule au colloque auquel il participe, celle aussi (et surtout) de l’Espagne franquiste, que Alfons Cervera fait peu à peu remonter à la surface. Il la découvre par bribes. Consulte les archives. Rencontre les derniers survivants, réussit à retrouver les traces d’un événement crucial qui, survenu en juillet 1936, met en lumière ce que son entourage taisait.

« Les feuillets s’accumulent sur la table. Le temps qu’il faut. Le procès militaire contre mon père et six de ses compagnons anarchistes et communistes. Progreso Vicente fut fusillé et les autres condamnés à des peines de prison. Le langage de la rage dans les feuillets qui relatent les évènements. La grammaire cruelle d’une victoire qui condamne à mort la défaite. Nombreuses sont les formes de la mort après avoir perdu une guerre. Mon père l’a perdue bien des fois. Et ses six compagnons aussi. »

L’écriture de Cervera (dont voici, après Maquis paru en 2010 à La Fosse aux ours, le deuxième livre traduit en France) est dense et percutante. Il a beau écrire à partir d’un lieu donné (Grenoble) sans que ne semble bouger, du début à la fin du livre, le temps (deux semaines) qui s’est écoulé depuis la mort de sa mère, il fait en sorte que trois périodes différentes mais complémentaires de son histoire (l’une dédiée au père, une autre à la lente agonie de la mère et la dernière à son présent de fils et d’écrivain) puissent s’imbriquer, se superposer et avancer dans un même mouvement. Sans cesse, il interroge les mémoires et leurs liens étroits avec l’imaginaire collectif. Il sait que la vie, l’après vie et l’écriture ne peuvent jamais prendre racines dans l’oubli.

« Être oublié est une façon de mourir. L’histoire qui se construit sur les fondations de la peur reste silencieuse. C’est pourquoi ma mère restait silencieuse quand je lui demandais pourquoi jamais personne ne m’avait raconté l’histoire de cette nuit tout juste découverte soixante-dix ans plus tard au moins. Ce que l’on ne nomme pas n’a pas d’existence. »


Alfons Cervera : Ces vies-là, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, (éditions) La Contre Allée
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samedi 10 mars 2012

Les Polyphonies de mars

Favoriser la rencontre entre le poète et son lecteur en passant d'abord par la voix, telle est la vocation première du festival Les Polyphonies de mars. Cela ne peut se réaliser sans une mise en évidence de la richesse et de la diversité de la poésie contemporaine. Les chemins pour découvrir celle-ci sont nombreux. Nous allons, durant une semaine, le temps de notre cinquième édition, en emprunter quelques uns. Dix poètes sont invités. Ils viennent d'horizons, de villes et souvent de pays différents. Tous ont une façon très particulière et reconnaissable à leur ton, à leur timbre, de s'emparer de la langue. Tous explorent des territoires singuliers, des parts d'ombre, de mémoire, de réalité ou d'imaginaire qu'ils souhaitent transmettre à ceux à qui ils s'adressent, autrement dit à nous, auditeurs, lecteurs.

La plupart des rencontres auront lieu à la Maison de la poésie, ce qui ne nous empêchera pas de faire quelques escapades au centre ville (notamment à la MIR pour la soirée de lancement du festival avec Bernard Noël et Jean Daive) ou sur La Péniche Spectacle ou encore au bar La Quincaillerie Générale (en compagnie de Édith Azam et des Éditions de l'Atelier de l'agneau). 

Notre projet est à la fois simple et ambitieux : proposer, pendant une semaine, à l'occasion du Printemps des poètes, des moments privilégiés qui permettent à toutes et à tous de venir écouter et découvrir, à Rennes, quelques unes des voix qui font vivre la poésie d'aujourd'hui.

Auteurs présents : Jean Daive, Bernard Noël, Edith Azam, Françoise Favretto (éditions Atelier de l'agneau), Lamia Makkaddam (Tunisie), Abdo Wazen (Liban), Ludovic Degroote, Ariane Dreyfus, Françoise Ascal, Abdellatif Laâbi  et Werner Lambersy.

Programme complet sur le site de la la maison de la poésie de Rennes. C'est ici.

jeudi 1 mars 2012

Beat Hôtel

Si l’étroite rue Gît-le-Coeur, qui descend vers la Seine, reliant la rue Saint André des Arts au quai des Augustins, n’a pas beaucoup changé au cours des dernières décennies, par contre le bâtiment situé au n° 9, où se trouve aujourd’hui Le Relais Hôtel du Vieux Paris, a lui refait plusieurs fois sa façade et ouvert ses portes à des clients qui ne sauront probablement jamais que cet endroit fut, entre 1957 et 1963, un lieu de grande effervescence littéraire. Nombre d’auteurs de la Beat Generation y ont longuement séjourné. Le Beat Hôtel était alors tenu par Madame Rachou et son chat Mirtaud. Celui-ci n’avait hélas pas assez de ses quatre pattes pour chasser tous les rats qui couraient dans les étages. Chaque résident pouvait cuisiner dans sa chambre et descendre se désaltérer au bar situé au rez-de-chaussée. Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky s’y installèrent fin 1957. William Burroughs arriva en janvier 1958. Peu après, Brion Gysin posa lui aussi ses valises. Lawrence Ferlinghetti, qui publiait la plupart d’entre eux aux États-Unis (éditions City Lights) passait de temps à autre, de même que Maurice Girodias qui dirigeait Olympia Press à Paris.


« De 1958 à 1963, c’est au Beat Hôtel – son foyer parisien – que la Beat Generation a connu sa période d’activité la plus intense. La plupart des membres fondateurs du groupe y ont vécu, à un moment ou à un autre. La seule figure importante de la Beat à n’avoir jamais mis les pieds rue Gît-le-Coeur est Jack Kerouac ».

Le grand absent reçoit néanmoins régulièrement des lettres le tenant au courant de ce qui se trame. Rencontres et expérimentions diverses se succèdent. Tous vont et viennent, travaillent, se lisent l’un l’autre ce qu’ils sont en train d’écrire. Kaddish de Ginsberg, une grande partie du Festin nu et de La Machine molle de Burroughs ainsi que Bomb de Corso naissent là. Gysin et Burroughs inventent le cut-up. L’arrivée de Ian Sommerville va leur permettre d’avancer un peu plus dans leurs expériences.

« Ian prit une chambre exigüe à l’étage du dessous qu’il décora avec une roue de bicyclette chromée sans le pneu. Des années plus tard, il expliqua que c’était un hommage à la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp. »

Si Gysin s’intéressait aux bandes magnétiques depuis leur invention à la fin de la seconde guerre mondiale, il avait par contre du mal à réparer son vieux magnétophone. Sommerville était un expert en la matière. Il le répara, l’utilisa pour enregistrer les premiers cut-up oraux. Tous deux coupaient des extraits de voix avant de les réenregistrer de manière aléatoire. Henri Chopin et Bernard Heidsieck qui travaillaient de leur côté sur la poésie sonore furent très intéressés et se joignirent à eux. C’est aussi Sommerville qui inventa la première « Dreamachine ».

« J’ai fait une machine à éclairs intermittents toute simple ; un cylindre en carton avec des fentes qui tourne sur un phonographe à 78 tours/minute avec une ampoule à l’intérieur. Il faut le regarder avec les yeux fermés et les éclairs jouent sur tes paupières. »

Les poètes de la Beat Generation ne cessèrent, durant leur passage à Paris, de créer des passerelles avec d’autres auteurs ou mouvements littéraires. Ils rencontrèrent Tzara, Péret, Lebel. Firent la connaissance d’Henri Michaux qui ne se rendait rue Gît-le-Coeur que pour parler mescaline avec Burroughs dans sa chambre... Le jazz n’était jamais loin. Le batteur Kenny Clarke, qui les connaissait bien, les invitait, dès qu’il le pouvait, à assister à ses concerts. Il leur ouvrit les sous-sols de “Chez Popov” et du “Caveau de la Huchette”.

Ce sont ces années d’intense création que Barry Miles retrace dans Beat Hôtel. Cofondateur d’International Times, libraire, biographe de Ginsberg, éditeur à Londres de Howl, on lui doit également le classement des archives de Burroughs. Il a longuement côtoyé tous les auteurs présents. Au cours de plusieurs entretiens, menés sur une trentaine d’années, il a réussi à accumuler assez de matière pour construire un ouvrage important. Il montre, presque au jour le jour, anecdotes et citations à l’appui, ces poètes alors inconnus, à l’œuvre dans une ville où ils avaient choisi de s’exiler volontairement, fuyant un pays où leurs idées et leurs façons de vivre (la plupart étaient gays) étaient battues en brèche par une presse très puritaine.

 Barry Miles : Beat Hôtel, traduit par Alice Volatron, éditions Le Mot et Le reste.

mardi 21 février 2012

Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère

En décidant de consacrer un livre à son père, à peine quelques années après sa mort, Christoph Meckel sait qu’il va devoir dépasser le cadre littéraire que sous-tend un tel projet pour entrer dans l’intimité et les secrets d’une mémoire familiale dont il ne possède pas toutes les clés. Ce père, l’écrivain Eberhard Meckel (1907–1969), fut l’ami de Peter Huchel et de Martin Raschke. Il rédigea des poèmes, des chroniques et des critiques sans que, le lisant, on parvienne à déceler la réalité d’une époque qui était pourtant celle de l’arrivée au pouvoir de Hitler.

« On s’isolait dans des poèmes sur la nature, on se recroquevillait dans les saisons, l’éternel, les valeurs pérennes, l’intemporel, la beauté de la nature et de l’art, dans des images consolatrices et dans la croyance que les misères passent avec le temps. »

Ses premières années, nécessaires pour tenter de percer la personnalité de son père, Meckel, né en 1935, les retrace avec précision. Il remonte aux sources. Recolle les pans de la petite histoire familiale. Qui, brusquement, dès le début de la guerre, va voler en éclat.

« Un matin elle s’abattit sur la maison, catastrophe inconcevable qui réduisait à néant les illusions personnelles – et, pour un temps, les illusions nationales – du bourgeois homme de lettres. »

Avec elle, et le père mobilisé, bientôt fait prisonnier, qui ne reviendra que des années plus tard (malade, dépressif, désireux de prouver qu’il n’avait pas souscrit à l’idéologie nazie), on entre de plein pied dans l’incessant travail de mémoire mené par Christoph Meckel.

Il veut savoir qui était ce père tout à tour absent, fuyant ou distant. Ce que cachait sa vie en retrait, perdu au milieu de tant de notes, d’archives, de papiers, « sans recul par rapport à son travail » et semblant si peu « maître de ses forces ». Il veut en premier lieu faire la lumière sur ces secrets trop bien gardés et ces non-dits qui lui font pressentir le pire. Cette vérité autour de laquelle il tourne longuement, il va finir par la découvrir en lisant le journal de son père.

« Comme il m’appartenait de le lire ou pas, je me mis à le lire. Après une nuit de lecture, il devint évident que j’étais face à un autre père que le mien, face à un inconnu. M’étaient inconnus l’idéologue, sa façon d’agir et de penser pendant le Troisième Reich. Cette nuit-là, je subis un choc, un plongeon sans filet dans la désillusion. À quarante ans, j’étais confronter à la question de comment endosser le passé. »

« Mon père était un nationaliste flirtant avec le nazisme, un sympathisant de l’idéologie, volontairement actif dans l’édification de la culture nazie, ayant indirectement approuvé l’autodafé, l’élimination des communistes et des juifs, et surtout après la guerre, une personnalité malade qui avait cherché à refouler son propre passé et s’était considéré comme victime de l’Histoire. »

Le besoin impérieux qui anime Meckel va – ces réalités enfouies mises à jour – l’obliger à remodeler l’image qu’il avait de ses parents. Il procède ainsi pour son père mais également (vingt ans après) pour sa mère, dont il dresse, dans un livre conçu tel un diptyque, un portrait-robot encore plus redoutable.

« Cette femme qui était ma mère » et dont il se remémore, par brefs paragraphes, quelques épisodes de vie, il avoue d’emblée ne l’avoir jamais aimée. Sa froideur, son protestantisme rigoureux et le cercle très fermé et bourgeois qu’elle fréquentait l’ont toujours laissé dehors. En lisière, en manque d’émotions, sujet aux remarques acerbes visant à rabaisser toujours plus l’enfant puis l’adolescent qu’il fut.

« Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissance), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. »

A travers ces deux récits, présentés ici tête-bêche, c’est aussi l’histoire allemande, vécue au cœur même des familles que sonde Christophe Meckel. Il avance avec cette écriture sobre et lumineuse qui permet au lecteur d’entrer sans préambule dans son univers.

 Christoph Meckel : Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère, traduit de l’allemand par Béatrice Gonzalés-Vangell et Florence Tenenbaum, Quidam éditeur.

vendredi 10 février 2012

Infimes instants du désastre

« Votre amitié me presse, le souvenir d’Isak et de Jozef m’habite, l’effroi d’un siècle oublieux du précédent me pousse à ne pas rester naïvement incrédule : autant de raisons de céder à votre insistance, de m’astreindre à l’écriture, d’y reconnaître une nécessité, à défaut d’une mission. »

Ainsi débute le récit que Moshe Rosleckh souhaite faire connaître, depuis Prague où il dirige le Musée Juif, à un ami dont on ne connait pas l’identité mais dont on sait qu’il le relance, le stimule, lui demandant de préciser certains détails susceptibles d’aider à mieux comprendre le passé douloureux de deux êtres qui, sans être des héros, ont beaucoup à transmettre aux générations futures. Ces deux hommes, Isak et Jozef, sont décédés à la fin du siècle dernier en laissant derrière eux plus de silences que de paroles.

« Tous deux ont vécu des épisodes marquants du vingtième siècle – la domination du nazisme, le ghetto de Varsovie et son insurrection, celle de la ville pour se libérer... Ils ont côtoyé des hommes qui furent bien, eux, des personnages historiques, qui ont personnellement pris une part décisive aux évènements. Mais cela n’a occupé que trois ans de leur vie. Ensuite, ils ont vécu cinquante années, et personne ne les a honorés. »

En fuyant Varsovie, où ils s’étaient rencontrés dans le ghetto en 1942, l’un et l’autre se sont séparés, ne restant en contact que par lettres, Jozef repartant vers Cielse en Pologne et Izak retrouvant Prague où il s’installa, près du vieux cimetière, dans un local abandonné qu’il transforma peu à peu en « Musée national juif ». Il en devint naturellement le directeur. C’est là que Moshe fit sa connaissance en travaillant à ses côtés, le côtoyant tous les jours, échangeant peu mais devenant au fil du temps très proche de celui qu’il nomme « son vieux maître ». Celui-ci lui confiera d’ailleurs les clés de la maison quand il décidera, en fin 1996, de prendre enfin sa retraite.

En réalité, il lui confiera plus encore. Avant de mourir, il lui murmurera, d’une voix faible, le peu qu’il lui semble nécessaire de dévoiler, ces bribes, ces « infimes instants » d’un désastre auquel il a, bien malgré lui, survécu. Il lui demandera avant tout de rendre visite à son vieil ami Jozef, lui disant de ne pas tarder tout en laissant assez de temps à ce grand silencieux pour qu’il se délivre d’une liasse d’histoire écrite dont il est le dépositaire. Ces documents, qu’il lèguera à Moshe, sont constitués de sept lettres écrites par Adam Czerniakow, l’ingénieur et sénateur polonais que les nazis désignèrent comme chef du conseil juif du ghetto de Varsovie et qui se suicida en avalant une capsule de cyanure en 1942. À ces lettres, l’une adressée à Albert Camus et les autres à un certain A.C., habitant alors au Caire (et qui s’avèrera être Albert Cossery) s’ajoute une nouvelle, signée de son fils, Janusz Czerniakow, mort (mais cette disparition ne sera connue que bien plus tard) « les armes à la main en Kirghizie, le 18 juillet 1942 », soit cinq jours avant le suicide de son père.

« Cinquante années plus tard, Izak et Jozef restaient chargés des morts. Des victimes qui étaient leurs proches, bien sûr – tous deux ont perdu toute leur famille – mais aussi ceux qui les entouraient, et tombaient comme des mouches. Leurs souvenirs de la vie dans le ghetto sont particulièrement insoutenables. »

C’est la reconstitution de cette lente et terrible descente aux enfers, écrite avec mille précautions, de peur de trahir ces hommes discrets dont il honore la mémoire, multipliant les notes en bas de pages pour éviter tout malentendu, que Jean-Michel Lecomte a patiemment réussi à mettre à jour. Son texte est sobre, pondéré et fouillé. Rien n’est laissé au hasard. Il sait que la période durant laquelle ces personnages ont vécu ne peut supporter, historiquement, surtout si on l’aborde par le biais de la fiction, nulle imprécision, nulle incohérence, nulle interprétation sujette à caution. Il fut assez longtemps expert auprès du conseil de l’Europe pour l’enseignement de la Shoah et a une assez grande connaissance de l’époque pour bien en saisir les nuances et les méandres. On lui doit également Savoir la Shoah (CRDP de Bourgogne, 1998) et Enseigner l’holocauste au 21ième siècle (Conseil de l’Europe, 2001).

Jean-Michel Lecomte est décédé en 2010. Infimes instants du désastre restera son seul – et remarquable – roman.

Jean-Michel Lecomte : Infimes instants du désastre, éditions Cénomane

jeudi 2 février 2012

L'Envers de tous les endroits

Ce n’est pas parce que l’on sait, dit et redit que l’inévitable fin de partie traîne en embuscade et se rapproche, portant avec elle « le néant qui est l’envers de tous les endroits », qu’il faut mollir et s’empêcher de vivre. Cette évidence n’a jamais perturbé Lambert Schlechter. Elle l’accompagne depuis de longues années. Elle le conforte dans sa discrétion et l’aide à poser sa fragilité d’être en sursis sur le papier. Pour ce faire, il lui faut souvent s’en remettre à d’autres, explorer de nouveaux paysages, revenir cinq, six siècles en arrière, demander conseils à quelques sages, écouter surtout ceux qui savent percevoir Le Murmure du monde.


« Tang Yin (1470 – 1523) avait l’oreille très fine
étudiant le monde sonore
il comparait le bruit que fait la neige fondue
tombant sur les bambous
à celui que font les vers à soie
quand ils dévorent des feuilles
ou à celui des crabes qui à marée descendante
marchent sur le sable
Su Tung Po, lui, entendait la pousse du roseau
percer la surface de l’étang »

Il aime retrouver et côtoyer ces êtres secrets, surprendre « au détour d’un chemin Gilgamesh puis Qohélet puis Omar Khayyâm », les lire et réfléchir à tout ce que leurs écrits évoquent ou suggèrent. Peser à leur contact le côté à la fois éphémère et immuable de tout passage sur terre.

« aboi de chien au loin
dans la confusion des siècles
du temps ou je n’étais pas
mais dont je connais les abois
Wang Wei habite sur l’autre colline
nous partageons les mêmes nuages »

Si l’accord initié par tel texte, chant ou musique reste de mise chez Schlechter, il n’en oublie pas le désir de plénitude du corps. Si celui-ci ne vibre pas, la pensée n’aura pas l’ampleur espérée. Le plaisir physique, fringant, assumé, présent dans la dernière partie du livre, l’est aussi dans un très beau texte, La Robe de nudité (Éditions des Vanneaux, 2009) où il dit combien il lui paraît important que deux corps décident, dès que l’envie les traverse, de descendre ensemble « vers la nuit » en échangeant ce qu’ils ont en eux de chaleur, de soleil tandis « que tapie alentour l’horrible froidure ne cesse de guetter ».

 Lambert Schlechter : L’Envers de tous les endroits, éditions Phi (Villa Hadir, 51 rue Emile Mark – L. 4620 Differdange, Luxembourg).