samedi 20 juillet 2013

Un Chemin d'enfance

En mettant ses pas dans ceux de Corot, qui fut peintre des routes, de celles qui l’incitaient au plaisir de la marche et de la découverte sans idée de destination précise en tête, Marie Alloy entre également dans des paysages qu’elle connaît. Elle s’arrête et lit avec son propre regard de peintre la luminosité, l’alignement des maisons basses, le porche d’une ferme, les saules, leurs ombres et les deux personnages sans vrai visage qui composent, en une subtile harmonie de couleurs et de nuances, Une Route près d’Arras, tableau de taille modeste (45 x 35 cm) peint vers 1855-1858. Ce faisant, elle effectue un retour sur les lieux qui furent ceux de son enfance, se remémorant certains chemins couverts d’une terre tout aussi ocre et les perspectives d’un identique ciel sans fin.

« Habitant Sin-Le-Noble, toute jeune encore, je prenais le chemin que Corot avait représenté, je l’ignorais alors, pour aller dans ma famille paternelle. Il traversait les champs et longeait de petites maisons alignées. »

Elle note la discrétion qui est (et sera toujours) celle de cet homme qui cherche « la vérité en peinture » et qui n’use jamais d’artifice pour lier ce qui veille et travaille en lui à ce qui s’offre à son regard sensible.

« Nul besoin de pittoresque, l’honnêteté du regard de Corot se révèle, sa vision est claire, sa touche sait être sensation. »

Le passage dans ces lieux dont Corot s’imprégna longuement, non seulement dans Une Route près d’Arras, mais aussi dans Le Beffroi de Douai ou La Route de Sin-le-Noble ou Près d’Arras, les bûcheronnes, est pour Marie Alloy « propice au bourdonnement des souvenirs », qu’ils soient visuels ou plus secrets, plus intérieurs, reliés aux poètes qui ont arpenté ces mêmes itinéraires (d’abord Marceline Desbordes-Valmore puis le jeune Rimbaud faisant halte rue d’Esquerchin à Douai en 1870) ou ancrés dans l’intimité d’un jardin et d’une maison d’enfance bâtie non loin du bassin minier.

Corot aimait les paysages du Nord où il fit de fréquents séjours à partir de 1847. Il se rendait à Arras chez son ami Constant Dutilleux (qui fut son premier acheteur) ou à Douai chez Alfred Robaux. C’est ce que rappelle Marie Alloy, attirée par l’œuvre et par la personnalité (humble, discrète et généreuse) de celui que Claude Monet n’hésitait pas à placer au plus haut : « Il y a un seul maître, Corot. Nous ne sommes rien en comparaison, rien », disait-il. Elle note encore, outre la vie qui n’apparaît jamais figée dans ses toiles, l’importance des ciels chez ce peintre d’extérieur qui prend soin de rester légèrement en retrait mais toujours à proximité de ses personnages.

« Pour Corot, l’étude des ciels était de la plus grande importance parce que de leur traduction dépendait l’entier équilibre et esprit de la toile. »


 Marie Alloy : Un Chemin d’enfance, une lecture de Une Route près d’Arras, de Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), éditions Invenit.


vendredi 12 juillet 2013

Icaria & autres lieux

C’est dans le village de Nas, sur l’île d’Icaria, en mer Égée, que Marc Le Gros s’installe pour reprendre contact avec les routes, les criques, les pinèdes, les chemins abrupts ou les terrasses bien étagées qu’il redécouvre à chacune de ses escales. Dès qu’il quitte le navire de la ligne Egéion Samos, après avoir jeté « un regard distrait sur la vieille taverne bleue d’Aghios Kirikos », c’est pour prendre la direction d’Armenistis et rejoindre à la hâte son lieu de villégiature.

« À vrai dire Nas n’est qu’une simple crique à peine large comme la main. L’unique taverne de l’endroit, la pension Artemisi, la surplombe, ouverte en terrasse sur une profusion de géraniums et de cette variété de tournesols nains qu’on ne voit qu’ici. »

Son sens de l’observation et sa facilité à entrer dans le paysage pour s’imprégner des multiples indices et bruissements de vie qui s’y nichent font de lui un flâneur désireux d’avancer en ayant les sens en constant état d’alerte. La force de ses carnets réside ensuite dans sa façon de convoquer  les mots justes en trouvant le tempo adéquat pour embarquer le lecteur dans son périple. Il n’use pour cela d’aucun artifice. L’érudition calme (née d’une insatiable curiosité), sa capacité à puiser avec simplicité dans les potentialités d’une langue bien maîtrisée et sa propension à revivre en tel ou tel endroit des sensations identiques à celles ressenties ailleurs lui permettent de vagabonder en faisant en sorte qu’une partie de lui-même puisse, de temps à autre, larguer les amarres et se revitaliser en piochant dans de plus anciens voyages.

« Cette dernière nuit, j’ai trouvé à la taverne Delfini, un petit vin maison, aigre et frais, citronné, acide, étrangement clair aussi car souvent les breuvages qu’on débite au tonneau sont troubles comme les vins verts à peine filtrés des vieux quartiers de Porto. D’abord, j’ai pensé au portrait de Duchamp tel qu’André Breton l’a décrit, « l’esprit sec comme du vin de Sancerre », et puis j’ai pensé à Roger Judrin, laissé là-bas il y a un mois au saut du train. »

Ce qu’il note d’Icaria, page à page, chacune d’elles s’attachant, au fil des carnets, à percevoir la réalité et les particularités de l’île, va du paysage (ou plutôt des paysages, tant ceux-ci bougent et se transforment selon l’endroit d’où on en perçoit reliefs et luminosité) aux habitants des lieux en passant par les bestioles marines (poulpes, buccins) ou terrestres (le chœur très matinal des cigales) et par les saveurs gustatives locales (ouzo, fromage, beignets d’épinards, berlingots frits aux herbes et petites rascasses grillées). Il n’oublie pas plus le meltem, ce vent dynamique et un peu fou qui alimente la violence des déferlantes que le blanc si particulier de la chaux avec laquelle la lumière se sent en harmonie.

« Ici, à Icaria, tout est nuance. Au concentré cycladique s’oppose une sorte de profusion légère, volatile, comme si l’esprit du lieu avait disséminé, s’était dilué dans cette vapeur qui fait trembler un paysage qu’on a toujours l’impression d’avoir déjà vu quelque part. Car ces vignobles en terrasses, ces champs d’oliviers, ces contrepoints de collines et de couleurs on les trouve aussi bien en Toscane qu’en Catalogne, en Provence ou dans l’arrière-pays de Nice. Icaria est méditerranéenne. »

Poursuivant son escapade dans les « îles blanches », Marc Le Gros se rend également à Tinos, à Amorgos et à Patmos. Alternant poèmes et proses courtes, il y note ses émotions, se repasse quelques extraits de lectures, revoit un tableau ou une gravure et les intègre à ses découvertes du moment. Sa quête, calme, sensible et précise, le porte là où l’étonnement a, le temps d’une immersion intense, vocation à devenir seconde nature.

Marc Le Gros : Icaria et autres lieux, éditions L’escampette.


mercredi 3 juillet 2013

Allen Ginsberg

Quand débute son journal, le 12 mars 1952, Allen Ginsberg a 26 ans. Il n’a encore rien publié. Il passe beaucoup de temps dans les rues et les bars de New York où il vit dans un petit appartement mansardé, entre la huitième et la neuvième Avenue. Il fait de nombreuses rencontres, notamment celle de William Carlos Williams avec qui il entretient une correspondance depuis plusieurs années et dont il devient de plus en plus proche. Il croise également Dylan Thomas, assiste à une lecture de T.S. Elliot et voit régulièrement ceux qui vont devenir, à ses côtés, les principaux acteurs de la Beat Generation : Jack Kerouac, William Burroughs et Gregory Corso mais aussi Neal Cassady, Herbert Huncke, Lucien Carr, Peter Orlovsky, Michaël Mac Clure et Carl Solomon. Ginsberg est celui qui, les côtoyant tous, fait en sorte que des liens se tissent et perdurent entre tous ces inconnus qui vivent en marge des milieux littéraires établis.

« Seule m’intéresse l’écriture dans sa forme la plus intense où se déverse tout le courant de ma vie en une profusion d’images, détails de la surface et du pointillé et muscle sensuel de pensée fleuve de l’âme. »

Il note dans son journal tout ce qui le touche, l’émeut ou le révolte. Il le tient durant dix ans, s’attachant à couvrir les événements d’une décennie qui sera pour lui, et pour ses proches, décisive. Il voyage beaucoup (au Mexique, en Méditerranée, en Afrique de l’Est, en Europe – avec plusieurs séjours à Paris, au Beat Hôtel, rue Gît-le-cœur – et d’un bout à l’autre des États-Unis). Il expérimente de nombreuses drogues, vit intensément son homosexualité, travaille sans relâche sur les trois livres qu’il a en chantier (Howl, Kaddish et Reality Sandwiches). Il retranscrit ses rêves, recopie des fragments de poèmes et donne sa première lecture publique dans un café du Village (au Gaslight dans MacDougal Street).

« Lu mes poèmes au Gaslight, nuit pluvieuse, 3 h du mat. Je marche dans l’Avenue D et la 2ième rue Est dans la brume bleue de la pluie, réverbères aveuglants hurlant leur phosphorescence mécanique le long des rues, ciel humide d’un rouge violent, je marche dans le Rêve. »
Parallèlement, Ginsberg, très disponible, reste proche de sa famille, dialoguant avec son père Louis (qui est également poète) tout en assistant à la folie paranoïaque qui détruit sa mère Naomi (pour qui il écrira Kaddish). Partout où il se trouve, jusque dans les lieux les plus sordides, il cherche l’éclair, la lueur d’espoir qui va l’aider à sortir un instant de ce monde qu’il sent vaciller et se fissurer.

« Oui je veux des émeutes dans les rues ! De grandes orgies pleines de marijuana pour foutre la trouille aux flics !
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »

Howl, son long poème en prose, est publié par Lawrence Ferlinghetti chez City Lights Books en 1956. Qualifié d’obscène, il est d’abord interdit (et l’éditeur arrêté et inculpé) avant d’être autorisé à la vente un an plus tard. Il va devenir l’un des textes majeurs de la Beat Generation, bientôt rejoint par Sur la route de Kerouac (1957), puis par Gasoline de Gregory Corso (1958) et enfin par Le Festin nu de Burroughs (1959).

« Ma poésie a été attaquée par un tas de casse-pieds ignorants et épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l’ennui avec ces salauds c’est qu’ils ne reconnaîtraient pas la poésie même si elle se dressait et leur flanquait un coup de pied au cul en plein jour. »

Ginsberg se bat pour faire connaître ses propres textes mais aussi pour promouvoir ceux des autres. Il se déplace, résiste en étant présent au monde, intervient publiquement, ne lâche jamais rien quant à ses convictions. Son Journal, où se mêlent ébauches, croquis, intuitions, rencontres, désirs, nuits chaudes, bribes de conversations, liste des livres lus, en est l’exemple même. On le voit constamment entouré, dans la réalité ou en rêve, cherchant le contact, la complicité, l’échange ou la contradiction. Il est très actif, en permanence sur la brèche, charismatique, généreux, poète passeur à toute heure.

« Ô Artiste Merdeux du Réel,
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »

Habitué très tôt à aller au charbon pour s’affirmer et se défendre, anxieux dès l’enfance en se sachant homosexuel mais n’osant pas l’avouer, ayant erré, volé, connu la dèche après son renvoi de l’université Colombia, ayant de plus passé huit mois en hôpital psychiatrique en 1949, il n’a cessé d’appliquer ces principes de lutte (non violente), devenus nécessaires à sa survie. William Carlos Williams, préfaçant Howl, le présente ainsi :

« De toute évidence, il a littéralement traversé l’enfer. Sur son chemin, il a rencontré un homme appelé Carl Solomon, avec lequel il a partagé, à travers les épreuves et les excréments de cette vie, quelque chose qui ne peut être décrit qu’avec les mots utilisés par lui pour le décrire. C’est un hurlement de défaite. Mais ce n’est pas du tout une défaite, car il l’a vécue comme une expérience ordinaire. »

Le rôle de catalyseur qui fut le sien, et qui s’est enclenché dès la publication de Howl, ne s’est jamais démenti. Il a beaucoup œuvré pour l’internationalisation d’un mouvement littéraire et artistique qui entendait rompre avec toute idée de société conservatrice, en osant bousculer la langue, en inventant sans contrainte et en se donnant plus d’air, de liberté et de spontanéité. Toute sa vie, Ginsberg (qui est mort en 1997) sera resté fidèle à l’esprit de la Beat Generation, plaçant la poésie au centre de sa création, y compris à travers ses happenings, ses concerts, ses carnets, ses lettres et ses journaux.


Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».

L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.





dimanche 23 juin 2013

Histoires secrètes

L’enfant qu’il fut – à l’orée des années cinquante – n’a pas été long à prendre la mesure de son environnement immédiat et à comprendre à qui, et à quoi, il allait devoir faire face. Quelques regards bien appuyés lui suffirent pour apercevoir tout autour les adultes à l’œuvre. Ici des donneurs d’ordres et de leçons, là d’intrigants optimistes capables d’inoculer le virus du cafard pour l’éternité à quiconque croiserait malencontreusement leur route (et leur rire), ailleurs les relégués, les taiseux, les plus vieux qui, ne pouvant suivre la cadence, se trouvaient contraints d’achever leur chaotique aventure en se cachant au fond de quelques pièces ou débarras très sombres. Voilà le désespérant tableau qui s’offrit de prime abord à celui qui, se frottant les yeux puis le cœur au gant de crin, en vint à admettre que la vie en ces contrées mornes et malsaines ne serait possible qu’à condition de trouver et d’affûter ses armes, en l’occurrence les mots, qui étaient là, disponibles, Rimbaud lu et relu l’y incitant, à sa portée, prêts à l’aider à dresser quelques constats puis à ouvrir des brèches.

« Je vis bien ainsi, debout, et parlant aux absents du bout de mes doigts tachés d’encre. De plus en plus faisant confiance à la poussière pour fixer les phrases que j’adresse aux choses. »

Être lucide et désenchanté, l’écrire, détecter les raisons précises de cet état de fait, en revenant aux sources (à cet « os très dur à passer » qu’est l’enfance) en vue de se mouvoir malgré tout dans ce monde, n’empêche pas, les textes brefs de Pierre Autin-Grenier en attestent, de trouver en soi assez d’énergie (celle du désespoir) et de souffle (celui de la révolte) pour les transmettre aux autres. Il dit ce qu’il doit à « la nuit fraternelle » qui referme chaque soir la page d’un jour terne, ce qu’il apprend des nombreux animaux qui traversent son livre, ce que chaque instant vécu intensément et non dans l’attente du suivant lui dicte de sagesse, ce que les absents qui reviennent le visiter à l’improviste lui offrent de simplicité ancestrale et de respect envers les choses, les murs, les meubles, les arbres. C’est en faisant provision de tous ces présents nichés au plus profond des mémoires qu’il fourbit ses armes et réussit à s’immiscer dans les Histoires secrètes de ceux qui, comme lui, avancent et résistent, tête rentrée dans les épaules, sans jamais abdiquer.

« M’animent encore un peu dans cet amour des choses et maléfices des mots le pessimisme des tendres, l’éternelle mémoire des amis morts et le malheur des petits mômes otages de la tristesse des banlieues. »

Ce livre, publié à l’origine en 1982, forme avec Jours anciens (L’Arbre, 1980), Les Radis bleus (Le Dé Bleu, 1991, réédité en Folio) et Chroniques des faits (L’Arbre, 1992) le socle de l’œuvre de Pierre Autin-Grenier. La forme courte, le pessimisme ardent, le quotidien désacralisé et la langue saccadée, mordante et maîtrisée que l’on y retrouve préfigurent les livres à venir, notamment Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’Éternité est inutile (L’arpenteur). Tout est déjà en mouvement dans cet ensemble que l’éditeur présente, à juste titre, comme un « petit traité du désespoir ». Très convainquant. Réconfortant et requinquant.


 Pierre Autin-Grenier : Histoires secrètes, éditions La Dragonne.


jeudi 13 juin 2013

Le Chant des mers

« Assis dans la nuit décharnée / Le cri de la mer dans les oreilles / Et un sale goût d'amertume en bouche / La tête figée coincée dans l'ombre / Opaque des pensées bringuebalantes / Le cœur aussi glacé qu'un iceberg. »

Alain Jégou, Une meurtrière dans l'éternité, éditions Gros textes, 2012.


C'est après avoir lu Passe Ouest (éditions Apogée, 2007), livre dans lequel Alain Jégou a retracé, à coups de séquences vives et houleuses, ce que fut son quotidien de marin-pêcheur durant près de trente ans, que le réalisateur Christophe Rey a décidé de consacrer un film à celui qui venait de l'embarquer ainsi, sans préambule, à bord de l'Ikaria, chalutier de neuf mètres cinquante immatriculé à Lorient et habitué à creuser sa route chaque jour, bien avant l'aube, dans la nuit noire, quelque part au large de l'île de Groix et du phare de Pen Men. Ce qu'il transmet à travers ce film, c'est l'itinéraire très particulier d'un homme qui a réussi à bâtir, parallèlement à ce métier rude, une œuvre poétique inclassable où l'océan (sa force, sa hargne, ses sautes d'humeur) s'avère toujours très présent. 

Touchant au plus près l'univers d'Alain Jégou et remontant aux sources mêmes de son écriture en ricochant, entre le jazz, la mer, les ports, les docks en perpétuel mouvement, de Tristan Corbière à Jack Kerouac et d'Antonin Artaud à Claude Pélieu, Le Chant des mers navigue sur une ligne d'horizon fougueuse et haletante, dans le sillage immédiat d'un poète qui n'avait de cesse de frotter son corps et son imaginaire à une réalité qu'il savait traverser, fustiger et dépasser avec rage et efficacité.

Le Chant des mers, réalisé par Christophe Rey, Candela Productions.

Né en 1948 à Larmor Plage, Alain Jégou est décédé le 6 mai 2013. Le magazine Littoral (sur France 3 Ouest) lui rendra hommage le samedi 22 juin en rediffusant Le Chant des mers.

vendredi 7 juin 2013

Florent Chopin, nomade parmi les nomades

"Nous revenons, sur les talus, sur les restes d'un océan cubique,
Zanzibar au bout des lèvres.
Les lions pourrissent dans l'avoine.
La nuit se fait au bord des routes."

Florent Chopin, Bleu Bohémienne, éditions Wigwam, 1998.


Son antre, l'ancien garage, L'atelier de brousse, situé rue Garibaldi à Saint-Ouen me trotte dans la tête depuis longtemps. J'essaie ce soir de le restituer à ma façon. Je bois un café serré. J'arrose mon fond de tasse d'un liquide à l'arrière-goût marin, liqueur iodée et dorée au soleil. J'y ajoute ce que je veux. Et j'y vois ce que bon me semble. Un décor. Une maison. Trois étages. Au-dessus, une terrasse (séparée en deux par un rideau de perles) avec à l'entrée  un beau Pierrot Gourmand déniché dans une brocante. Sur la table, des assiettes peintes par un italien de Montmartre. Au mur, les livres de Jean-Pierre Duprey. Et de nombreux autres ouvrages (une étagère entière) publiés par François Di Dio au Soleil Noir. Deux toiles de Micheline Catty, œuvrant dans l'ombre longue, apaisante de Gherasim Luca ... 

C'est dans ce décor que Florent Chopin apparaît. Il sourit. Soulève sa casquette. Invite à se familiariser avec les lieux. On ne sait d'où il débarque. De mer d'Iroise ou du Japon. Ou peut-être faisait-il, ces derniers jours, escale dans les vignes du Périgord afin de piétiner des raisins noirs pour offrir du jus frais à la terre et en remplir un ou deux pots pour le mélanger à ses couleurs. On a envie de le croire là-bas tout en sachant qu'il navigue déjà ailleurs. Au Portugal en quête de paresse ou sur une autre piste (à dos de chameau dans le désert ? Ou dans des ruelles à Zanzibar ?) occupé à joindre les deux extrémités d'un arc-en-ciel au fond d'une flaque.

On n'ose trop parler. On sait qu'il est tout entier dans la minutie des voyages. Il y a des morceaux d'océan sur l'établi. Une cheminée rouge et noire, un navire, un quai balayé par l'écume, une bouée orange, un halo de lune, un fort ressac, du monde à bord. Il reste apparemment calme au milieu de l'agitation qui précède les grands départs...  En fait, il y a déjà un bon bout de temps qu'il est parti. Embarqué pour un périple au long cours où le volume, l'espace, les couleurs, les déchirures et les émotions varient selon le plaisir que prend le marin à fabriquer lui-même les paysages qu'il lui faudra traverser. Belle lurette qu'il est en route, agent des liaisons intimes entre le « peut-être » et le probable, entre la fiction et le rêve, entre les engouements de l'absence et les velléités de sa présence au monde. Pour le suivre, il faut s'engager dans un beau dédale, un enchevêtrement de virages à négocier au cordeau en multipliant les changements de stations et de véhicules de façon à dessiner ce périmètre de liberté qui nous permettra d'avoir la tête au Nord, les pieds au Sud et le cœur en Équateur.

En tournant autour de cette terre ronde et bleue qui est logée dans l’œil du peintre et qui vient toucher les pupilles scintillantes de celui ou de celle qui regarde, qui lit, tout devient possible. Lui et moi, toi et lui, bref, nous et nous pouvons alors longer les quais de la gare de l'Est ou du Nord dès les premières lueurs de l'aube. On est à peu près sûr de le repérer au milieu des voyageurs, et d'établir le dialogue entre le R.E.R et l'Orient-Express ou, si l'on préfère, entre l'homme de la taïga et le bohémien des banlieues occidentales.

Florent Chopin : Boîtes à retardement, exposition du 6 juin au 7 juillet, Galerie Amarrage, 88 rue des Rosiers, 93400 Saint-Ouen.

samedi 1 juin 2013

Paris 1926

Fils de pasteur, né dans le nord-est de la Suisse, Ludwig Hohl débarque à Paris peu après ses vingt ans. Il vient de rompre avec sa famille et trouve refuge dans un meublé en compagnie de son amie Gertrud Lieder. Résolument rivé à l’écriture et désireux de ne rien laisser passer de ce qu’il voit, entrevoit, perçoit et ressent, il s’est mis en tête d’arpenter la ville la nuit en privilégiant les quartiers les plus animés. Les Halles, Montmartre, Pigalle, la proximité des gares et plus précisément Montparnasse, où il a son quartier général à La Rotonde, restent ses lieux de prédilection. Cela ne l’empêche pas d’aller, à l’improviste, et de jour, visiter tel ou tel arrondissement pour découvrir ce que ses yeux de noctambule n’auraient pas pu discerner. Après chaque virée, il s’attèle au travail, inlassablement, et des heures durant, pour noter et décrire avec précision ce qu’il vient de vivre. C’est ce journal, tenu sur moins d’une année, très vivant et narratif, constitué de scènes étonnantes et ponctué de rencontres qui le sont tout autant, qui est ici publié.

Il excelle dans l’art de ciseler des portraits brefs en reconstituant des scènes de rues ou des discussions tenues au café ou sur le trottoir. Il est accompagné de quelques congénères aussi fauchés que lui et soucieux, eux aussi, de confronter leur création (ce sont des peintres, sculpteurs, poètes) à la réalité sociale et urbaine de ces secteurs souvent mal famés où ils déambulent en s’étonnant de tout. Ils apprécient les attroupements, qui sont signes de bagarres ou d’accidents et les haltes dans les bistrots où ils boivent plusieurs bouteilles tout en auscultant le décor ambiant.

« Acheté cette nuit, comme très souvent, des frites et des saucisses grillées aux Halles, à un cuisinier planté à un carrefour, qui ressemble de loin à un vendeur de marrons avec son réchaud. Mais quand on s’en approche, on remarque que son installation est plus confortable : du graillon chauffe dans la marmite, et sur une table sont disposés saucisses, boudin cru et lard et surtout des pommes de terre. Elles sont déjà pelées, même si elles semblent plus tachetées que blanches, et il ne reste à l’homme qu’à les découper à la va-vite en morceaux de cette forme bien connue, longue et rectangulaire. »

Hohl aime poser avec lenteur et patience chacun des tableaux de ce théâtre ininterrompu qu’il décrit. Cela va du paysage, de la lumière, de l’architecture à la gestuelle des êtres portraiturés en situation en passant par ce qui traverse le décor : ce peut être une averse, ou la chute d’un ivrogne, ou le passage d’une prostituée et de son petit chien, ou une altercation entre un chauffeur de taxi et l’un de ses clients qui s’accroche à la chaleur du véhicule, vautré sur le siège arrière. Rien ne manque et les péripéties se succèdent sans relâche.

« Je me suis promené seul avec Blohm aux Halles, vers dix heures du matin, et voulais lui montrer l’endroit de la boucherie où l’on peut voir les têtes de veau se faire échauder et racler. »

Suit une description en règle de ce qui se produit en ces lieux où « une douzaine de silhouettes à moitié dénudées, des garçons de boucherie mal dégrossis, s’affairaient autour d’énormes chaudrons. »

L’humour est de temps à autre convoqué. Idem pour le sarcasme et l’ironie. À petites doses, au fil des périples et des multiples contrariétés ressenties par l’écrivain. Il arrive à ce marcheur de ne plus supporter la compagnie de ses condisciples et de se rêver ailleurs, en solitude, en train d’escalader la montagne, son autre passion, celle qu’il réussira, plus tard, à faire entrer dans Ascension, son grand livre.

Paris 1926 permet de sillonner un Paris méconnu et oublié. La bohème de Hohl a peu à voir avec celle de Hemingway, de Cendrars, de Picasso et de tant d’autres qui fréquentaient pourtant, à la même époque, les mêmes endroits. Pas un n’intervient dans le journal de l’écrivain suisse. Sans doute parce qu’il ne les connaissait pas. Et probablement parce que son monde, et ses préoccupations, étaient autres. Ses compagnons sont de jeunes inconnus en quête d’une reconnaissance qui ne viendra jamais, hormis, tardivement, pour Hohl qui poursuivra son existence, de 1937 à sa mort en 1980, en travailleur de l’ombre, logeant dans une cave à Genève.

 Ludwig Hohl : Paris 1926, traduit de l’allemand par Yann Bernal, éditions Attila.



vendredi 24 mai 2013

Affaires d'écriture

James Sacré a toujours plusieurs séries de poèmes en cours. Il poursuit cette œuvre déjà conséquente qu’on lui connaît en faisant de fréquents et nécessaires retours en arrière. Relire de temps à autre quelques uns de ses livres l’amène à déceler çà et là un chemin, une lumière ou une émotion (mais ça peut être aussi un fruit, un objet, un outil, une fontaine) qui furent à l’époque à peine effleurés et sur lesquels il désire s’appuyer pour poursuivre la route en essayant de mieux saisir ce qui va s’y trouver.

« En fait je ne suis jamais passé à autre chose : je ne fais toujours que reprendre mon geste : écrire un livre de poèmes. »

Ce chantier perpétuellement ouvert a des bases solides. Quiconque le lit depuis plusieurs années le sait et ces Affaires d’écritures, où sont réunis quelques uns de ses ouvrages, nous le démontrent à nouveau en offrant, de façon non chronologique, des ensembles publiés entre 1968 et 2003. On y retrouve ce constant va-et-vient qui, d’un livre l’autre, permet à la mémoire de se réactiver en se frottant au présent. Un mot, un regard, un lieu-dit ou tout autre indice imprévu (une faneuse rouillée, un lavoir désaffecté, une charpente qui craque, deux corbeaux – lui dit « grolles » – posés en haut d’un orme) suffisent pour que s’enclenche en lui le mouvement qui va amorcer la pompe, le cœur, le « geste » d’écriture.

« Tout ça déjà décrit, d’autres poèmes, déjà dans le temps : bouts de plaines anonymes, des endroits sans force de symbole, sans apparent désir d’être des rêves dans la mémoire humaine...

silences d’herbe dure, rangés sur les planches de nos souvenirs comme des pains rassis et des couennes poivrées de vieux jambons... »

L’ancrage dans le paysage, tout particulièrement dans celui, tout en méandres et en contrastes, qui fut celui de son enfance à la ferme en Vendée, est très présent. James Sacré reste attentif et curieux. Il ne se laisse jamais aller à ce qui touche au vaste panorama. Ce qu’il cherche, c’est l’approche familière qui va l’aider à dire non seulement un morceau du paysage (pâtis, haies, pièce de luzerne ou buisson d’aubépine) mais aussi des instants de la vie quotidienne de ceux qui travaillent ce territoire si particulier en étant, d’une certaine manière, et en retour, eux aussi, dans leur corps et jusque dans leur langue, leurs gestes, également travaillés par lui.

« Évidemment d’écrire un paysage ça n’en dit pas grand chose mais ça fait que voilà un poème pour parler même si c’est pas précis ses mots la tournure de ses phrases l’ensemble c’est bien comme une espèce de gros buisson. »

Sa façon de tâtonner avant d’attraper la couleur juste (c’est souvent le rouge qui chez lui domine), ou le nom de l’arbre, ou de l’oiseau, ou de l’outil dont il parle, posséder ce vocabulaire, ce lexique approprié et l’associer à la tournure et à l’emboîtement des mots et des verbes qui lui semblent les plus pertinents, sans oublier la possible rime ou la césure qui s’invite à l’improviste, donne à sa voix cette singularité à laquelle viennent s’ajouter certaines particularités, venues du patois vendéen.

« Est-ce qu’on a tellement l’air paysan
Si on ressemble à du patois ?
À cause d’une façon d’attraper les mots
Qui fait bouger la tête comme ça
Plutôt qu’autrement, sans doute...
Pour le reste ça veut dire quoi parler comme un paysan ? »

Les poèmes réunis courent sur plus de trois décennies. Ils attestent de la grande continuité d’une œuvre en mouvement. Leur forme bouge. James Sacré passe aisément de la prose au vers, y compris dans l’espace d’une même page. Pour lui, ces textes sont des « ancrits ». Ce mot, qui avait donné son titre au bel ensemble qu’avait édité en 1983 Thierry Bouchard (ensemble ici repris), n’a pas été choisi par hasard. On le trouve dès 1876 dans le Glossaire du patois poitevin établi par l’abbé Lalanne qui en donne une définition très simple : un ancrit est un écrit imprimé.

« Un ancrit comme le dit la définition du mot, n’est pas forcément un poème. J’aime que cela me permette d’écrire sans m’inquiéter de savoir si j’écris un poème ou pas. J’écris. Ou quelque chose s’écrit (comme on dit maintenant depuis, disons Rimbaud) ».

James Sacré évoque, avant ou après quelques unes de ces suites rééditées, ce qui, à l’époque, avait suscité leur écriture et s’arrête sur ce qui, aujourd’hui, l’amène à les rassembler, en y posant un regard bienveillant et en parvenant à créer une belle unité, dans un même et nouveau livre. On y avance lentement, c’est un réel bonheur de lecture, un long cheminement, passant des sous-bois à l’aire libre en multipliant les zigzags et les rencontres, guidé par cette voix qui interroge et qui s’immisce dans les interstices du paysage, de la mémoire et de la langue sans jamais perdre (bien au contraire) de sa précision, de sa simplicité et de sa force.


 James Sacré : Affaires d’écriture, collection Reprises, Tarabuste éditeur.

vendredi 17 mai 2013

Michel Merlen, rue de l'Ouest

"Mers poivrées de bleu / corps qui partent pour le soleil / sables qui dorment debout / tandis que le poète des villes / craque de solitude l'été dans les reins / et s'enfonce comme une taupe / dans le langage."

Michel Merlen, "Art de la mémoire", poème dédié à Yves Martin, Borderline, page 11, éditions Standard, 1991.

Je revois notre première rencontre. C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, dans le quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres derrière la gare Montparnasse. Le vent colle au bitume. L'endroit, vu du dehors, ne paie pas de mine. A l'intérieur, c'est tout à fait différent. Il y a le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie le poète. Sa simplicité presque transparente. Sa façon de saisir des morceaux de scènes quotidiennes et souvent urbaines en un clin d’œil et d'y projeter son mal être, son envie de bonheur et des parcelles d'un passé douloureux où certaines blessures secrètes (qui ont à voir avec la guerre d'Algérie) ne transparaissent qu'en pointillés. D'emblée, je lui parle de Foldaan qui n'est encore qu'un projet de revue, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il parle en douceur, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie » et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979, en me disant qu'il est d'accord pour m'aider, me guider, me donner un coup de main pour concevoir le dossier consacré aux plasticiens que je souhaite intégrer dans chaque numéro de la revue.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

(Les rues de la mer, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Quand il s'éclipse, personne ne sait où il va. Le sablier bleu du hasard colore ses dérives. Cette nuit-là, tandis qu'il s'en allait errer dans les rues, je savais que, mine de rien, et il y était pour beaucoup, Foldaan venait de se mettre doucement sur les rails. Ensuite, tout est allé très vite. Le coup de main de Michel Merlen ne tarda pas à dépasser mes espérances. Livraison après livraison, il se mit à concocter des dossiers fouillés, extrêmement riches et denses, me permettant de publier certains peintres et sculpteurs (Ogier, Giai-Miniet, Ipoustéguy, Rancillac, Schlosser) dont je n'aurais, auparavant, même pas osé espérer la présence au sommaire. Merlen, lui, allait les voir, les interroger, visiter leur atelier, percevoir la réalité de leur travail, comprendre leurs gestes, leurs secrets, leurs parcours, leurs désirs. Il caressait l'envers du décor avec tact. Son approche s'avérait minutieuse et sensuelle. A l'image de son écriture : vivante, souple, aérée. Tous ces dossiers – rencontres, portraits, entretiens, poèmes et photos – mis bout à bout avoisinent la centaine de pages. C'est une belle liasse. Un livre, en fait, construit entre 1980 et 1987, le temps d'une revue.

Après, nous nous sommes un peu perdus de vue. Avant de nous retrouver il y a quelques années pour nous perdre à nouveau, me laissant ce regret de ne pas avoir pu faire durer plus longtemps les éditions Wigwam pour y publier quelques uns de ses poèmes. Ce projet est le seul que nous n'avons pas réussi à réaliser. Merlen parfois s'échappe, se confie à la nuit, au silence, à la peur. Il s'enroule de brume. Et devient invisible. Je pense à lui assez souvent. A ses escapades, à ses silences, à sa générosité, à ses poèmes aussi, tendus entre le bleu du ciel et le fil du rasoir. J'espère qu'il va bien.

Né à Hyères en 1940, Michel Merlen a publié, outre les trois recueils cités, La Peau des étoiles (Saint-Germain-des-Près, 1974), Quittance du vivre (Possibles, 1979), Poèmes arrachés (Le Pavé, 1982), Abattoir du silence (Saint-Germain-des-Prés, 1982), Made in Tunisia (Polder, 1983), Le Désir dans la poche revolver (Le Pavé, 1985), Terrorismes (Polder, 1985), Généalogie du hasard (Le Dé Bleu, 1986). Il a publié, l'an passé, avec Catherine Mafaraud-Leray, La mort c'est nous (éditions Gros Textes).

mardi 7 mai 2013

Une meurtrière dans l'éternité

« Je me sens à la fois mal à l'aise, les membres engourdis par le froid, l'esprit las de cette attention à la veille, la gorge qu'obstrue cette fumée froide qui semble sortir de l'eau, et bien d'être celui qui mène sa barcasse au bon cap, évitant tous les écueils de route. »

Alain Jégou, Comme du vivant d'écume, éditions La Digitale, 1995


La mer étale, effleurée par une brise à peine perceptible, venue du Sud ou de nulle part, est rarement présente dans la poésie d’Alain Jégou. Chez lui, ce sont d’abord les coups de tabac, les rafales cinglantes, la navigation en haute mer entre des paquets d’écume formés dans les entrailles de l’océan et revivifiés par des rugissants débarqués d’Ouest ou du Nord-Ouest qui, s’invitant à bord, l’obligent à mener son texte d’une main ferme. Cette manière d’avancer en creusant sa route entre les rouleaux compresseurs de l’Atlantique est étroitement liée à son activité de marin-pêcheur.

« l’étrave monte au ciel
puis redescend sur mer
selon le bon vouloir
de la houle guerrière
celle qui enfle déboule
pour distribuer ses beignes
et coup de butoir barbares

la folie est dans l’air
long lent dérèglement
de l’esprit et des sens
affectés par l’intox
des éléments pervers »

Sa relation quotidienne à la mer est tout à la fois rude et sensuelle. Lui, qui a navigué pendant près de trente ans à bord d’un chalutier sur l’un des lieux de travail les plus dangereux au monde, lie son activité à une nécessité vitale doublée d’une attirance quasi physique. Cela l’amène à aller affronter ou séduire celle qu’il sait rebelle, revêche, intrigante et indomptable en acceptant des règles tacites. Le danger est permanent. La moindre défaillance peut être fatale. Mais vivre ainsi, sur le fil du rasoir, est plus tonique et excitant que le train-train et la monotonie sociale avec lesquels il a depuis longtemps décidé de rompre.

« À chaque partance sa part d’insouciance
comme une évidence pour s’extraire
sans flottements ni remords
se libérer de la routine et du confort
se débarrasser du fard et de l’apparence
pour s’accomplir en toute nudité »

En empruntant son titre à une phrase de Kerouac (« nous découperons une meurtrière dans l’éternité »), Alain Jégou, par son rythme, ce ressac permanent, le flux agité de ses vers très courts, très nerveux, exprime clairement ce qui, dans sa façon d’être et d’écrire, le rattache à la beat generation.

« Bob kaufman savait çà
Et Claude Pélieu, et Mary Beach
Et Jack Kerouac aussi bien sûr
Tous connaissaient l’effet
De l’uppercut dans le buffet »

Dans Boucaille, la deuxième partie du recueil, c’est un autre combat que révèle l’auteur, celui qu’il livre contre la maladie et dans lequel il s’engage tout autant, avec hargne, colère et pugnacité. Il le mène en restant attentif aux soubresauts du monde, « assis dans la nuit décharnée » ou « porté par quelque songe étrange », retrouvant, intactes dans sa mémoire, des zones de pêches capables de l’aider à larguer les amarres en un clin d’œil. Il évoque l’inconnue sans visage qui rôde en lui en causant douleur et désarroi. Il note effets premiers et secondaires des remèdes à doubles tranchants en une suite de poèmes saccadés, grinçants et mordants, tous écrits par temps de grands vents intérieurs, sans jamais lâcher prise.

« Quelque part dans l’infléchi de sa vie salement meurtrie
Quelqu’un décolle décarre s’abstrait déguerpit
Réagit contre vents et rebondit en dedans
Un poète un hobo un voleur d’escarbilles
Jouant la fille de l’air sur un sursaut d’esprit ».

Alain Jégou, Une meurtrière dans l’éternité suivi de Boucaille (couverture de Georges Le Bayon, postface de Ghislain Ripault), éditions Gros textes.

Alain Jégou est mort hier.
Né en 1948 à Larmor Plage, il a publié une quarantaine de livres dont certains à tirage limité en compagnie de peintres qui lui furent proches. Une meurtrière dans l'éternité, sorti en 2012, reste pour l'instant son dernier ouvrage publié.

Un hommage lui est rendu ici-même.

En logo : photo de Robert Le Gall.


mardi 30 avril 2013

Monologue

Dans 69 vies de mon père, Ludovic Degroote, donnant la parole à celui à qui il dédiait son récit, évoquait déjà la disparition de sa sœur Godeleine et l’entrée soudaine et inadmissible de la mort au domicile familial. Cette fois, c’est son livre à elle qu’il conçoit en le faisant débuter par un monologue implacable, venu du fond de son enfance (il avait alors sept ans), et délivré par celle qui ne l’a plus jamais quitté.

« je m’appelle godeleine degroote, je suis morte dans un accident d’auto non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six

aussitôt j’ai su que je ne serais pas seule à mourir, que je ne pouvais me détruire sans les autres, non par choix mais par amour

si on meurt à dix-huit ans on meurt par la famille »

Et c’est effectivement quatre membres de la famille, elle, la morte, puis le père, et la mère, et enfin l’auteur, celui qui collecte les voix, les douleurs et le ressenti de tous, qui vont ici se relayer, chacun en un long monologue personnel, tendu, sans effusion, presque clinique parfois, pour retracer ce que fut ce huit août tragique (retour d’un après-midi de shopping londonien) et l’après fracassé qui dure toujours.

« même lorsqu’elle est matérialisée par ta parole, je vis toujours à l’étroit dans ma disparition »

C’est de la place occupée par la disparue dans la vie de ses proches, et de la façon qu’ils ont de donner corps à sa mémoire, qu’il est ici question. Pour ce faire, Ludovic Degroote laisse en premier lieu s’exprimer celle qui se sent tout à la fois désolée et coupable d’avoir ainsi abandonné les siens en ouvrant en eux un vide avec lequel ils devront composer tout au long de leur existence.

« ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j’aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j’ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide »

C’est en voyant vivre son père, abattu, ne se remettant pas, (« moi le père ma parole a été confisquée à l’instant où j’ai su ce qu’il était advenu de ma fille ») puis en interrogeant sa mère (« il est difficile de ne pas revenir à cette histoire de ventre qui fait ma nature ») pour connaître plus précisément ce qu’il n’avait pu saisir à l’époque, qu’il réussit à reconstituer une trame qui, s’adossant à des faits avérés ou supposés, se nourrit de la vie intérieure de chacun d’entre eux.

« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »

Il lui faut retrouver le timbre, la fragilité, le doute, les mots pesés, le sens profond ou caché, la légèreté ou la gravité de ces voix qui passent en lui. Les assembler lui permet de rendre toute sa présence à l’absente. C’est la grande force de Monologue. Semblable à celle qui circulait dans Pensées des morts (Tarabuste, 2003). Et qui s’affirme totalement ici. Fragmentée, incarnée, ciselée par l’épreuve du temps.

« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent »

 Ludovic Degroote, Monologue, éditions Champ Vallon.

lundi 22 avril 2013

Petite Ourse de la Pauvreté

L’infime part de voûte céleste que Lucien Suel a peu à peu constitué – cela lui a demandé vingt ans – scintille par intermittences, certaines nuits, quand le ciel consent à s’ouvrir, au-dessus des terrils abandonnés, des jungles ratissées, des usines désossées, des cimetières militaires et des hameaux en survie. Ce qui lui parle, c’est le monde des humbles, celui de ceux qui ont trimé, souffert et marqué de leur empreinte un territoire (celui du Pas de Calais) où ils ont vécu. Leur esprit d’ouverture leur a, par ailleurs, toujours permis de ne jamais être pris en défaut de repli sur soi. Ils se sont frottés, via la matière, la création, une illumination, un appel intérieur, et parfois la guerre, aux autres.

Aux six personnages auxquels l’auteur rend hommage (Georges Bernanos et son héroïne Mouchette, Fleury Verbrugghe, son grand-père, Benoït-Joseph Labre, le patron des inadaptés sociaux et les deux peintres, figures majeures de l’art brut, Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin) s’en ajoute un septième, natif de Berck, le poète et éditeur Ivar ch’Vavar, vivant en proche Picardie et initiateur de ce projet.

« Inventeur de la Picardie tu lèches / la poésie-trognotte tu lèches tous / les poèmes riz-la-+ le maldoror nu / au torse amaigri »

Les sept hommages écrits en vers justifiés qui composent Petite Ourse de la Pauvreté permettent de suivre les itinéraires plus ou moins rugueux de gens épris de liberté. Soucieux de ne pas s’en laisser conter, tous, y compris Mouchette, par Bernanos interposé (à qui Suel offre un tombeau qui s’ouvre tel « un grand trou noir dans le ciel bleu »), traversent le temps qui leur est imparti en restant fidèles à ce que leur intuition et leur intégrité intérieure leur demandaient de réaliser. Pour Benoît-Joseph Labre (1748-1783), futur canonisé, ce fut la pauvreté absolue, la route avant l’heure, la traversée des montagnes et une vie au jour le jour qui vit, ironie du sort, le jeune vacher d’Amettes venir mourir dans la boucherie de Zucarelli à Rome.

Pour d’autres, tel Fleury-Joseph Crépin (1875-1948), « plombier zingueur quincaillier compositeur de musique rebouteux puisatier sourcier et finalement peintre pour la paix », le parcours fut tout aussi rude mais tenu à l’écart des affres du délabrement grâce à une force physique et mentale bien entretenue. Il en fut de même pour l’autre peintre du livre, Augustin Lesage (1876-1954), lui aussi guérisseur à ses heures, qui connut de nombreux coups durs et qui finit par écouter la voix qui vint, du fond de la mine, (où il travaillait) lui prédire qu’un jour il se consacrerait (ce qu’il fit) totalement à la peinture.

« À droite, je martèle le temps. À gauche, le palindrome des oiseaux de proie me regarde à travers les pattes du faucon. SERRES. SERRES. »

Lucien Suel est ici chez lui. Il dit ce qu’il doit à ces êtres à l’énergie communicative. Il revient aussi sur sa propre généalogie, consacrant plusieurs pages (quatorze stations) à son grand-père Fleury Verbrugghe (1896-1985) dont l’existence résume assez bien l’histoire en pointillés du siècle passé dans cette région.
« À l’usine d’Isbergues, il travaillait au déchargement des wagons de coke et de minerai. L’équipe des « 40 tonnes », casquettes de coton bleu, chemises de toile, manches roulées sur les coudes et veines bleutées au dos de la main. »

Les contraintes d’écriture que Lucien Suel s’impose pour s’approcher au plus près du quotidien et de l’histoire de ses personnages, donnent à cette constellation volontairement pauvre un aspect visuel qui, d’emblée, attire, aidant ensuite à repérer, en lecture, les feux épars qui brillent sur la route de son pôle Nord terrestre.

 Lucien Suel : Petite Ourse de la Pauvreté, Dernier Télégramme.

vendredi 12 avril 2013

Paul Valet

Paul Valet reste un poète méconnu. De temps à autre, un livre (ainsi celui que lui a consacré Jacques Lacarrière chez Jean-Michel Place) ou un bel hommage vient à point nommé attirer l’attention sur ce grand discret qui est décédé le 8 février 1987. Il avait 82 ans, une longue vie derrière lui, et des livres, une histoire, un parcours... Mais tout ceci tellement secret qu’il faut bien aujourd’hui commencer par le commencement.
Né en Russie en 1905, d’un père russe et d’une mère polonaise, Paul Valet a d’abord suivi sa famille en Pologne avant que son père ne décide, au début des années vingt, de l’envoyer étudier en France. Cette arrivée dans l’hexagone, c’est pour lui le coup de pouce du destin. Il va non seulement s’y adapter mais également aimer – et détester – assez ce pays pour le défendre – en tant que résistant en Haute-Loire pendant la guerre – et pour en devenir un citoyen à part entière en se faisant naturaliser.
Drôle de citoyen bien sûr. Certes intègre, intégré. Marié, père, médecin, etc. Mais derrière la façade sociale, il y a un sérieux remue-ménage intérieur, un vacarme qui s’entend et s’écrit.

« À la libération, lorsque je suis retourné chez moi, je me sentais complètement dépaysé. La clandestinité m’avait appris à vivre sauvagement comme un loup. Et ici, que je le veuille ou non, je devais rentrer dans le carcan administratif. La régularité est revenue avec tout le bordel. La plupart de mes camarades n’ont pu tenir le coup : ils se saoulaient du matin au soir, leurs femmes les quittaient. Nous sommes devenus des personnages inexistants ».

Un peu plus loin, dans le même entretien qu’il accordait à Guy Benoit, pour le Cahier que celui-ci lui a consacré au Temps qu’il fait, Paul Valet affirme ne s’être jamais remis et, évoquant sa première publication, Pointes de feu, intervenue dans l’immédiate après-guerre, il poursuit et explique sa nécessité d’écrire :

« Un besoin de résistance est né en moi, mais de résistance sur un autre plan – le plan poétique. J’ai senti un appel irrésistible de conformer ma vie à la poésie, sinon c’était la déchéance. »

Rien, dans l’écriture de Paul Valet, ne peut participer de quelque gratuité que ce soit. L’image est percutante. La réflexion chemine vers un but. Il oscille régulièrement entre le silence et le cri. Reconnaît l’existence en lui d’une pulsion poétique :

« Il faut qu’une angoisse s’empare de moi, que je subisse la poussée d’un flou inconscient dont j’ignore l’origine et le caractère. »

Ce qui attire, entre autres choses, dans cette œuvre, c’est la rencontre du lyrisme et de la concision. Semblant de prime abord échevelée, sa pensée parvient très vite à cerner ce qui la tourmente pour finir par fixer ces « tourments » dans un texte rond, vif, aiguisé comme une pierre dans laquelle il aurait réussi, on ne sait comment, à faire entrer tous les vents contraires qui peuplent son univers.
Son poème est d’ordinaire assez court. Avec des éclats, des chutes, des éclisses.

« Quand on est pour soi-même
une cible vivante
il est dur de viser juste. »

ou encore :

« C’est le contre-jour
envoûté
qui nourrit ma clarté. »

Pas étonnant que l’aphorisme sorte inopinément du torrent, poli par une longue pratique des mots que Valet aimait tourner et retourner dans sa tête.

Comme la plupart des pessimistes, il a appris, en s’y brûlant, jusqu’où aller dans son commerce avec la souffrance. Il connaît l’interstice infime où tout peut basculer. Mais il sait aussi que c’est en surmontant le doute qu’il redonne de l’éclat à sa révolte. De même, en grattant sans relâche, avec pour seule force d’appui sa conviction, l’homme, dit-il, peut espérer repérer, dans la noirceur du monde, d’étranges rais de lumière. Et s’y engouffrer.
Partant de là, de cet amas de contradictions, ouvrant plusieurs pistes – qui sont les routes de nos déserts et de nos solitudes – il livre une œuvre pleine, grave et ironique, dure et tendre à la fois et profondément humaine, à la portée de toutes les sensibilités, simple, forte, singulière.

"L’utilité et les succès mondains n’ont pas de prise sur moi. La poésie, telle que je la conçois, est servie la première. C’est ainsi et ainsi seulement, à travers les défaites et les victoires, que le poète demeure toujours debout, en plus que bons termes avec l’homme."

Celui que Cioran appelait « l’ermite de Vitry » fut également traducteur. On lui doit notamment la version française du Requiem d’Anna Akhmatova (Minuit, 1966). Il fut par ailleurs le premier à traduire Joseph Brodsky (seize poèmes publiés dans deux numéros des Lettres Nouvelles en 1964 et 1965) qui, âgé de vingt-cinq ans, purgeait alors une peine de cinq ans de travaux forcés dans un camp aux environs d’Arkhangelsk.

Pour en savoir plus sur Paul Valet, consulter le Cahier Cinq qui lui est consacré au Temps qu’il fait et lire les rares titres encore disponibles : Multiphages, (José Corti, 1988), Paroxysmes, (Le Dilettante, 1988) et Le Double attaquant (Mai hors saison, 1995).
Et bien sûr : Jacques Lacarrière : Soleils d’insoumission, J.M. Place, 2001.
Ne pas oublier le bel hommage que François Bon lui a rendu sur son site. C’est ici.


lundi 1 avril 2013

Mourir de mère

Michael Lentz a beau tenter d’inscrire la fin d’une vie, en l’occurrence celle de sa mère, dans le cours normal (logique, inévitable) des réalités terrestres, rien n’y fait : la disparue ne l’est pas vraiment : sa présence s’affirme tout aussi vive qu’une ombre mouvante marchant à ses côtés.

 « c’est pour ne pas s’en approcher davantage et mère dans son chemisier à fruits tourne le dos et remplit les bocaux. de la marmite du tuyau en caoutchouc coule une gelée de pomme bouillonnante. »

Dès le premier volet de ce triptyque où le narrateur fait fréquemment « retour à l’origine », on sent que c’est une part de lui même qui semble s’en aller à petit feu suite à la mort de celle dont il ne peut s’empêcher de retrouver des bribes de vie. Odeurs, flâneries et émotions d’enfance reviennent à l’improviste, un peu partout, là où il se trouve, au fil de ses périples. Ce peut être dans un avion de la Lufthansa, ou en buvant du vin rouge à Olevano, ou alors à Rome où il met un temps ses pas dans ceux de Rolf Dieter Brinkmann, ou sous les ponts guettant le spectacle imprévu offert par une palanquée de chiens courant après une chienne en chaleur, ou encore en altitude dans le Sud Tyrol ou au calme, chez lui, se rappelant que « Celan a désigné maintes fois sa Fugue de mort comme l’unique tombeau de sa mère ».

C’est cet apparent bric-à-brac de scènes entrevues, reconstituées en détail, sur le mode de la conversation, en un long débit ininterrompu, qui fait la force du livre de Michael Lentz. Sa voix lente suit les sinuosités de sa pensée en y posant une langue qui envoûte, qui embarque, dans le sillage de laquelle on se laisse porter et que l’on sent vibrer avec intensité sans la moindre accalmie.

« qu’une maison disparaît et que mère disparaît et qu’elles ont ainsi simultanément disparu, pendant que toi voilà des années que tu es dans le jardin assis sur la balançoire ou avec la nouvelle balle que tu viens de recevoir tu cherches un nouveau jeu ».

Dans la deuxième partie du livre, Lentz restitue avec humour, et avec la volonté de garder à distance un réel trop tragique, ses visites, clins d’œil et coups de coude à ceux qui ne peuvent l’empêcher de sourire en le mettant parfois même de bonne humeur. Parmi eux, Raoul Hausmann qui passe et s’en va au gré d’une « petite fable à bière avec métabolisme coloré ». Et Isidore Isou qu’il va interviewer à deux reprises chez lui à Paris et dont il brosse en quelques pages un portrait mémorable.

« Isou porte un genre de pullover norvégien et est assis à un bureau. ne peut se lever qu’à l’aide de poignées fixées au mur et judicieusement au châssis de la fenêtre. marcher étant devenu totalement impossible, il ne quitte quasiment plus son appartement hormis pour ses visites à l’hôpital. ainsi jour après jour assis la plupart du temps devant la fenêtre à son minuscule bureau, il lit continuellement et écrit encore des milliers de pages. à gauche un téléphone. numéro direct confidentiel. affirme pourtant téléphoner jour après jour à des personnes en chair et en os. sur la tête un drôle de bonnet pend bizarrement sur son front. lors de ma seconde visite le huit septembre deux mille il porte carrément un bonnet de nuit en coton blanc dont il ne se sépare même plus en journée. »

Quittant « le très officiel inaugurateur et pape du lettrisme, le mégalomaniaque, du renouvellement-du-monde-et-de-tout », il file au cimetière Montparnasse et termine son séjour parisien en virevoltant d’une dalle funéraire à l’autre. Il s’amuse, se remémore quelques parcours d’écrivains, s’interroge en parlant seul avant de revenir inévitablement là où ses pensées le ramènent. La grande mobilité dont il fait preuve n’empêche pas le cheminement intérieur de se poursuivre. Celui-ci constitue la dernière partie du texte. Bloc lucide qu’il va s’efforcer de construire mot à mot en assemblant tout ce qui va du début de la fin à la fin. Corps, draps blancs, hôpital, pouls faible, tremblements, attente, brefs retours en arrière, photos figées dans un album, lumière verte, silence, chuchotements... Il n’oublie rien. Il se colle froidement, désespérément à la réalité. Avant de l’accepter.

« la mort est attendue entre maintenant et demain. la mort est à l’heure. mère, soixante-huit ans. »


Michael Lentz : Mourir de mère, traduit de l’allemand par Sophie Andrée Herr, Quidam éditeur.

jeudi 21 mars 2013

Un fil rouge

La photo de la jeune femme dont on suit le parcours tout au long du roman de Sara Rosenberg apparaissait régulièrement, comme tant d’autres, portées par les grand-mères, sur la Plaza de Mayo à Buenos-Aires. Elle s’appelle Julia Berenstein. Engagée dans la lutte révolutionnaire en Argentine dans les années 1970, elle a été trahie par l’un des siens et arrêtée à l’aéroport de La Paz en Bolivie avant d’être ramenée à Tucuman où elle ne survivra que quelques mois, le temps de donner naissance à une fille que le commandant tortionnaire et sa femme adopteront tout aussitôt.

« Ils ont dû au mieux l’abandonner sans soins, comme les autres, et elle en est morte. Ou pire, ils l’ont utilisée pour ce qu’ils appelaient leurs "expériences". »

Pour bien appréhender ce que fut la vie de celle qui était son amie d’enfance, Miguel, le narrateur, entreprend, pour un documentaire qu’il doit consacrer à cette période, une série d’entretiens avec ceux qui ont connu, aimé ou détesté Julia. Il arpente l’Argentine et va jusqu’à Madrid pour retrouver certains membres de sa famille et d’anciens détenus qui ont croisé la route de cette femme qui ne laissait personne indifférent. Tous notent son caractère bien trempé, ses idées tranchées, ses forces mais aussi ses failles, sa fragilité, son immersion, très jeune (à dix-sept ans), dans la lutte armée, son exaltation, sa décision d’aller braquer une banque, ses années de détention, ses planques ou ses fuites dans divers pays d’Amérique du Sud pour échapper, après sa libération, aux militaires qui ne la lâcheront jamais.

« Quand Julia nous apparaît, elle nous demande toujours des figues. Nous lui laissons les meilleures, les plus mûres, sur la margelle du puits, alors elle semble contente et elle s’en va tout doucement, en marchant au bord de la rivière et en les savourant. »

Patiemment, le cinéaste retranscrit les divers enregistrements qu’il a réalisés. Il y ajoute ses propres souvenirs et y glisse des extraits d’un carnet (histoire naturelle et botanique) que Julia lui a légué. Se dessinent ainsi, peu à peu, non seulement le portrait sensible d’une militante à fleur de peau mais aussi la réalité politique d’un pays vivant sous la dictature.

« Je me rappelle que la victoire du Vietnam avait coïncidé avec le coup d’état militaire de Videla. Des paradoxes qui trouvent leur résolution dans les rêves en changeant de forme, mais qui, dans la réalité, demeurent insolubles. On n’avait même pas pu fêter ça. On courait tous comme des rats. On nous chassait comme des rats. Le grand camion nettoyeur était payé par tous les citoyens honorables, dans un acquiescement unanime. »

Le mécanisme de cette machine à broyer les idéaux de tous ceux qui aspiraient à vivre autrement en Argentine à l’époque est ici décrit avec précision. Les différentes pièces de ce puzzle qui repose sur la nécessaire transmission de la mémoire collective sont posées avec calme. Ce qui se dit de terrible est atténué par la douceur des paysages esquissés par Sara Rosenberg. Celle-ci, qui fut également militante politique, emprisonnée durant plus de trois ans, offre avec Un fil rouge un roman polyphonique savamment construit. Aucune question n’y est éludée. La tension du livre atteint son apogée grâce à ces témoignages parfois contradictoires et toujours très humains recueillis par le narrateur. Pas un de ceux (et de celles) qu’il interroge n’a réussi à se remettre des traumatismes dus à ces années de plomb. Certains ne sont pas loin de penser, à demi-mots, que Julia se trouve, sans l’avoir voulu, à l’origine de leurs séquelles physiques et psychologiques.

« J’essaie de réfléchir sur la mémoire. Seuls ceux qui se souviennent parlent. Ou plutôt, on ne peut parler que de ce qu’on a vécu. Quelque chose comme ça. La voix est toujours collective. C’est la récupération d’une histoire qui appartient à tous. »

Ce sont de longs fragments de cette histoire-là, qu’elle connait bien, et qui est sans doute moins "romancée" qu’il n’y paraît, que Sara Rosenberg nous invite à découvrir.

Sara Rosenberg : Un fil rouge, traduit de l’espagnol par Belinda Corbacho, 290 pages, éditions La Contre-Allée.

mardi 12 mars 2013

Finir ses restes

Dès le début, le corps – et ces nerfs, ces fibres, ces muscles, ces invisibles réseaux qui le tendent, le tiennent – s’est trouvé très présent, fébrile ou posé, dans les textes de Dominique Quélen. Il se dénouait, se frottait aux autres, à la terre et aux paysages, multipliait les ralentis, se calait sur la mécanique des mouvements précis dans le cycle des Petites formes et s’amplifiait un peu plus, nerveux et effilé, dans Le Temps est un grand maigre.

S’il est à nouveau présent dans Finir ses restes, il ne l’est pourtant plus de la même façon que précédemment. Ce corps-ci est en train de passer. Il ne bouge que par saccades dans une mémoire qui ressasse. Ses gestes, ultimes, transitent par le cerveau de qui ne peut faire autrement que de les fixer dans un livre. Millimétrés, ce sont ceux d’un bras, d’un levier, d’une force motrice qui court à sa perte.

« tiens dis-tu d’une autre
voix contemple et tiens ce bras
ou levier qui est à présent
ce qu’il est dans cet état précis
qu’on dirait d’abandon »

Il y a ce bras « qui suinte », qui se plie en deux parts égales, se déplie, garde avec de plus en plus de peine ses attaches, d’abord à l’épaule, puis plus loin grâce à la main qui peut s’ouvrir, se fermer ou en serrer une autre. Il y a ce bras gauche, ce poignet où le cœur ne bat plus, ce bras regardé, ausculté et à travers lui, ou à partir de lui, tout le reste, le corps qui suit, fuit et disparaît

« avec la densité du bras d’un frère »

d’un proche, d’un double non plus présent en chair mais en os, saillant, dur, poncé jusque dans le fil très mince du poème où rien ne peut venir dévier le cours d’une physique implacable, pas même la douleur, lancinante, murmurée, scandée et filtrée à l’extrême.

« ou comme pour
tordre en pensée tu
manges ton bras
tu le suis et le
conduis dans
sa nudité et ceci
ou autre manque
te retenir puis te
retient
tu survis »

Finir ses restes incite à tenir son souffle et ses mots. Pour aller au plus juste, à ce qui ne pouvant se dire se devine, entre âpreté et pudeur, dans de l’eau troublée, dans du secret gardé, là où l’on sait qu’il y a perte, plaie et approche d’un grand silence.


 Dominique Quélen : Finir ses restes, éditions Rehauts (105 rue Mouffetard, 75005 Paris).

lundi 4 mars 2013

Des figures

En haut de chacun des poèmes constituant Des figures, Bruno Fern a simplement placé une syllabe. Celle-ci peut parfois être un mot à elle seule (« beau », « fou », « né », « trou »...) Elle n’agit pas uniquement en tant que titre. Sa fonction s’avère plus vaste. C’est un déclic, un starter, un déclencheur, un outil offert au lecteur qui, s’il accepte de jouer le jeu en accolant cette syllabe au premier mot de la plupart des vers qui suivent, élargira singulièrement son champ de lecture.

« Pan

telant sous les mains battantes
dans sa gueule d’ange accroché par le
talon qui demeure la seule zone indemne à l’examen
du haut vers le bas et gardant malgré ça forme et voix humaines le tout en un
sable poussière où retourner était pourtant garanti depuis le départ »

S’il ne parvient pas à (ou ne veut pas) garder en permanence la syllabe en question sous la langue, (son usage n’étant pas systématique), le lecteur ne s’en trouve pas pour autant relégué hors du poème. Bien au contraire : l’égarement qui s’en suit étonne et chaque texte, chaque figure imposée réussit, même amputée de quelques pieds, à bouger en s’inventant une autre forme et en cultivant un équilibre opportunément bancal.

« Fin

du monde faut pas exagérer c’est plutôt
en soi que ça se déroule dans un périmètre restreint à force
de non recevoir sachant qu’il n’est pas prévu un
mot de l’histoire qui aurait l’air
d’être le dernier plus que les autres en réalité c’est extra
ce qui signifie à l’origine en dehors entre la 1ère et la 3ème personne
Landais de souche ou pas n’y change que dalle
tant la passe c’est juste un coup à prendre la tangente »

Mêlant expressions usuelles, citations de poètes (Apollinaire, Zanzotto, Mallarmé...) et infos entendues au coin d’un trottoir, au hasard d’une revue de presse ou lors d’une conversation privée, Bruno Fern met assez d’humour et de distance entre lui (et les autres) et ses poèmes pour que ceux-ci, grâce à la contrainte qu’il s’est donné, jouent en permanence à l’élastique entre tension et relâchement, restant à hauteur de la réalité et du quotidien, y compris quand ils les saisit à ras de terre. Il agit de même envers la poésie en ne la plaçant jamais sur un piédestal. Son rôle est ailleurs. Plus en bas, dans le vif, avec les anonymes. Qu’il côtoie, qu’il écoute et dont il raccorde les propos avec justesse et légèreté, glissant en un éclair du versant ludique à l’aspect sérieux d’un petit monde que tout un chacun s’évertue à organiser (question d’équilibre) autour de soi.

« Dis

simuler n’avance pas à grand-chose
qu’as-tu fait toi que voilà pliant sans trêve
cible plutôt vise-la
solution en cours »

Bruno Fern : Des figures, éditions de l’attente.

samedi 23 février 2013

Moi, Jean Gabin

C’est dans la ville de Catane, en Sicile, où elle est née en 1924, que Goliarda Sapienza a passé son enfance. C’est celle-ci, retracée avec fougue à travers portraits, rencontres et anecdotes et transcendée par l’effervescence qui régnait alors tant dans la maison familiale que dans la rue, qui sert de trame à ce roman autobiographique.
Elle y décrit avec passion, malice et feinte naïveté l’envie de vivre et le goût de la liberté qui l’animent et qui lui ont été transmis par ses parents. Son père, Giuseppe Sapienza, est avocat des pauvres et militant antifasciste et sa mère, Maria Guidice, socialiste radicale, est l’une des figures de la gauche italienne, directrice du journal Le Cri du peuple. Avant qu’ils ne se rencontrent, elle a donné naissance à sept enfants et lui en a eu trois d’un précédent mariage. Goliarda est née, tardivement, de leur union.

« Chez moi tout le monde avait toujours tant à faire. Tant et tant qu’on était contraint soi-même de s’inventer mille choses à trafiquer, à mener à bien, lire, jouer, parce que jouer et imaginer étaient aussi considérés, chez moi, comme "un faire". »

Ses parents étant trop occupés, pris par les combats à mener, les affaires à régler, les articles à rédiger, les réunions à préparer, son éducation est laissée à la charge de ses frères aînés, Carlo, Ivanoe et Arminio, qui s’activent pour l’initier, très tôt, aux textes philosophiques, littéraires et révolutionnaires tout en lui inculquant des valeurs sociales capables de déjouer celles de la culture fasciste officielle, très présente à l’école. Le reste, elle l’apprend en ville, dans la Civita, auprès des nombreux habitants qu’elle côtoie tel Tato, le mendiant sans mains, ou Alessandro, son oncle, qui vient de tuer cinq fascistes en subtilisant la matraque de l’un d’entre eux avant de leur fracasser la tête à tous.

« Quand Alessandro eut fini de donner une leçon à ces messieurs, sa grand-mère, tenant, de son bras tendu, la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer la scène – la nuit était tombée entre-temps –, cria aux paysans qui avaient assisté en cercle, muets et tremblants, au combat : "Et maintenant nettoyez le terrain de toute cette saloperie qu’Alessandro a dû faire à cause de votre lâcheté. Allez, au travail !" »

Son éducation se s’arrête pas là. Il lui suffit parfois de dialoguer avec les repris de justice que son père emploie à la maison dès leur sortie de prison pour en apprendre bien plus que tout un chacun sur la vie, ses dérapages, ses à-côtés et ses coups du sort. Elle écoute Tina la folle lui expliquer comment elle a tué sa sœur et son fiancé avec un fusil de chasse parce qu’ils avaient couché ensemble et Zoé, "la nonne du crime", lui conter, échevelée, la nuit où elle donna un coup de couteau à sa mère et un autre à un carabinier. D’autres épisodes, captés grâce à une insatiable curiosité naturelle, lui apprennent à mieux connaître les ressorts de l’âme humaine.

« C’est ma mère qui parle dans ma tête, selon elle la mafia comme le fascisme se trouvent à l’intérieur de nous-mêmes – vieil héritage –, tapie, prête à nous entraîner vers le mal. »

Mais celui qui va la fasciner et prendre la plus grande place dans son imagination, c’est Jean Gabin. Elle le découvre au Cinéma Mirone où l’on projette Pépé le Moko et est instantanément emportée par la prestance de ce caïd en cravate blanche et aux yeux bleus qui résiste dans la casbah d’Alger. À peine sortie de la salle, elle adopte sa démarche, sent une fierté monter en elle, s’identifie peu à peu à celui qu’elle appelle tout simplement Jean et qui va l’aider en lui servant de modèle pour affronter ceux qui lui tiennent tête.

« Revoir les films de Jean Gabin : je savais comment faire. En fermant les yeux, je repassais une à une toutes les scènes sur l’écran de la mémoire, toute puissante chez moi comme du reste chez tous ceux qui gagnent leur pain et leur liberté au jour le jour. Pour être bandit, voleur, ou simplement rebelle, il faut avoir par dessus tout de la mémoire, autrement on est foutu. »

De la mémoire, Goliarda Sapienza n’en manque pas. C’est elle qui lui permet de revivre ces années d’enfance et d’adolescence qui ont forgé sa sensibilité dans l’entre-deux-guerres, à une époque où les membres de sa famille se trouvaient régulièrement sous la menace des milices fascistes et de la mafia. Moi, Jean Gabin est un livre plein de vie, de solidarité et de résistance.

Entrée à seize ans à l’Académie d’art dramatique de Rome, Goliarda Sapienza a connu le succès au théâtre avant de tout abandonner pour se consacrer à l’écriture. Elle est décédée en 1996. Son œuvre (que les éditions Attila vont intégralement publier) n’a commencé à être reconnue qu’à partir de 2005 avec la parution en France de L’Art de la joie (éditions Viviane Hamy).


 Goliarda Sapienza : Moi, Jean Gabin, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Attila.