samedi 1 juin 2013

Paris 1926

Fils de pasteur, né dans le nord-est de la Suisse, Ludwig Hohl débarque à Paris peu après ses vingt ans. Il vient de rompre avec sa famille et trouve refuge dans un meublé en compagnie de son amie Gertrud Lieder. Résolument rivé à l’écriture et désireux de ne rien laisser passer de ce qu’il voit, entrevoit, perçoit et ressent, il s’est mis en tête d’arpenter la ville la nuit en privilégiant les quartiers les plus animés. Les Halles, Montmartre, Pigalle, la proximité des gares et plus précisément Montparnasse, où il a son quartier général à La Rotonde, restent ses lieux de prédilection. Cela ne l’empêche pas d’aller, à l’improviste, et de jour, visiter tel ou tel arrondissement pour découvrir ce que ses yeux de noctambule n’auraient pas pu discerner. Après chaque virée, il s’attèle au travail, inlassablement, et des heures durant, pour noter et décrire avec précision ce qu’il vient de vivre. C’est ce journal, tenu sur moins d’une année, très vivant et narratif, constitué de scènes étonnantes et ponctué de rencontres qui le sont tout autant, qui est ici publié.

Il excelle dans l’art de ciseler des portraits brefs en reconstituant des scènes de rues ou des discussions tenues au café ou sur le trottoir. Il est accompagné de quelques congénères aussi fauchés que lui et soucieux, eux aussi, de confronter leur création (ce sont des peintres, sculpteurs, poètes) à la réalité sociale et urbaine de ces secteurs souvent mal famés où ils déambulent en s’étonnant de tout. Ils apprécient les attroupements, qui sont signes de bagarres ou d’accidents et les haltes dans les bistrots où ils boivent plusieurs bouteilles tout en auscultant le décor ambiant.

« Acheté cette nuit, comme très souvent, des frites et des saucisses grillées aux Halles, à un cuisinier planté à un carrefour, qui ressemble de loin à un vendeur de marrons avec son réchaud. Mais quand on s’en approche, on remarque que son installation est plus confortable : du graillon chauffe dans la marmite, et sur une table sont disposés saucisses, boudin cru et lard et surtout des pommes de terre. Elles sont déjà pelées, même si elles semblent plus tachetées que blanches, et il ne reste à l’homme qu’à les découper à la va-vite en morceaux de cette forme bien connue, longue et rectangulaire. »

Hohl aime poser avec lenteur et patience chacun des tableaux de ce théâtre ininterrompu qu’il décrit. Cela va du paysage, de la lumière, de l’architecture à la gestuelle des êtres portraiturés en situation en passant par ce qui traverse le décor : ce peut être une averse, ou la chute d’un ivrogne, ou le passage d’une prostituée et de son petit chien, ou une altercation entre un chauffeur de taxi et l’un de ses clients qui s’accroche à la chaleur du véhicule, vautré sur le siège arrière. Rien ne manque et les péripéties se succèdent sans relâche.

« Je me suis promené seul avec Blohm aux Halles, vers dix heures du matin, et voulais lui montrer l’endroit de la boucherie où l’on peut voir les têtes de veau se faire échauder et racler. »

Suit une description en règle de ce qui se produit en ces lieux où « une douzaine de silhouettes à moitié dénudées, des garçons de boucherie mal dégrossis, s’affairaient autour d’énormes chaudrons. »

L’humour est de temps à autre convoqué. Idem pour le sarcasme et l’ironie. À petites doses, au fil des périples et des multiples contrariétés ressenties par l’écrivain. Il arrive à ce marcheur de ne plus supporter la compagnie de ses condisciples et de se rêver ailleurs, en solitude, en train d’escalader la montagne, son autre passion, celle qu’il réussira, plus tard, à faire entrer dans Ascension, son grand livre.

Paris 1926 permet de sillonner un Paris méconnu et oublié. La bohème de Hohl a peu à voir avec celle de Hemingway, de Cendrars, de Picasso et de tant d’autres qui fréquentaient pourtant, à la même époque, les mêmes endroits. Pas un n’intervient dans le journal de l’écrivain suisse. Sans doute parce qu’il ne les connaissait pas. Et probablement parce que son monde, et ses préoccupations, étaient autres. Ses compagnons sont de jeunes inconnus en quête d’une reconnaissance qui ne viendra jamais, hormis, tardivement, pour Hohl qui poursuivra son existence, de 1937 à sa mort en 1980, en travailleur de l’ombre, logeant dans une cave à Genève.

 Ludwig Hohl : Paris 1926, traduit de l’allemand par Yann Bernal, éditions Attila.



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