« Je me sens à la fois mal à
l'aise, les membres engourdis par le froid, l'esprit las de cette
attention à la veille, la gorge qu'obstrue cette fumée froide qui
semble sortir de l'eau, et bien d'être celui qui mène sa barcasse
au bon cap, évitant tous les écueils de route. »
Alain Jégou, Comme du vivant d'écume, éditions La
Digitale, 1995
La mer étale, effleurée par une brise à peine perceptible, venue du Sud ou de nulle part, est rarement présente dans la poésie d’Alain Jégou. Chez lui, ce sont d’abord les coups de tabac, les rafales cinglantes, la navigation en haute mer entre des paquets d’écume formés dans les entrailles de l’océan et revivifiés par des rugissants débarqués d’Ouest ou du Nord-Ouest qui, s’invitant à bord, l’obligent à mener son texte d’une main ferme. Cette manière d’avancer en creusant sa route entre les rouleaux compresseurs de l’Atlantique est étroitement liée à son activité de marin-pêcheur.
« l’étrave monte au ciel
puis redescend sur mer
selon le bon vouloir
de la houle guerrière
celle qui enfle déboule
pour distribuer ses beignes
et coup de butoir barbares
la folie est dans l’air
long lent dérèglement
de l’esprit et des sens
affectés par l’intox
des éléments pervers »
Sa relation quotidienne à la mer est tout à la fois rude et
sensuelle. Lui, qui a navigué pendant près de trente ans à bord d’un
chalutier sur l’un des lieux de travail les plus dangereux au monde, lie
son activité à une nécessité vitale doublée d’une attirance quasi
physique. Cela l’amène à aller affronter ou séduire celle qu’il sait
rebelle, revêche, intrigante et indomptable en acceptant des règles
tacites. Le danger est permanent. La moindre défaillance peut être
fatale. Mais vivre ainsi, sur le fil du rasoir, est plus tonique et
excitant que le train-train et la monotonie sociale avec lesquels il a
depuis longtemps décidé de rompre.
« À chaque partance sa part d’insouciance
comme une évidence pour s’extraire
sans flottements ni remords
se libérer de la routine et du confort
se débarrasser du fard et de l’apparence
pour s’accomplir en toute nudité »
En empruntant son titre à une phrase de Kerouac (« nous découperons
une meurtrière dans l’éternité »), Alain Jégou, par son rythme, ce
ressac permanent, le flux agité de ses vers très courts, très nerveux,
exprime clairement ce qui, dans sa façon d’être et d’écrire, le rattache
à la beat generation.
« Bob kaufman savait çà
Et Claude Pélieu, et Mary Beach
Et Jack Kerouac aussi bien sûr
Tous connaissaient l’effet
De l’uppercut dans le buffet »
Et Jack Kerouac aussi bien sûr
Tous connaissaient l’effet
De l’uppercut dans le buffet »
Dans Boucaille, la deuxième partie du recueil, c’est un autre
combat que révèle l’auteur, celui qu’il livre contre la maladie et dans
lequel il s’engage tout autant, avec hargne, colère et pugnacité. Il le
mène en restant attentif aux soubresauts du monde, « assis dans la nuit
décharnée » ou « porté par quelque songe étrange », retrouvant, intactes
dans sa mémoire, des zones de pêches capables de l’aider à larguer les
amarres en un clin d’œil. Il évoque l’inconnue sans visage qui rôde en
lui en causant douleur et désarroi. Il note effets premiers et
secondaires des remèdes à doubles tranchants en une suite de poèmes
saccadés, grinçants et mordants, tous écrits par temps de grands vents
intérieurs, sans jamais lâcher prise.
« Quelque part dans l’infléchi de sa vie salement meurtrie
Quelqu’un décolle décarre s’abstrait déguerpit
Réagit contre vents et rebondit en dedans
Un poète un hobo un voleur d’escarbilles
Jouant la fille de l’air sur un sursaut d’esprit ».
Quelqu’un décolle décarre s’abstrait déguerpit
Réagit contre vents et rebondit en dedans
Un poète un hobo un voleur d’escarbilles
Jouant la fille de l’air sur un sursaut d’esprit ».
Alain Jégou, Une meurtrière dans l’éternité suivi de Boucaille (couverture de Georges Le Bayon, postface de Ghislain Ripault), éditions Gros textes.
Alain Jégou est mort hier.
Un hommage lui est rendu ici-même.
En logo : photo de Robert Le Gall.
Né en 1948 à Larmor
Plage, il a publié une quarantaine de livres dont certains
à tirage limité en compagnie de peintres qui lui furent proches. Une meurtrière dans l'éternité, sorti en 2012, reste pour l'instant son dernier ouvrage publié.
En logo : photo de Robert Le Gall.
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