« J’ai tout lu dans l’abbatiale. C’est là que sont désormais conservés vos manuscrits. J’ouvre la première chemise. Grise. Le trac de vous lire. Je découvre votre façon de tracer les lettres. Votre encre et le crayon de bois qui scande les virgules, les tirets. Vous comparez l’écrivain à un alpiniste qui s’encorderait au lecteur. »
C’est elle qui s’encorde à lui, en le lisant, en s’arrêtant sur ses différentes publications, en soulignant ce qu’il dit de ses films. Il lui faut cerner de près, en le suivant de façon chronologique, l’itinéraire de celui qui, maîtrisant à la perfection l’art de l’esquive, entendait ouvrir des brèches et investir des espaces de liberté afin d’y accueillir des enfants rejetés parce que jugés incurables, arriérés, fous, mutiques, demeurés, invivables. C’est à Monoblet, dans le département du Gard, qu’il finira par trouver, en 1967, l’espace qu’il cherchait. Auparavant, il a travaillé dans de nombreux endroits, toujours près des délinquants, des fous, des psychotiques, d’abord à l’asile d’Armentières, où il découvrit un continent qu’il ne connaissait pas mais dont il pressentait l’existence depuis son plus jeune âge, lui, enfant sans père (mort au début de la guerre 14-18), élevé par une mère quasi-muette. Et ensuite dans d’autres lieux, en particulier à la clinique de La Borde, aux côtés de ses amis Jean Oury et Félix Guattari.
« Vous écrivez des articles pour gagner quelques sous et aussi pour prouver au monde que ces gamins que l’on enferme ont des capacités insoupçonnées. Vous êtes convaincu qu’ils sont une piste à suivre si l’on veut, un jour, sortir de la voie de garage dans laquelle les mots nous ont garés, égarés. Alors, dans les journaux, vous recopiez inlassablement les petits ronds que dessine Janmari à chaque fois que vous lui présentez une feuille blanche. »
Janmari est celui qui a accompagné Fernand Deligny pendant de nombreuses années Il le rencontra à La Borde et le prit immédiatement sous son aile. Sa mère, qui habitait dans un immeuble à Châteauroux, ne savait plus quoi faire de lui. À douze ans, diagnostiqué encéphalopathe profond, il ne parlait pas, s’agitait, hurlait, grattait les murs et courait sans cesse après les points d’eau. Dès qu’il se mettait à tourner sur lui-même, c’est qu’il y avait une source, ou un ancien puits, à l’endroit qu’il circonscrivait ainsi.
« Plutôt que de vous demander ce qu’il manque à cet enfant-là qui
hurle et gratte les murs et ses plaies jusqu’au sang, gamin mutique et
beau comme un diable, plutôt que de chercher ce qu’il pourrait bien lui
manquer vous avez décidé de chercher ce qu’il pourrait bien.
Vous manquer.
À vous. »
Près de trente ans plus tard, quand Fernand Deligny rendit son dernier souffle, le 18 septembre 1996 à Monoblet, Janmari était là, indéfectiblement présent à ses côtés.
« Il n’a jamais prononcé un mot de sa vie et dans la chambre qui est maintenant celle de votre mort, je ne sais ce qu’il peut faire. Tordre ses mains, piétiner, dodeliner au-dessus de votre visage. J’imagine qu’il a compris. »
La biographie très documentée que Sandrine Bourguignon consacre, avec retenue et discrétion, à l’auteur de Graine de crapule, Adrien Lomme ou Les vagabonds efficaces, est empreinte d’une empathie qui s’avère très communicative. Tout au long de sa vie, Fernand Deligny aura mis en pratique ses convictions, en prenant des chemins de traverse, en se battant, en résistant, en travaillant avec les enfants dont il savait qu’ils ne pouvaient pas guérir mais auxquels il voulait offrir une vie acceptable, sans violence, loin de l’asile.
« On me prend pour quelqu’un qui soigne, qui rééduque, mais mon boulot, ce n’est pas ça, mon boulot c’est que ces enfants aient affaire à autre chose qu’à ce qu’ils connaissent, à un ailleurs, à un autrement », disait-il à Antoine Spire, lors d’un entretien sur France-Culture, en 1989.
Sandrine Bourguignon : Le nom d'un fou s'écrit partout, éditions Isabelle Sauvage.
Magnifique !
RépondreSupprimerMerci.