Portraits

                 

             1. Yves Martin  

 
Poètes, vous avez tort de ne pas déguster, une nuit de noël, les petits bars,
Le patron en marcassin, la patronne cinglante dans ses ferrailles,
Les cancres fiers de lambiner dans leurs liquettes,
Les passeurs furieux de ne pas rencontrer de courant." 

Yves Martin, Le Marcheur (1972) 


Il descend la rue Caulaincourt. Porte la veste de chasse (munie de nombreuses poches) qu'il arborait déjà, il y a quelques mois, place Saint Sulpice. Sa bonhomie fait plaisir à voir. Ses rouflaquettes collent bien à son visage de Pierrot Gourmand. Le repérant par hasard, ce soir-là, venant en face, sur le trottoir opposé, je n'ose pourtant pas l'accoster. Peur de le déranger. Et que lui dire ? J'ai beau le lire régulièrement, lui avoir écrit et demandé des poèmes que j'ai ensuite publiés, rien à faire, je reste à nouveau au bord de la rencontre.

J'essaie par contre de poursuivre le lien via les livres. Cela n'est pas simple. Il faut s'imprégner d'une langue inimitable et déambuler longuement, de texte en texte. Faire un détour en Bourgogne pour retrouver ces lieux de la Côte d'Or qu'il évoque dans Le Partisan, son premier recueil (roman-poème) publié en 1964, où l'on découvre la présence réconfortante de son grand-père, chez qui il passait ses vacances. Il faut également retourner à Villeurbanne, là où il est né (en 1936), bifurquer sur Lyon, retrouver la Saône, le Rhône (repérer l'ombre du flâneur sur les berges) et filer en suivant des routes buissonnières en direction de Paris, qui reste sa ville capitale. Il l'arpente de long en large. La saisit dans un livre, Le Marcheur, en détectant, le regard constamment à l'affût, ce que la plupart des passants ne soupçonnent pas. Il brosse les portraits rapides de ceux qui, comme lui, errent en solitaire dans les rues. Il se glisse dans les soupentes, prend la lumière d'un troquet pleine face, capte les yeux lumineux d'un buveur, salue le fantôme du laitier ou du charbonnier, entre dans un cinéma presque vide, en ressort à la tombée de la nuit, active le pas, remplit son cabas et s'en retourne en cassant le petit bois d'un poème à venir dans sa tête.

" Jamais il n'a fait aussi beau.
Mouches pompons. Métros loukoums.
Un chien de ma chienne prend une cuite
dans une rue noiraude fêlée comme un cul."

Parfois il va se poster près des anciens coteaux de Montmartre. Il regarde le passe-muraille et la jument verte passer bras dessus, bras dessous. Plus loin un chauffeur pour dames astique le capot d'une mythique Rosengard. Il note ce fragment de vie minuscule et poursuit sa balade. Se coltine au moins cent marches par jour. Ce sont de rudes grimpettes. Avec à la clé de foutues pointes de côté, qui ne disparaissent qu'à la troisième pinte de bière, à condition de savoir l'écluser calmement, au sec, dans un bistrot aux murs tapissés (par exemple) de photos extraites de vieux numéros de Cinémonde.

« On me retrouvera un jour mort sur le rivage
Fragile comme mon ami le sorcier.
L'oiseau moqueur prononcera le palabre traditionnel.

En attendant, il habite (habitait, jusqu'à sa mort en 1999) rue Marcadet. Il niche dans un appartement avec ses chats, ses livres, ses revues. Des vestes amples sont accrochées derrière la porte. Il y a des calepins éparpillés sur la table. Avec dedans des vers coupants qu'il met en scène chaque jour, leur demandant de cingler le quotidien avec force en n'oubliant pas de lui rendre ce caractère mystérieux caché sous l'infiniment banal. Les soirs de tempête intérieure, il les incite, tous ces mots, ces morceaux, ces strophes, ces poèmes en mouvement, à prendre la mer de biais pour tanguer et chalouper en se laissant porter par la force motrice des courants marins qui font gîter son corps en le propulsant, en un éclair, du côté d'Anvers ou de Rotterdam.
« Tout est maritime chez moi », dit-il. Le lire, c'est effectivement se frotter au toboggan des vagues. Aux embruns, aux coups de vent. Apercevoir des paquets d'écume à hauteur des gratte-ciels. Suivre le vol planant des mouettes. La dérive des macareux. Et l'impeccable plongeon du fou de Bassan.

" À chaque fois, Anvers devenait de plus en plus invisible.
Les marins s'emmitouflaient de limonaires.
La brume malicieusement levait le coude. "

Le lire c'est aussi retrouver, discrètement distillés entre les pages, quelques uns des éléments de sa biographie. De son escapade par dessus les murs, chez les Jésuites lyonnais (où il fut mis en pension) jusqu'à l'air vivifiant du Plateau d'Assy (où, malade, il séjourna un temps) en passant par ses fréquentations assidues des salles de cinéma. Il garde en permanence un œil sur ses parents. Les rappelle à son souvenir. Leur parle de sa solitude. Leur demande de ne pas s'inquiéter. Pour lui, tout va. La désespérance aiguise son couteau sur le comptoir du boucher d'à côté. S'il regarde la lame, il voit son visage dedans.  Tout à l'heure il va sortir prendre l'air des rues. Voir si le sous-sol du cimetière de Passy ouvre sur une bouche de métro. Si oui, il va s'y engouffrer, jouer des coudes, fermer les yeux dans la rame, sentir un parfum de femme, songer à du lilas tardif, ou au "muguet des premiers contacts", sortir à proximité de la gare du nord et s'asseoir, peinard, sur un tabouret de bar pour corriger quelques notes anciennes, écrites à propos de Barfly, ce film qu'il a déjà vu tant de fois, et qu'il se repasse les nuits où l'insomnie revient, comme au bon vieux temps, ceinturer ses rêves.

" Je ne me vois pas sans écrire. Au moins un poème de temps à autre. Sinon je serais un homme mort. C'est mon utilité publique, je n'en vois pas d'autre. N'ayant pas d'ambition sociale, au sens habituel du terme, c'est ma seule raison d'exister. " (entretien avec Gilles Pudlowski, dans Je rêverai encore, éditions Le Tout sur le Tout)


Yves Martin (1936-1999) est l'auteur d'une œuvre poétique importante. La plupart de ses recueils ont été publiés chez Chambelland puis à La Bartavelle. Le Partisan (1964) et Le Marcheur (1972) ont été réédités en un même volume, en poche, aux éditions de La Table ronde. On retrouve chez le même éditeur Manège des mélancolies (poésies inédites 1960-1990). La mort est méconnaissable a été réédité par Le Castor Astral. Également disponibles : Retour contre soi (Le Dilettante), Il faut savoir me remettre à ma place, récit (Le Cherche-midi), Mes prisonnières, roman (Zulma), Les rois ambulants (promenade dans les anciens cinémas x de la capitale, Zulma).


 

2. Michel Merlen

 
Mers poivrées de bleu / corps qui partent pour le soleil / sables qui dorment debout / tandis que le poète des villes / craque de solitude l'été dans les reins / et s'enfonce comme une taupe / dans le langage. »

Michel Merlen, Borderline, éditions Standard, 1991

Je revois notre première rencontre. C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, dans le quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle "L'écume". Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres derrière la gare Montparnasse. Le vent colle au bitume. L'endroit, vu du dehors, ne paie pas de mine. A l'intérieur, c'est tout à fait différent. Il y a le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie le poète. Sa simplicité presque transparente. Sa façon de saisir des fragments de scènes quotidiennes et souvent urbaines en un clin d’œil et d'y projeter son mal être, son envie de bonheur et des parcelles d'un passé douloureux où certaines blessures, secrètes, ne transparaissent qu'à contre cœur. D'emblée, je lui parle de Foldaan qui n'est encore qu'un projet de revue, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il parle en douceur, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie » et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979, en me disant qu'il est d'accord pour m'aider, me guider, me donner un coup de main pour concevoir le dossier consacré aux plasticiens que je souhaite intégrer dans chaque numéro de la revue.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

(Les rues de la mer, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Quand il s'éclipse, personne ne sait où il va. Le sablier bleu du hasard colore ses dérives. Cette nuit-là, tandis qu'il s'en allait errer dans les rues, je savais que, mine de rien, et il y était pour beaucoup, Foldaan venait de se mettre doucement sur les rails. Ensuite, tout est allé très vite. Le coup de main de Michel Merlen ne tarda pas à dépasser mes espérances. Livraison après livraison, il se mit à concocter des dossiers fouillés, extrêmement riches et denses, me permettant de publier certains peintres et sculpteurs (Ogier, Giai-Miniet, Ipoustéguy, Rancillac, Schlosser) dont je n'aurais, auparavant, même pas osé espérer la présence au sommaire. Merlen, lui, allait les voir, les interroger, visiter leur atelier, percevoir la réalité de leur travail, comprendre leurs gestes, leurs secrets, leurs parcours, leurs désirs. Il caressait l'envers du décor avec tact. Son approche s'avérait minutieuse et sensuelle. A l'image de son écriture : vivante, souple, aérée. Tous ces dossiers – rencontres, portraits, entretiens, poèmes et photos – mis bout à bout avoisinent la centaine de pages. C'est une belle liasse. Un livre, en fait, construit entre 1980 et 1987, le temps d'une revue.

Après, nous nous sommes un peu perdus de vue. Avant de nous retrouver il y a quelques années pour nous perdre à nouveau, me laissant ce regret de ne pas avoir pu faire durer plus longtemps les éditions Wigwam pour y publier quelques uns de ses poèmes. Ce projet est le seul que nous n'avons pas réussi à réaliser. Merlen parfois s'échappe, se confie à la nuit, au silence, à la peur. Il s'enroule de brume. Et devient invisible. Je pense à lui assez souvent. A ses escapades, à ses silences, à sa générosité, à ses poèmes aussi, tendus entre le bleu du ciel et le fil du rasoir. J'espère qu'il va bien.

Né à Hyères en 1940, Michel Merlen a publié, outre les deux recueils cités, La Peau des étoiles (Saint-Germain-des-Près, 1974), Quittance du vivre (Possibles, 1979), Poèmes arrachés (Le Pavé, 1982), Abattoir du silence (Saint-Germain-des-Prés, 1982), Made in Tunisia (Polder, 1983), Le Désir dans la poche revolver (Le Pavé, 1985), Terrorismes (Polder, 1985), Généalogie du hasard (Le Dé Bleu, 1986), Borderline (éditions Standard, 1991). Il a publié, l'an passé, avec Catrine Mafaraud-Leray, La mort c'est nous (éditions Gros Textes).
Michel Merlen est décédé à Champigny sur Marne le 30 juin 2017.



3. Henri Simon Faure  

 

"Je suis un être fin de race / individu gorgé de tares / la flamme de l'illuminé / proche la poudre de senteur / racine d'iris écrasée / et le langage de l'idiot / avec de la peine à sortir / du labyrinthe de son goitre"

Henri Simon Faure, trois paroles de vie valent (jeu) sept années d'écriture, éditions Plein chant, 1976


Oppède-le-Vieux, 11 juillet 1995. Il boit un verre en terrasse du Petit Café où le chat Van Gogh ne cesse de se frotter la tête contre ses sandales. Il est en compagnie d'une jeune femme blonde qui ne pipe mot mais qui, captivée par ce qu'il dit, l'écoute et hoche la tête en souriant.

Lui, c'est le poète Henri Simon Faure. Qui est mort dans la nuit du 9 au 10 janvier 2015 à Saint-Étienne, sa ville natale. Je ne peux parler de lui sans revenir sur ce début d'après-midi estival où je me trouvais assis à deux tables de la sienne, dans un décor de pierres sèches écrasées de chaleur. L'homme, d'emblée, attira mon attention. Sa façon d'être, sa tenue (chemise blanche largement ouverte et pantalon de toile bleue) son visage (les yeux malicieux, la barbe blanche bien taillée, le crâne dégarni luisant au soleil) et son corps robuste respiraient le bien-être et la sympathie. Un peu plus tard, après une balade dans les ruines du village, nous le revîmes dans la ruelle du Portalet. Il se tenait debout devant la porte de sa maison, torse nu, regardant loin devant lui.
Je ne savais pas à l'époque que celui que je venais de croiser à deux reprises se nommait Henri Simon Faure. Si je connaissais un peu ses poèmes, son visage m'était inconnu. Je ne l'ai découvert qu'il y a quelques années, grâce à Éric Dussert et à son Alamblog, me remémorant tout à coup ces moments brefs et décidant, dans la foulée, de rattraper le temps perdu en lisant enfin comme il se doit, livre après livre, l’œuvre foisonnante d'un auteur qui a toujours voulu vivre et travailler à son rythme, en marge de son gagne-pain dans l'électricité, ne s'imposant d'autres contraintes que celles qu'il choisissait d'inventer.
Le lire en intégralité fut longtemps assez difficile, tant ses ouvrages se trouvaient éparpillés chez nombre d'éditeurs disparus, ainsi Le Cadran lunaire, Onan, Du Corps De Garde, Chambelland, La Tour de Feu, La Main violette... Grâce au travail entrepris par Edmond Thomas (Plein Chant) et Jean-Paul Louis (éditions du Lérot) - ce dernier rééditant la plupart des titres épuisés -, son œuvre est maintenant disponible. C'est une belle invitation à destination de tous les curieux désireux de sortir des sentiers battus pour suivre un auteur qui agissait en forgeron de la langue, brusque mais jamais brutal, espérant trouver des sensations plutôt que de donner à tout prix du sens à ce qu'il fomentait dans son arrière-boutique d'artisan. Il effleurait flore et faune et terre et sous-sol des lieux qui lui étaient chers. À commencer par Saint-Étienne et Oppède-le-Vieux. D'un côté l'enfance, la mine, le parler Gaga du quartier du Panassa et de l'autre les roches rudes, le soleil éclatant, les promenades ponctuées de surprenantes découvertes, comme ce mouton crevé qui paya cher son désir de liberté hors du troupeau et qu'il célébra dans son poème Au mouton pourrissant dans les ruines d'Oppède
Il sondait ces paysages aimés à travers le prisme du présent et de la mémoire. Y ajoutait sa sensibilité, ses révoltes, ses fulgurances, ses jeux de mots, ses aphorismes, ses illusions en berne et ses humeurs fatalistes. Il n'appartint à aucun mouvement mais se montra à l'écoute de ce qui s'écrivait çà et là, appréciant les irréguliers et s'initiant à des techniques mixtes qu'il personnalisait. Celui qui se disait « brocanteur de mots » était d'abord un être généreux. Ses titres (qui le sont aussi) incitent au partage. On y trouve, pêle-mêle : Tournance sur un vieil escalier d'Oppède, Effet de cœur à droite, Mézigue ou le métèque du Panassa, trois paroles de vie (valent jeu) sept années d’écriture, le boustrache sourd de la moustache du bougre ou encore je me brûle l’œil au fond d’un puits, livre de deuil, écrit après le décès en décembre 1998 de sa femme, le peintre Lell Bohem, à qui il consacra un essai en 1953 (édité par ses soins, via Le Cahier du bougre, à Saint-Etienne). 
Tous deux reposent au cimetière d'Oppède-le-Vieux, près de leur fils Daniel, peintre lui aussi, disparu en 2002. Cela n'empêche évidemment pas la voix de celui qui aimait tant l'églantine et l'aubépine, parce qu'elles savaient s'y entendre pour attirer tout en se protégeant, de demeurer on ne peut plus vivante. 

Henri Simon Faure (1923 - 2015) a publié de nombreux livres et beaucoup de plaquettes à tirages souvent limités. On peut en retrouver une partie sur le site de la BNF et sur le site des éditions du Lérot où son œuvre complète est éditée en plusieurs volumes.
 
 
 

4. Phan Kim Dien

 

« Au courant de tout ce qui paraît. Vous indiquant les ouvrages qui pourraient vous échapper et qu'il ne faut pas manquer de lire. Tiraillé entre deux cultures. Entre son besoin d'écrire et son ardeur à vivre. Traînant une existence d'exilé, rude, chaotique, mais éclairée en permanence par d'incessantes découvertes. »

                                                                    Charles Juliet, Dien, mon ami Dien (1)


Il revient des toilettes le visage dégoulinant de flotte. Il s'assoit, s'installe. Pose d'abord une main, puis l'autre, et enfin ses coudes sur la table. Je remarque le coup d’œil circulaire : en une fraction de seconde P.K.D. semble avoir déjà balayé murs, plafonds, sols et nappes de la crêperie La Ville d'Ys, située rue Saint Georges à Rennes, où nous venons tout juste de prendre place. Il décoche un sourire, des mots : « tu vois, le hasard, le tableau de Matisse reproduit là-bas. »

Je me retourne, regarde derrière moi. Le rose-framboise tirant sur le mauve a l'air de servir de buvard au décor. Les deux chaises, la corbeille de fruits et les mains expertes de la dame au tablier blanc ne me font pas oublier la flaque obscure qui prolonge la fenêtre. Celle-ci m'attire et me pousserait presque à m'enfoncer dans ce coin sombre du tableau pour quitter subrepticement les lieux.

Puis silence, silence. Rapidement rompu par Dien qui m'explique les sensations étranges (et sans cesse renouvelées) qu'il éprouve dès qu'il entre en contact avec les divers travaux du peintre Matisse :

« 1869-1954. Enterré comme mon oncle au cimetière de Cimiez – Nice. »

J'écoute. Je saisis quelques bribes. Des choses au vol, pour comprendre. Avec lui, tout paraît couler de source. Les poèmes et les images s'imbriquent pour créer un appel à l'éveil des sens. Il esquisse ainsi un bout de chemin en direction des autres en les incitant à effectuer eux aussi un aller simple mais clair vers lui. Il les incite alors au dialogue, à la rencontre, au partage. Il évoque encore Matisse. Puis fait un détour par Phnom-Penh où il a grandi, vécu, étudié. Sa mémoire fonctionne par bribes. Sans se soumettre à une chronologie trop stricte. La ville est à jamais ancrée en lui. Il en sort un foisonnement d'images brèves, de coupures inachevées, de bouts de films perdus, retrouvés. Il parle de la maison rouge où vivait sa famille. Du Palais Royal. Des jardins, du fleuve, des barques amarrées. Du transistor qui grésillait et grâce auquel il captait le hit-parade australien. Se souvient des Rolling Stones numéro un avec Satisfaction. Avant de revenir subitement au présent. À ces échardes qu'il s'évertue à extraire. Pour vivre ardemment.

« Délaissant momentanément les mots (blessé car certains refusent de voir en P.K.D. un poète) vers 1985-86, je me suis mis à faire des images. Lignes, espaces, couleurs pour tenir le même propos : perte du lieu d'origine, exil, désir d'une terre plus humaine. » (1)

L’œuvre peinte ne peut se concevoir (s'offrir, être reçue) que par un subtil processus de fragmentation. La mémoire s'y faufile. Ne joue jamais sur terrain neutre mais capte des flashes visuels, sensuels et physiques qui alimentent la boîte noire du créateur. Elle peut même travailler à son insu. Cela, il le sait. Il en a peur, il se méfie. Pour éviter la faute d'inattention, il s'arme du précieux carnet de notes et de l'indispensable appareil-photo. Il y ajoute une curiosité accrue et des questions souvent dérangeantes, posées à brûle-pourpoint, à propos de telle ou telle anomalie observée sur un paysage, un visage, un comportement. Attiré par le détail, il détecte le rien et peut, partant de là, ouvrir des portes essentielles.

« Images à lire. Alphabet des signes (des hommes préhistoriques à H. Matisse / Picasso en passant par Jean Fouquet) ». (2)

Dans sa « fabrique des sens », les couleurs sont vives et cachent à peine des traînées d'ombres. Ce sont celles-ci qu'il faut suivre et fixer. On leur trouve d'emblée des contours, des lignes. On imagine çà et là des intersignes songeurs et furtifs destinés à botter les fesses des petits fantômes de l'âme.

Dien fait le ménage là-dedans. Il promène ses émotions dans l'espace et le temps. Leur insuffle du quotidien. Évoque le poète Alain Malherbe. Parle de leurs virées nocturnes. Des plats exotiques qu'ils partagent dans des cantines qui ne paient pas de mine. Des voyages qu'ils réalisent en s'aiguisant les papilles. Il se tait. Sort un papier chiffonné de sa poche. Griffonne quelques mots dessus. Dit qu'il hésite toujours un peu entre l'écriture et le dessin.

« Mais peindre c'est se doter d'une écriture. » (3).

Il met sa graphie au service des yeux et ses couleurs à la disposition des mots. Parfois, il laisse tomber une ligne d'horizon à ses pieds. C'est sa manière d'annihiler les distances et de toucher ciel et terre du bout des doigts.

(1) Travers n° 33-34, Phnom-Penh sur berges (2) Extraits de La Terre Comestible n° 10 (3) Lettre, 11 janvier 1991 (4) La Terre Comestible n°7 

Né en 1946 à Kompong Speu, dans la minorité Viêt du Cambodge, Phan Kim Dien, est arrivé en France en 1966. Il vit à Paris. « Que cherchons-nous ? Pour ma part, un peu de sens à cette vie, et ce, depuis 1963. Sortie d'une adolescence difficile. Pénible. En exil forcé. », écrit-il en présentant Phnom-Penh sur berges (publié par la revue Travers en 1987). Il peint, écrit, photographie, lit, suit l'actualité, alimente son blog : PKD. Tout l'intéresse et le fait réagir. De plein pied dans le présent, tout en en fouillant dans son inépuisable mémoire