vendredi 12 février 2021

Et puis prendre l'air

L’homme, dès l’origine, est un être du dehors. Il l’est resté mais différemment, aimant sa tanière au point de se faire souvent violence pour en sortir, pour prendre l’air en allant voir ce qui se trame en extérieur, ce qu’il en est du petit théâtre quotidien qui s’y produit sans relâche et dont Étienne Faure est l’un des spectateurs assidus. Il en est aussi parfois acteur. Et chroniqueur pointilleux. Rares sont les scènes qui lui échappent. Flâneur des quatre saisons, il lui arrive même de trouver ce qu’il ne cherche pas. Son imaginaire donne facilement corps à l’invisible. Il n’a pas besoin de coller son oreille sur les pavés pour savoir que ceux-ci gardent en mémoire le claquement des sabots des chevaux qui les faisait vibrer il y a un peu plus d’un siècle et n’éprouve pas plus la nécessité d’interroger le banc – autour duquel s’organise (soit dit en passant) une vraie vie sociale – pour deviner qu’il garde en lui des traces du temps où il était arbre.

« Sous leur peinture les bancs se souviennent qu’ils furent arbres, ressentent dans leurs nœuds les branches de naguère, comme l’estropié la douleur de son bras absent. C’est un peu ça qu’on voit quand la couleur s’écaille : des cercles s’éloignant, crevassés dans la fibre, où parfois les amours au canif se mêlent, des initiales, de la gravure sur bois où tant de fesses s’assoient, mettant les motifs de fleurs et de feuilles imprimés sous presse. »

Ses poèmes en prose, minutieux et malicieux, regorgent de promenades buissonnières. Il arpente les rues et s’arrête pour observer le tableau animé qui se présente à lui. Il le décrit en quelques phrases précises, finement cousues les unes aux autres, laissant apparaître assez de jour pour qu’un esprit volage s’y promène en se sentant en liberté. Quand il n’est pas en ville, c’est qu’il est à l’affût ailleurs, repérant d’autres scènes dans les champs, ou engagé sur des chemins de traverse, ou assis derrière la vitre d’un train, ou debout à la fenêtre d’un hôtel, ou prenant l’air d’un temps révolu en questionnant les murs d’un vieux monastère derrière lesquels prièrent des êtres volontairement confinés.

« Réfectoire, le mot date, on l’emploie comme si c’était le titre d’une histoire, une nouvelle, un roman qui hésiterait entre un austère monastère – celui-ci par exemple, qui sent le salpêtre et la suie –, un internat ou bien la taule carrément. Réfectoire, j’ai dû y manger quelquefois dans ma vie antérieure de moine, y parler sans doute avec moi. Parloir et mâchonnements. »

Parfois, il sort pour entrer. Dans un théâtre, une galerie, pour un cocktail, un vernissage. Il y observe des personnages en représentation qu’il portraiture en pointillés, sans méchanceté, sans mauvais goût. Avant de les abandonner pour retrouver les oiseaux, pour s’adonner à la cueillette des mûres, des noisettes, des noix, loin du brouhaha des villes, loin des motardes qu’il aime également croquer, en un éclair, lors d’un arrêt au feu rouge, juste avant que leur cheval d’acier ne se mette à hennir en se cabrant pour les emporter plus loin.

« Le harnachement des motardes en juin développe un hippisme léger, une occasion de défiler guillerettes en cuir, casque et robe assortis au scooter, fugace monture chromée qui stoppe au feu rouge, une jambe effilée à terre. Nouvelles chasseresses, crinière au vent, les amazones motorisées soudain accélèrent – vert – et filent à toute allure sur le boulevard Diderot puis Voltaire. Hue ! Verve des oiseaux. On dirait la campagne si folâtre au solstice d’été. Herbe et chevaux.

Et puis prendre l’air est un livre vivifiant. Une incitation à la promenade. En douceur, en lisière. En s’arrêtant régulièrement. Pour sentir la vie qui bruisse dans ces décors habités qui se succèdent et s’assemblent, nous invitant à faire retour sur nous-mêmes, sur nos mémoires collectives, sur tout ce qu’elles portent en elles (d’étrange, d’impalpable, d’émotions) et que ravivent la douceur et l’acuité du regard d’Étienne Faure.

 Étienne Faure : Et puis prendre l'air, éditions Gallimard.

vendredi 5 février 2021

Deuxième mille

Depuis de nombreuses années, Patrick Varetz s’est engagé dans un projet poétique de grande ampleur qui lui est dicté par l’impérieux besoin qu’il a d’écrire, de noter, de saisir – à coups de poèmes courts, composés de trois ou quatre tercets – ce qui peut surgir à l’improviste et occuper momentanément sa pensée. Ces poèmes aux vers brefs, répondant à un tempo régulier, faisant parfois songer au blues, reliant les jours les uns aux autres, mis bout à bout n’en forment finalement qu’un.
En 2003, après avoir conçu pendant quatre ans un ensemble qui tient du journal et de l’exploration de soi – mais en s’évertuant à passer par les autres, père, mère, proches, poètes ou écrivains de prédilection – paraissait un Premier mille. Mille poèmes numérotés rejoints aujourd’hui par ce Deuxième mille qui l’aura accompagné pendant sept ans.

« oui tout cela peut paraître
aride ce second mille à la
suite du premier comment

imaginer la fécondité d’un
tel projet disons que nous
traversons une période de

tension les pires craintes
se regroupent le propos se
densifie mais les forces de-

meurent contenues »

Ce qui se dit, se lit dans ce volume tourne autour du matériau autobiographique tout en allant bien au-delà. On y retrouve les thèmes que l’écrivain développe dans ses romans : la présence du père honni, de la mère (décédée) psychologiquement fragile, la colère qui s’empare de lui ou son pendant, la résignation, le ressassement, le sentiment d’imposture qui l’envahit, les multiples esquisses d’un autoportrait en idiot patenté, les voyages vers le soleil, le bleu du ciel et bien sûr la force vitale qu’il faut réactiver et déployer pour tenir le fil de l’écriture. En proie au doute, il ressent une perpétuelle sensation de vide et essaie de la combler (en partie) en donnant corps aux poèmes.

« s’abrutir de mots et
de chaleur avaler re-
cracher les livres tu

entres dans le bleu
entre deux mauvais
rêves l’insomnie se

prolonge tu respires
dans les mots dans
le bleu tu l’épuises l’

après-midi à dormir »

Il n’adopte jamais un ton plaintif mais agit au contraire avec une certaine hargne, désireux d’en découdre avec lui-même, posant le mal-être sur la feuille blanche et appuyant là où ça blesse, là où ça suinte. Il se tutoie, se rudoie et convoque ses compagnons les plus précieux, les mots. Qu’il aiguise, qu’il frotte les uns contre les autres, qu’il assemble avec dextérité. Peu à peu, une rythmique lancinante se met en place. Qui emporte le lecteur, l’aide à sinuer et à se familiariser avec cette étrange construction (véritable work in progress), vivante, monumentale, hautement poétique, ce long mille-pattes qui circule de page en page, conduit par son concepteur.

« comme tout cela est fragile
si l’ambition était un chien
lancé sur tes traces jamais

il ne pourrait te retrouver
tout te traverse y compris
l’affection et rien ne saurait

remplir le vide et le mépris
qui t’habitent oui c’est vrai
que tout cela est fragile »

Patrick Varetz n’est pas seul à bord. Il sait qu’il ne pourrait tenir en solo. Qu’il serait alors en précaire compagnie. L’acte d’écrire passe là encore par les autres. Qui sont triés sur le volet de ses affinités. Et qu’il célèbre en leur consacrant des séries de poèmes. Apparaissent ainsi, au fil de l’écriture, Villon, Mallarmé, Emily Dickinson, Fanny Chiarello, William Cliff, Lawrence Ferlinghetti, Omar Khayyam, Dominique Quélen (ami proche et "poète émérite", bien vivant, dont il célèbre la mort par anticipation en lui dédiant une élégie) et beaucoup d’autres, certains, certaines plutôt, n’écrivant pas mais l’ayant durablement marqué. Tous habitent, à un moment donné, quelques uns de ses mille poèmes. Il les célèbre, les imite, bouge, s’énerve, s’entretient avec eux, s’initie au vin avec l’un, à l’usage de la corde avec l’autre, donnant toujours plus d’ampleur et de résonance à ce livre dense où vibre une voix, à nulle autre pareille, qui s’inscrit pleinement dans le vaste champ de la poésie contemporaine.

 Patrick Varetz : Deuxième mille, éditions P.O.L


mercredi 27 janvier 2021

La vie brûle

Du temps où Jean-Claude Leroy rencontrait Albert Cossery, rue de Seine, à Paris, celui-ci lui conseillait d’aller vivre dans un pays pauvre, ajoutant que Là-bas seulement il peut se passer quelque chose. Partageant depuis longtemps le point de vue de l’écrivain égyptien, il n’a pas eu besoin de se faire prier pour suivre à la lettre ses recommandations. Il y eut une époque où il partait chaque année en Inde. Puis ce fut en Égypte. Avant d’alterner les destinations, économisant assez pour pouvoir voyager hors saison et passer l’hiver dans un pays ou dans l’autre.

« Dans les romans d’Albert Cossery (…) j’ai appris la noblesse d’être sans biens, sans attaches, appris la fraternité vraie, sans pitié, la vigueur salubre de l’humour et l’hostilité résolue à l’empire des ambitions et des honneurs. »

Il est à Alexandrie, logeant au Blue Riviera Hôtel depuis deux mois quand, fin janvier 2011, le Printemps arabe, qui vient de mettre fin au règne de Ben Ali en Tunisie, se propage dans les pays voisins, gagnant rapidement l’Égypte. Là-bas, il se passe en effet quelque chose. Un soulèvement qui s’amplifie en prenant des allures de révolution, les manifestants exigeant le départ du dictateur qui dirige le pays depuis trente ans.

« En fin d’après-midi, la manifestation se balade sur un nouveau parcours. La foule apparaît toujours aussi nombreuse et hardie, tout le monde est là, des jeunes enfants jusqu’aux gens les plus âgés. Une clameur impressionnante prononce : "Horreya ! Horreya ! (Liberté ! Liberté !)" . D’autres préfèrent crier : "Merci à la Tunisie de nous avoir appris quelque chose d’important". Je suis avec Nessim, il me traduit les slogans. Beaucoup sont bien sûr anti-Moubarak, tel que : "Jugez-le ! Jugez-le !" Et le plus courant, repris en cœur : "Chaâb yourid esquat ennidham (Le peuple veut la fin du régime"). »

C’est ce soulèvement d’une ampleur exceptionnelle qu’il s’attache à décrire jour après jour. Il participe aux manifestations. Prend des photos (ce qui lui vaudra quelques ennuis). S’informe en consultant les journaux. Suit, sur la chaîne Al Jezirah, les grands rassemblements qui ont lieu, simultanément, place Tahrir au Caire. Il est souvent accompagné par Nessim, un poète saoudien qui séjourne dans le même hôtel que lui. Il note simplement ce qu’il voit, ce qu’il ressent et se laisse porter par la soif de liberté émanant des impressionnants cortèges qui envahissent les rues d’Alexandrie. Il connaît bien le pays dont (et d’où) il parle. C’est en témoin avisé et attentif qu’il s’exprime. Il le fait en s’adressant, tout au long du livre, à une amie qui vit à Montréal et qui possède également une bonne connaissance de l’histoire, de la culture, de la politique et de la société égyptienne. Les mouvements en cours vont crescendo et aboutiront, le 11 février 2011, à la chute du président.

L’intensité du moment ne l’empêche pas de revenir sur quelques uns de ses précédents séjours en Égypte. Un personnage en particulier resurgit. Il s’appelle Pierre. Celle à qui il s’adresse l’a également connu et côtoyé au Caire. L’homme a disparu des radars. Nul ne sait s’il est encore de ce monde. Jean-Claude Leroy l’invite dans son récit. Sa présence y est d’ailleurs fort remarquée et ses humeurs, ses utopies, ses projets culturels et sa prestance y sont pour beaucoup. Il se souvient notamment du jour où il lui avait parlé de Jan Palach, l’étudiant tchèque qui s’était aspergé d’éther et d’essence avant de s’enflammer, place Venceslas, à Prague, en janvier 1969 et ne peut pas ne pas penser aux nombreuses personnes qui se sont transformées en torches vivantes depuis le début de ce Printemps arabe. La vie brûle. Des hommes brûlent leur vie. Cela a débuté avec Mohamed Bouazizi en Tunisie. Puis d’autres ont suivi. Se sont sacrifiés en Algérie, au Yémen ou ailleurs.

« En Tunisie, un homme qui prend feu, puis d’autres. Une révolte qui devient révolution, un président qui prend la fuite. Un homme qui prend feu en Égypte, puis d’autres qui, par soutien, pareillement s’immolent. Alors, venant de jeunes gens, je crois, des appels surgissent, qui intiment de ne pas tous les imiter mais au contraire de rester vivants, et même... de le devenir. »

Tandis qu’il se trouve à Alexandrie – qu’il quittera bientôt pour rejoindre Le Caire – Jean-Claude Leroy apprend la mort, dans un accident de la route, de l’un de ses amis en Inde. La nouvelle le bouleverse. Et le ramène instantanément dans ce pays où s’était établi celui dont la vie s’est brusquement arrêtée.

« J’ai l’ami en tête, il vit et il occupe ma pauvre tête qui n’est plus nulle part ailleurs qu’en Inde du Sud. »

Cet événement tragique intègre naturellement le récit qui s’écrit au fil des jours. Il en sera de même, quelques semaines plus tard, quand interviendra la catastrophe nucléaire de Fukushima. Ce sera une autre brûlure. Qu’il ressentira au plus profond de lui et qu’il évoquera avec des mots précis. En propulsant à nouveau son texte dans un autre lieu.

Le récit de Jean-Claude Leroy est habilement structuré et bien documenté. Se rapprochant parfois du journal de bord, il foisonne de rencontres étonnantes et attachantes. Il suit la chronologie des événements et permet au lecteur, grâce à son regard avisé, à sa sensibilité en émoi, à son écriture juste, descriptive et narrative, de s’immerger dans cette période particulière qui aura vu, en quelques semaines, des millions de gens en quête de liberté et de démocratie marquer de leur empreinte l’Histoire de leur pays.

 Jean-Claude Leroy : La vie brûle, éditions Lunatique.

mercredi 20 janvier 2021

Attendu que

Layli Long Soldier est une jeune poète et artiste sioux oglala. Elle vit à Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Très remarqué, son premier livre, WHEREAS, paru en 2017, a reçu plusieurs prix, notamment le National Book Critics Circle. Cet ensemble, traduit en français par Béatrice Machet, paraît aux éditions Isabelle Sauvage. S’y affiche une écriture concrète, souvent narrative, qui se déploie autour du quotidien et de ses réalités ordinaires.

Le livre comprend deux volets. D’abord les "préoccupations", textes qui disent ce qu’est la vie, au jour le jour, d’une jeune femme qui écoute, observe, travaille, materne, cuisine, se cultive, résiste, pose et pense ses actes, la poésie en étant un, primordial et salvateur. Celle qui s’avoue – par la force des choses et de l’Histoire – « pauvre en langue », en impose une autre. Elle appréhende celle de l’occupant, la façonne, saisit ses poèmes à bras le corps, les fait bouger, ne les laisse jamais en repos et ouvre un vaste champ d’investigation qui court de l’enfance à la terre, de la maternité au paysage, de la lumière à l’herbe ou encore du cosmos à la remémoration.

« Chaque cahot sur la route un labyrinthe de miroirs la maternité l’hôpital
au poste d’admission la femme préposée à l’ordinateur demanda
quel était mon numéro de téléphone fixe de portable où je travaillais quelle était mon adresse
je saigne j’ai besoin d’aide maintenant dis-je puis ses doigts martelant le foutu téléphone
dans la strophe clinique froide je suis allongée sur une table garnie de papier blanc propre
mes jambes rouges humides l’infirmière ne m’a pas regardée et elle me ressemblait je l’observais
comment elle tenait mon bras avec empathie nous deux femmes bouches cousues nous deux sachant »

Politiques, ses poèmes le sont forcément. Mais sans slogan, sans petites phrases médiatiques, sans éléments de langage. Les faits qu’elle énonce se suffisent à eux-mêmes. Elle appartient à un peuple colonisé que l’on a attaqué en lui prenant ses terres, sa langue, en bafouant sa conception d’être au monde, en harmonie avec le haut et le bas, en tuant parfois même ceux qui tentaient de résister en s’organisant pour combattre les colons. Ainsi les 38 du Dakota auxquels elle rend hommage dans un long poème.

« Vous avez peut-être entendu parler de Dakota 38, ou pas.
Si c’est la première fois, vous pourriez vous demander : "qu’est-ce que le Dakota 38 ?"
Le Dakota 38 fait référence à trente-huit hommes qui furent exécutés par pendaison sous les ordres du président Abraham Lincoln.
À ce jour, c’est la plus grande exécution de masse "légale" de l’histoire américaine.
La pendaison eut lieu le 26 décembre 1862 – le lendemain de Noël.
Cette même semaine le président Lincoln avait signé la proclamation d’émancipation.
Dans la phrase qui précède, je mets en italiques "même semaine" pour un effet d’emphase.
Un film intitulé Lincoln a été tourné qui traite de la présidence d’Abraham Lincoln.
La signature de la proclamation d’émancipation figure dans le film Lincoln ; la pendaison des 38 Dakotas n’y figure pas. »

Dans la seconde partie de son livre, Layli Long Soldier revient sur la résolution du Congrès qui, le 19 décembre 2009, disait présenter des excuses aux peuples premiers d’Amérique, sans qu’aucun représentant des nations indiennes n’ait été invité à assister à ses excuses et à les recevoir. Elle y répond en alignant ses propres déclarations, toutes introduites par ATTENDU QUE. Elle détricote ainsi le discours officiel pour lui substituer une réalité brute, palpable, vécue par ceux et celles qui n’attendent ni excuses ni réparation. Dans nombre de langues amérindiennes, il n’y a d’ailleurs pas de mot pour dire excuse.

« Les nations tribales et leurs membres eux-mêmes sont les guérisseurs de cette terre de ses eaux avec ou sans la reconnaissance présidentielle ils agissent selon ce droit. »

Les déclarations et résolutions qu’elle assemble sont éminemment subversives. Elle détourne, point par point, le langage présidentiel, dénonce sa façon de se dédouaner à bon compte en faisant table rase du passé et en prétendant parler au nom de tous sans avoir jamais consulté quiconque. Elle procède avec ironie et fermeté en montrant, à travers quelques scènes, conversations et rencontres, que rien n’est figé mais que beaucoup encore reste à faire.

« Je sors en me souvenant que pendant des millénaires nous nous sommes appelés Lakotas, ce qui signifie ami ou allié. Cette relation à l’autre. Un peu mais pas tout, néanmoins notre part du tout. »

  Layli Long Soldier : Attendu que, traduit de l’anglais (américain) par Béatrice Machet, éditions Isabelle Sauvage .

dimanche 10 janvier 2021

Les Singes rouges

Si Philippe Annocque a l’habitude de dire que ses textes interrogent d’abord l’identité – ce que ses précédents romans confirment – cela est également vrai pour ce récit, avec pourtant une différence de taille. Cette fois, ce ne sont pas des personnages fictifs qu’il suit mais des êtres qu’il connaît bien. Et tout particulièrement sa mère. En son enfance Outremer. C’est autour d’elle qu’il construit cette chronique qui débute au bord d’un fleuve, en Guyane, là où l’on percevait les bruits et bruissements venus de la jungle voisine.

« Sur l’autre rive du fleuve on entendait les singes rouges.

Il pourrait mettre des guillemets à cette phrase car elle n’est pas de lui.
Il ne se rappelle plus quand elle l’a prononcée. Il se dit qu’il a dû l’entendre plusieurs fois. Elle s’est détachée de tout contexte, elle est devenue un objet qui tient tout seul par sa propre force de gravité. Et dont la trajectoire à présent traverse sa page d’écriture. »

C’est à coups de tableaux simples et saisissants qu’il se propose de retracer le parcours de sa mère, d’abord en Guyane, où elle est née à la fin des années vingt, puis en Martinique où la famille s’installa sept ans plus tard. Pour ce faire, il lui faut se remémorer ce qu’il a entendu, remettre des confidences, des anecdotes et des conversations passées en perspective, visiter un arbre généalogique aux branches peuplées d’oncles, de tantes, de cousins et cousines plus ou moins proches, collecter des informations et interroger la principale protagoniste. Prendre le pouls de ces îles lointaines où sont quelques unes de ses racines et regarder grandir, comme s’il y était, celle qui, bien des années plus tard, allait lui donner vie n’est pas une mince affaire.

« La Martinique tout de suite ça a été une autre planète.
Quand ils sont arrivés au port, à la Transat, toute la famille les attendait ; et elle, elle ne connaissait personne. Sa tante, la sœur de sa mère, elle l’a prise pour sa marraine – sa marraine qui lui avait envoyé la poupée en porcelaine. Ce n’est que dans la soirée qu’elle a compris qu’elle se trompait, quand sa vraie marraine est arrivée. »

Celle qu’il suit dans ses dépaysements est une petite fille vive, éprise de liberté. Qui apprend, avec rudesse parfois, ce que lui réserve le monde des adultes. À Cayenne, on lui a fait comprendre qu’elle était trop colorée pour les bonnes sœurs blanches et en Martinique elle s’aperçoit qu’elle ne l’est pas assez quand elle rejoint l’école publique. On lui attribue, de plus, un nouveau prénom parce que l’une de ses tantes n’aime pas celui (Olga) que ses parents lui ont donné. Elle prend peu à peu conscience qu’il lui faudra, d’ici quelques années, pour vivre pleinement, s’extraire de cet univers aux dehors harmonieux.

« Un jour elle a repris le bateau. Elle a laissé la Martinique derrière elle. Et la Guyane, encore plus loin, tout au fond de ses souvenirs – où elle est restée. »

Le récit de Philippe Annocque est lumineux. On sent le plaisir qu’il prend à reconstituer ce jeu de pistes, à poser, pièce après pièce, les jalons d’un parcours fondateur. L’homme qui semble feuilleter en dilettante l’album familial est en réalité extrêmement rigoureux. C’est un archiviste subtil. Qui décrit avec méthode l’enfance et l’adolescence de sa mère en assemblant de courts fragments. Il tient les manettes tout en se maintenant en retrait. On le voit hésiter, retravailler son texte, se demander ce qu’il garde, ce qu’il rejette, ce qui, trop intime, ne doit pas être dévoilé. C’est un très bel hommage qu’il offre à sa mère. En se cantonnant volontairement à la jeunesse d’une vieille dame dont il vient d’apprendre, par téléphone, « au milieu de la nuit », qu’elle est tombée. Un livre entier, plein de tendresse et de chaleur humaine dans lequel il interroge également sa propre identité, lui qui se dit, quand on lui parle de ses origines, « picardo-artésien d’un côté, guyano-martiniquais de l’autre ».

Philippe Annocque : Les Singes rouges, Quidam éditeur.