Le nom de Kristian Keginer, quand il est cité, est la plupart du
temps associé à la revue "Bretagnes" (1975-1979) dont il fut, avec Paol
Keineg et quelques autres, l’un des créateurs. S’il fut effectivement
très actif au sein de cette publication littéraire et politique, qui
ouvrait grand les portes aux débats, aux voix nouvelles, d’ici ou
d’ailleurs, faisant souffler des vents porteurs et dépoussiérants, il
ne faut pourtant pas oublier (comme le font si souvent les – très plombants –
faiseurs d’anthologies récentes) le poète Keginer.
Son premier livre, Un dépaysement, paraît en 1972 aux éditions
P.J. Oswald. Il a alors vingt ans. Les poèmes qui composent cet
ensemble ont été écrits durant les deux années précédentes. D’emblée,
s’y révèle une voix singulière, nerveuse, virulente, aimant se frotter
aux éléments, aux paysages, à leur rudesse, à l’écorce, à l’os, à la
pierre. Une voix engagée, vindicative, subversive, ancrée dans un
territoire chargé d’histoire. Une voix également dé-paysée puisque la
langue parlée et écrite n’est plus celle des parents, grands-parents et
ancêtres encore plus lointains.
« Ar ger ! Non pas guerre
Mais la maison !
Mon nom sans q ni u mais k,
C’est Keginer, c’est à dire
Traduit au travers de ces vers
En français cuisinier, et c’est ainsi
Que je le dis aussi simplement
Que si
J’étais un vrai cuisinier. »
Un autre titre suivra, Terra incognita (éditions Bretagnes),
en 1979, où l’on renoue, dès l’entame du livre, avec cette poésie
puissante, tonique, prenante, qui bouge, qui ferraille, qui se frotte
aux aspérités du territoire, qui déconstruit le parler beau, qui
emprunte à d’autres langues, qui se nourrit de celles de poètes lus et
aimés, qui travaille sur les syllabes, sur la phonétique, sur les
sonorités et qui vient de loin.
« Le soc écrit l’histoire du sol
Et forêt, rivière, ciel, mer
Taisent leurs noms
Non pas dicibles par toi, lingua francisca.
Démarre, nef du désir machinal, noire machine sans détresse,
Lâche l’amarre des terres, laisse
Rompre les talus.
Parle du paysage en langue claire
Puisque nous voici au-dedans de lui. »
Ensuite, à peine entrecoupé par quelques interventions ponctuelles,
s’installe un très long silence. Qui va se prolonger pendant quarante
ans et que la publication de Controverses de nulle part vient aujourd’hui rompre. Les éditions Les Hauts-fonds publient en cette occasion, sous une forme nouvelle, un volume, (Terra incognita et autres textes) qui réunit des poèmes qui étaient devenus introuvables et qui n’ont rien perdus de leur fraîcheur et de leur mordant.
Pénétrer dans
Controverses de nulle part, c’est reprendre
contact avec Kristian Keginer de la plus belle des manières. On
s’aperçoit assez vite que le silence qu’il s’était imposé n’était
qu’apparent. Il ne publiait plus mais il continuait de tenir, d’une main
ferme, le fil de son écriture. Il n’a jamais vraiment cessé d’explorer,
de rechercher, de travailler cette matière brute qu’il a à disposition
et qui ne demande qu’à être ciseler.
« Il y a les pays, langues, littératures : moins entités ou
phénomènes historiques qu’instruments de recherche et de perception d’un
autre, nôtre, non autre, monde ».
C’est de là que vient – et s’ouvre et se déploie – la poésie de
Kristian Keginer. Elle s’est affermie. Elle reste rageuse, se fait plus
concise, plus moqueuse aussi, moins en prise avec l’élan militant
d’autrefois. Elle dit ce qu’elle doit aux autres, et en premier lieu à
Tristan Corbière, qui a ouvert un chemin sur lequel, bizarrement, peu
de poètes ont osé s’engager. Lui, si, qui sait combien la langue, à
force d’être lissée et toilettée, peut perdre ses spécificités et se
momifier. Il a conscience qu’il faut la tordre pour en extraire son jus,
la bouturer pour la revivifier. C’est un corps vivant. Elle remue, se
transforme, s’avère dynamique et le poète se doit de suivre – parfois
même d’’anticiper – ses incessants mouvements. C’est ce qu’il fait.
À défaut de s’exprimer en une langue maternelle qu’on ne lui a pas
transmise, il s’en invente une autre. Qu’il construit patiemment, à
partir de ses lectures, de textes anciens, de fragments traduits. Et en
puisant dans sa mémoire linguistique. Qui, reliée au collectif, émet
régulièrement des signes de présence, tout comme le fait le membre
absent quand il s’invite dans le cerveau de l’amputé. Cela lui est
d’autant plus naturel que son environnement immédiat (en baie de
Morlaix, dans le Finistère Nord) est propice à ces remémorations
salvatrices.
« Ce savoir de moi
autrui l’a pareil
le savoir pareil d’autrui
que je suis moi aussi
mais que moi pas un autre
nous les avons ces savoirs
nous lui et moi vous
et moi toi et moi nous autres »
Il n’est pas rare de croiser au fil des pages de Controverses de nulle part
quelques uns de ceux dont Kristian Keginer apprécie tout
particulièrement le compagnonnage. Ainsi Joyce, Beckett, Keineg sont
quelques uns de ceux qui l’aident à percevoir, à défricher ce monde,
présent, à portée de poèmes. Qui est réellement le sien, unique et
remarquable. Et que l’on découvre dans ces deux livres.
Kristian Keginer : Terra incognita et autres poèmes (116 pages) / Controverses de nulle part (120 pages), éditions Les Hauts-Fonds.