samedi 17 juillet 2021

La tendre indifférence

Si une part de son être vit toujours à Alger, là où il est né, et où il retourne souvent par la pensée, Albert Bensoussan s’est inventé, très jeune, d’autres points d’ancrage pour y nouer des relations qui durent. Au début des années soixante, après avoir dû traverser la Méditerranée, il découvre Marseille, ville où le narrateur de La tendre indifférence, qui lui ressemble beaucoup, vient justement de se poser. Il y fait escale afin de se rendre au cimetière Saint-Pierre.

« Là, au-delà des palmiers qui font de l’ombre au tarmac, toute affaire cessante, un taxi me convoie au cimetière. Immensité de morts, cité cyclopéenne, océan tumulaire de cent soixante-dix-sept mille sépultures. La nécropole Saint-Pierre est une mégalopole du dernier repos. Sitôt franchie la croix qui surmonte le portail, l’ivresse me saisit, comme toujours quand je me transplante, vertige de l’ailleurs. »

Antonin Artaud est ici. Edmond Rostand aussi. Louis Noilly et Claudius Prat, les rois du vermouth, également. Mais ce ne sont pas eux qui motivent sa visite. Sa halte est intime. Il a des questions à poser, des liens à dénouer, et deux des personnes qui peuvent l’aider reposent en ces lieux. Il y a Dionys, l’ami qui fut son presque frère, volubile, enjoué, amoureux et jaloux, Dionys, mort du sida en 1989. Sur sa tombe, il se remémore leurs voyages, leurs escapades, leurs joutes verbales et se souvient que le colosse, qui avoisinait le quintal, était présent à chaque fois qu’il rencontrait une femme qui allait bouleverser sa vie. C’est le chemin (plus ou moins long) qu’il a parcouru en compagnie de ces femmes qu’il souhaite retracer, en une longue adresse à l’ami disparu.

« Trois femmes ont compté dans ma vie et malgré toi m’ont fait homme. Si je fus comblé ce fut toujours envers et contre toi. »

Il y a Mariska, la mère de Dionys, qui gît, après avoir vécue centenaire, dans la terre de l’immense cimetière où il continue de remonter le temps, faisant revivre – et réapparaître – celle qu’il a désirée, aimée et côtoyée pendant des années. Il procède de même, poursuivant son errance entre les lits de marbre, pour re-susciter la présence d’Amarie, jeune femme dont il s’éprit à Alger mais qui plus tard préféra en épouser un autre. À sa mort, ses cendres ont été jetées au vent, contrairement à celles de Gemma, sa première épouse, d’origine catalane, conservées dans une urne qu’il a pris soin de déposer au cimetière de Les Corts à Barcelone. Il l’évoque avec tendresse et pudeur sans occulter leurs douloureuses dernières heures passées ensemble.

« Lorsque tu la présentas à ta mère, Mariska sut reconnaître en elle une sœur et une complice, et elle s’en amusait. L’une et l’autre, tu le sais, aimaient séduire. Et à l’une et à l’autre, si semblables de stature, si pareilles d’âge, j’ai succombé. »

Ces trois femmes, qui ne sont plus de ce monde, habitent avec bonheur celui d’Albert Bensoussan. Le récit qu’il leur consacre n’a rien d’un livre de deuil. Pétillant de vie, il déborde de clins d’œil malicieux, se déplace d’Alger à Marseille, de Rome à Biarritz ou de Santander à La Baule et prolonge avec grâce ces moments fragiles qui adviennent quand les corps, débordant de désir, se frôlent et finissent par se toucher, par s’épouser. Ces moments restent gravés dans la mémoire d’un homme qui a su garder en lui assez de fraîcheur pour en être, quelques décennies plus tard, toujours aussi étonné.

 Albert Bensoussan : La tendre indifférence, éditions Le Réalgar.

mardi 6 juillet 2021

En découdre

Derrière ce beau titre, se cache une présence discrète qui ne se dévoile qu’avec retenue, de façon parcellaire, au cœur de l’hiver, avec en toile de fond un paysage aux collines dissimulées sous la neige. Çà et là, de frêles lignes noires jouent de leur contraste et agrippent le regard. C’est avec cette étendue blanche et aveuglante qu’il faut en découdre. Avec elle et avec la nuit, le froid, le manque de lumière. Celui-ci peut facilement se propager à l’intérieur de soi et nécessiter l’allumage de quelques feux. Il faudra ensuite souffler sur les braises et tracer des signes au sol avec le bois brûlé. C’est ce que fait Isabelle Lévesque.
 

« Pour compagnon,
l’hiver.

Il faut d’un bâton
tracer au plus vite
des figures indéchiffrables
pour les lire
après coup.

On dirait dans le soir
des dessins de flamme. »

Le froid n’endort pas l’ardeur, loin s’en faut. Il s’agit non seulement de la préserver mais aussi de la nourrir en prévision des jours meilleurs. Occuper cet entre-deux à deux si possible, faire confiance aux mots et guetter les indices de vie qui se manifestent parfois en une fraction de seconde. Cela n’empêche pas le tourment, la crainte, la peur de perdre pied. Ces émotions ambivalentes – exprimées avec délicatesse – sont tout simplement humaines.

« Mon cœur porte les épines
des unités qui s’alignent »

Il y a chez Isabelle Lévesque des non-dits, des énigmes, des suggestions qui incitent à la réflexion, qui stimulent la pensée. Chez elle, rien n’est jamais figé. Le mouvement est continu. Ses poèmes circulent entre le feu et la glace, entre l’obscurité et la lumière, entre la parole et le silence. Et au final, c’est elle qui en parle le mieux.

« C’est l’hiver. L’espace divisé révèle deux camps : en découdre pour ne pas rompre. Accepter d’être affronté pour que ne résiste plus la faculté d’inventer. »

 Isabelle Lévesque : En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, éditions L'herbe qui tremble.

 

samedi 26 juin 2021

Assemblages & Ripopées

Dès le prologue, le ton est donné. Le poète Dubost fait flèche de tout bois et l’imparable mécanique de la langue qui est sienne chauffe, bruisse, frémit, se cabre, respire amplement, s’embrase et emporte le lecteur. À lui de prendre la mesure de ces agapes joyeuses, savantes et gourmandes qui lui sont offertes. Il y a, comme annoncés, des assemblages, « composés après fermentation en fût céphalique », et d’épiques ripopées en Centre-Val de Loire, mais aussi des mets et des saveurs raffinés qui réclament des breuvages appropriés, des corps en émoi qui ne souhaitent pas en rester là, des vins issus des meilleurs cépages qui roulent dans la bouche et des larmes de vie qui glissent sur le rebord des verres. Il y a, servi sur table copieuse, tout ce qu’il faut pour étancher les soifs et pour rassasier les estomacs quémandeurs. Le festin se déguste page à page, chacune comportant son texte, qui court d’un seul tenant, trouvant sa tonalité, son rythme, sa dynamique noueuse, nerveuse et tendue sans point ni retour à la ligne, un tiret annonçant, simplement, la fin du poème.

« poèmes faits d’assemblages de différents terroirs lexicaux et champs sémantiques favorisés cependant par une bonne exposition aux dictionnaires, aux documents et aux dires d’hommes du cru ; ainsi beuvez toujours, vous ne mourrez jamais – »

Les textes réunis dans cet ouvrage ont été élaborés et écrits suite à des séjours en différents lieux, là où Jean-Pascal Dubost, invité en résidence, a questionné la terre, les hommes, l’histoire, les sous-bois, les ceps, les vignes, les humeurs du ciel ou du sol et l’apport des mémoires collectives pour mieux s’en imprégner. Ce fut le cas dans la Drôme, aux alentours de Montélimar, ou au prieuré Saint-Cosme, où vécut Pierre de Ronsard, qui, vingt ans durant, en fut le prieur et qui finit par y mourir avant d’être enseveli dans la crypte de l’édifice.

« Cher Ronsard, je vous adresse la cy-ripopée qui ne sera goutte un bas mélange de restes vinâtres, mais qui, sous la forme du porte-manteau-mot, "ripopée", fait de ri(bote) et d’(é)popée, sans que ça soit tip top, sûrement pas hip hop, ni beat ou bop, sera sans doute ribaude et laide et pas grave, et qui, plutôt que conter vos hauts faits, que narrer vos grands gestes ou louer votre vaillance offensive et guerrière, se servira de vos lauriers, de votre souffle et de vos trouvailles pour tranche-tailler dans la non franque franche langue nôtre de France amellée de choses estranges, et d’emprunts et de calques et de métissages »

Jean-Pascal Dubost travaille la langue. Il s’en délecte, s’en nourrit, aiguise sa curiosité en élargissant son champ d’investigation. Le lire, c’est se réserver de nombreuses incursions dans les recoins les plus subtils du langage, c’est pénétrer dans ses incroyables potentialités, s’immerger dans la richesse des lexiques, tournures et expressions orales passées ou présentes en se laissant guider par les poèmes, les écrivains (Rabelais, jamais loin), les poètes (notamment ceux du dix-septième siècle) et par cet appétit de vivre qui l’anime et qui ne peut qu’inciter au partage.

  Jean-Pascal Dubost : Assemblages & Ripopées, éditions Tarabuste.

 

mardi 15 juin 2021

Les Bâtardes

Huit récits suffisent à Arelis Uribe (autrice chilienne, journaliste et directrice de l’Observatoire contre le harcèlement de rue) pour ouvrir les portes d’’un monde particulier, celui du Chili des années 1990-2000 vu à travers le regard aiguisé de jeunes femmes qui décident de prendre la parole.

Elles se ressemblent. Habitent dans les quartiers modestes de Santiago ou à la périphérie de la ville. Elles s’expriment toutes à la première personne du singulier, sans fioriture et sans outrance, en s’arrêtant sur leur présent, leurs espoirs, leur détermination à ne pas s’en laisser compter et à poser des actes sur ce qui les motive.

Si le titre original, Quiltras, signifie bien bâtardes, il faut néanmoins lui attribuer un sens beaucoup plus large. Arelis Uribe s’en explique :

« Les cuicos (blancs des classes aisées) connaissent parfaitement leurs origines, contrairement aux quiltras. En mapudungun (langue amérindienne parlée par les Indiens Mapuche du Chili et de l’Argentine), quiltro signifie chien mais comme au Chili les indigènes sont méprisés, le terme signifie aujourd’hui chien sans race, sans classe, et tout ce qui est mélangé ».

Les huit femmes qui s’expriment ici sont issues des classes moyennes ou pauvres. Elles étudient ou entrent à peine dans le monde du travail. Elles aspirent à l’émancipation, découvrent de criantes inégalités, trouvent sur leur route de jeunes types fiers de leur virilité, n’acceptent pas d’être reléguées dans des cases spécifiques et l’affirment calmement, avec des mots simples, sans hausser la voix.

Ce sont ces voix que collecte Arelis Uribe. Des voix de femmes qui ne s’enflamment pas, qui ne sont pas dupes, qui ont besoin de se confier, de s’affirmer, de montrer qui elles sont, ce qu’elles font, ce qu’elles découvrent, de leur sexualité, de leur différence et des rejets qu’elles peuvent percevoir. Leur ressenti ne débouche jamais sur le ressentiment. Elles se savent néanmoins vulnérables. Et il leur arrive tout naturellement de se reconnaître dans le regard d’un chien perdu.

« Pendant les cent premiers mètres, j’entends des pas derrière moi. J’ai une boule au ventre. Je devine qu’il s’agit d’une bande de voyous avec des couteaux à cran d’arrêt ou du croquemitaine qui se masturbe, pantalon baissé. Je me détourne pour découvrir un chien des rues. Petit, noir, il remue la queue. Le typique animal qui surgit sur votre route, un de ces chiens errants que l’on trouve par hasard, comme les pièces de monnaie et les billets, et qu’on ne reconnaît pas quand on les revoit. »

L’écriture de Arelis Uribe est faite de phrases courtes, empreinte d’une fraîcheur et d’une nervosité qui procurent à ses récits un élan dynamique. La force de son livre, qui donne la parole à celles qui, d’ordinaire, n’apparaissent pas (ou peu) dans la littérature chilienne, tient à la façon, très subtile, qu’elle adopte pour montrer sans démontrer, pour dire, scènes quotidiennes à l’appui, combien il est difficile de vivre sereinement et de trouver sa place dans une société qui n’en finit pas d’exclure, de déclasser, de discriminer.

 Arelis Uribe : Les Bâtardes, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, postface de Gabriela Wiener, Quidam éditeur.

.

dimanche 6 juin 2021

Pour saluer Matthieu Messagier

" j'écoute les bruits du Monde

les plus beaux

le plus laids


et je regarde mon Boulou dormir

sur la couverture de Mamine

et tous ces jours que je déplie

pour lui

qui est d'avant ces bruits

et qui m'apprend à le devenir."


                              Matthieu Messagier, Les Chants Tenses, Flammarion, 1996

Matthieu Messagier est décédé le 1er juin à l'hôpital de Trévenans (Territoire de Belfort). C'est avec lui que débuta l'aventure Wigwam. Il répondit à ma demande de texte en m'expédiant Le Soliflore désordonné, premier titre de la collection. J'appréciais tout autant l'homme que le poète, né en juillet 1949 à Colombier-Fontaine dans le Doubs. C'est là, tout à côté, sur la commune de Lougres, qu'il était revenu vivre après avoir quitté Paris où il avait créé Electric Press avec Michel Bulteau.

Je ne suis pas prêt d'oublier la journée passée chez lui, en son pays de Trêlles, avec Louis Ucciani (revue Luvah) et Philippe Marchal (revue Travers), journée qui se termina par une visite au moulin pour saluer ses parents, le peintre Jean Messagier qui s'embarquait le lendemain pour un vernissage à Bruxelles et l'artiste céramiste Marcelle Bauman qui, écouteurs sur les oreilles, vibrait aux sons d'un groupe punk originaire de New-York. Le chien Boulou était là, qui ouvrait la route au fauteuil électrique de Matthieu (souffrant depuis longtemps de cette myopathie évolutive qui a fini par l'emporter) qui descendait la pente humide à l'abri sous un grand parapluie. Derrière nous, un jars, particulièrement remonté contre les animateurs de revues, criait et cherchait à nous pincer les mollets.

 Tristesse et souvenirs se mêlent aujourd'hui pour évoquer un poète qui aura mener sa barque de belle manière. Il naviguait contre les vents contraires et s'adonnait pleinement à l'écriture, sans relâche, et depuis l'enfance. Sa bibliographie est impressionnante. Elle débuta avec Le Manifeste électrique aux paupières de jupe, livre collectif (Le Soleil Noir, 1971) où l'on découvrait à ses côtés Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot, Jacques Perry et quelques autres, dont Jean-Pierre Cretin, avec qui il rédigea, chapitre après chapitre, en marchant, il y a plus de cinquante ans, dans les rues de Paris, One Kiss, un texte initialement destiné à la série noire de Marcel Duhamel et qui se transforma tout naturellement, porté par l'imagination débordante des deux rédacteurs, en « roman policier poétique ». Le livre vient tout juste de paraître aux éditions Médiapop


 "L'heure de mille ans

L'heure d'une seconde,

Pareil.

Il faut la rendre."

 

Le site dédié à Matthieu Messagier se trouve ici.

Photo : Matthieu Messagier et son chien Boulou.