« Ma douleur est sans nom et je n’ai pas fait trente mètres. Je n’y arriverai pas. Comme faire ce parcours de malheur. Ce n’est pas un jour pour l’exploit. Le soleil coule comme du plomb en fusion sur mon crâne gris. Je vais fondre sur le trottoir. »
Il lui faut parcourir trois cents mètres. Pour elle, un marathon, une odyssée, un long voyage. Elle sort aux environs de midi afin de ne pas être importunée par les commères et autres familiers des lieux qui la déconcentrent et l’agacent par l’inanité de leurs propos. Ce qu’elle préfère, pour aérer ses pensées pendant sa marche, c’est de remonter le cours du temps en y fixant les étapes de sa propre vie.
« Tout me vient dans le désordre. Je n’y peux rien. C’est plus fort que moi. »
Des bribes se réactivent. Qui la mènent de son village à la ville puis de celle-ci en banlieue parisienne où son mari, après avoir travaillé dans l’amiante (qui finira par le tuer) avait trouvé une place au Château de Versailles. Là-bas se trouvaient déjà d’autres membres de la famille ainsi que des voisins corses.
« La première fois que j’ai quitté le village, j’avais quatorze ans. J’ai passé un jour et une nuit loin de Ponte-Scogliu, loin du travail et de la famille. J’ai dormi au cinquième étage d’un immeuble décrépi de la citadelle de Bastia. J’ai eu le vertige d’être aussi haut et de voir la mer pour la première fois. »
La mer, elle la traverse d’abord, passage obligé, pour se rendre à Marseille. Cela est gravé dans sa mémoire, comme le sont un tas de souvenirs désordonnés. Mariage, naissance de son fils, mort de son mari, cour discrète d’un veuf qui aurait bien aimé revenir vivre à Bastia à ses côtés si son cœur ne lui avait fait faux-bond, et nombre de visages, paroles, visites fréquentes et inopinées des morts (père, mère, Andréa surtout, sa meilleure amie, de jeunesse et de toujours, et ceux aux figures grises sorties des mines d’amiante), une flopée de « malemorts » qui circulent dans sa tête et atténuent, par leur soudaine présence, ses douleurs aux pieds.
« Je n’ai besoin de rien (…), ne vous inquiétez pas. Je suis lente, c’est tout. L’escargot à côté de moi est un bolide. J’ai tout mon temps, c’est aux morts que je m’adresse maintenant. »
Joël Bastard dessine un portrait sensible et attachant de cette vieille dame au caractère bien trempé, contrainte de composer avec un corps qui flanche et qui s’avère bien moins alerte que ses pensées.
La plupart du temps, c’est elle, Filumena, qui s’exprime, en de courts monologues, de brèves réflexions, des commentaires instantanés, usant d’une langue orale qui colore discrètement le roman, lui insufflant une belle force de percussion. Cette langue prenante, rapide, poétique et imagée, on la retrouve également chez les autres personnages qui traversent le livre. Ils arrivent avec leurs provisions d’anecdotes ou d’histoires plus âpres, avec leurs travers et leurs mensonges, avec leurs rêves et leur générosité. Ils passent et repartent aussitôt. Ne viennent jamais pour rien. Et seulement si Filumena les convoque dans ses pensées. Tous portent des morts sur leur dos. Et ont des souvenirs à transmettre aux vivants, avant qu’il ne soit trop tard, ultime leçon de ce roman tonique et réconfortant.
« Le temps, ce n’est rien. Un vieux couteau que l’on oublie dans un mur. Le mur se défait, on retrouve le couteau. On l’ouvre, même difficilement, mais on l’ouvre, avec de la patience et une goutte d’huile. Et le mur nous parle. »
Joël Bastard : Filumena, Belfond.