vendredi 31 mai 2024

Des solitudes peuplées d'abandon

Le premier livre de Bob Kaufman (1925-1986), publié en 1965 aux États-Unis par New Directions, et dont la première traduction française (celle de Claude Pélieu et de sa compagne Mary Beach), parue chez Christian Bourgois en 1966 (rééditée en 1997) était introuvable depuis des années, est à nouveau disponible, traduit cette fois par Marie Schermesser. C’est grâce à elle – et aux éditions Le Réalgar – que l’on peut à nouveau se laisser guider par l’une des voix fortes de la Beat Generation.

Kaufman a quarante ans quand il publie ces poèmes et il a déjà, derrière lui, une vie intense et mouvementée. Embarqué à bord des navires marchands dès ses 13 ans, coupant ainsi avec une famille nombreuse où il se sentait à l’étroit tout en assouvissant ses envies de voyages, il a également expérimenté alcools, drogues et amphétamines, a séjourné en prison, a été interné et a fait des rencontres essentielles, celles des jazzmen (Charlie Parker, Lester Young, Dizzie Gillepsie, Miles Davis, Charlie Mingus) et des poètes (Ginsberg, Corso, Kerouac, Rexroth, Ferlinghetti), qui le confortent dans ses choix de vie et dans sa volonté d’en découdre avec les valeurs de l’Amérique des années 1940, 50, 60 avec laquelle il est en totale rupture.

« Nous nous souvenons quand les poètes mettaient leurs cerveaux confus de côté
Pour les retrouver quand ils seraient sains d’esprit,
Quand les spécialistes de l’organisation avec leurs cravates roses annonçaient l’amour à la télé,
Marquant le début de l’âge de pierre électrique
Quand tous les bien-pensants criaient : haro sur la pointeuse,
Ou bien sur vos voisins, ou votre plus jeune fils,
Alors qu’une cohorte de jeunes poètes
Périssait dans un marécage de Pusan,
Engloutis dans une marée de pochettes d’allumettes rapportées de la Mère Patrie. »

Percuté par l’histoire tragique du monde, (génocide et massacres nazis, Hiroshima, la guerre du Vietnam, le racisme, la ségrégation (il est né d’un père juif et d’une mère noire), Kaufman crie son désarroi et sa révolte dans des poèmes presque instantanés, écrits sur des bouts de papier, prêts à être lus à haute voix, portés par un tempo soutenu qu’il va puiser dans le be-bop en cherchant à inventer quelques brèches lumineuses pour que s’évapore un peu du brouillard mental qui anesthésie de nombreuses consciences.

« Mille saxophones infiltrent la ville,
Chacun avec un homme à l’intérieur,
Cachés dans des étuis ordinaires
Portant l’étiquette FRAGILE.

Une flotte de trompettes fait tomber ses croches,
A l’intérieur de l’extérieur.

Dix vagues de trombones approchent de la ville
Sous un camouflage bleu
De nuages néo-classiques de fin d’automne. »

Ses poèmes s’ouvrent en grand. Ceux dont il se sent proche, et dont les œuvres l’aident à tenir le choc, sont invités à y entrer. À commencer par les poètes (Ginsberg d’abord), et les jazzmen, (Parker en tête) mais aussi Steinbeck, Hart Crane, Albert Camus qu’il lit et relit et pour lesquels il écrit des textes qui confinent parfois à la complainte, se rapprochant du blues.

« Ray Charles est le vent noir du Kilimandjaro,
Braillant du blues en haut, en bas,
Geignant joyeusement dans tous les ascenseurs d’aujourd’hui.

Souriant à la caméra, une symphonie africaine
Coincée dans la gorge, et aussi, des pleurs (I got à Woman). »


Kaufman, de plein pied dans son époque, au courant de tout ce qui se crée dans les marges, errant par les rues en quête de rencontres et de drogues, amoureux de sa femme Eilleen et affectueux envers son fils qui ne se prénomme pas Parker par hasard, est un être à vif. Il peut réagir au quart de tour et prendre des décisions radicales. Ainsi, le jour de l’assassinat de Kennedy, il décide de faire vœu de silence et ce jusqu’à la fin de la guerre du Vietnam, autrement dit pendant dix ans, sacrifiant son couple (il se remariera plus tard avec Eilleen) et sa vie de famille, devenant pauvre parmi les pauvres, clochard dans les rues de San Francisco, logeant où on voulait bien de lui.

« C’était une époque où nous avions du mal à trouver notre rythme,
Quand John Hoffman * faisait du stop avec des dieux ennemis
Puis quand il mourut en terre mexicaine,
Étouffé dans ses rêves de sang et d’amour,
Laissant ses poèmes quelque part dans un coin sombre du temps,
Avec juste une petite pointe de rythme. »

Bob Kaufman (dont les archives 1958-1980 sont conservées à la bibliothèque de La Sorbonne) occupe une place importante – trop souvent minorée – dans l’histoire littéraire de la Beat Generation. Sa vie et son œuvre sont étroitement liées. La force de sa poésie tient non seulement par ce qu’elle emprunte au jazz, par ses sonorités, son timbre et sa structure, par ce qu’elle doit aux automatismes puisés aux sources du surréalisme, mais aussi par son choix de réserver la meilleure place aux bouillants créateurs, anonymes ou connus, qui jetaient à l’époque les bases d’une contre-culture qui n’allait pas tarder à se propager hors-frontières en libérant de nouvelles énergies. Ce sont ces irréguliers, ces gens de l’ombre, arpenteurs de bitume, guetteurs des nuits urbaines et allumeurs d’étoiles, qui peuplent ses solitudes.

« Pour chaque rêve dont on se souvient
Il y a vingt vies nocturnes. »

 Bob Kaufman : Des solitudes peuplées d’abandon, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, collection « Amériques ».

* John Hoffman (1928-1952), poète américain proche de la Beat Generation

mardi 21 mai 2024

Filumena

Filumena a quatre-vingt-cinq ans et ses pieds lui occasionnent les pires souffrances. Elle doit pourtant les mettre à l’épreuve, et en baver, pour aller acheter des cigarettes et des mots croisés au bureau de tabac le plus proche. À peine est-elle dehors que débute son chemin de croix. Elle marche lentement, avance d’un banc à l’autre, s’assoit, se repose, reprend des forces et repart.

« Ma douleur est sans nom et je n’ai pas fait trente mètres. Je n’y arriverai pas. Comme faire ce parcours de malheur. Ce n’est pas un jour pour l’exploit. Le soleil coule comme du plomb en fusion sur mon crâne gris. Je vais fondre sur le trottoir. »

Il lui faut parcourir trois cents mètres. Pour elle, un marathon, une odyssée, un long voyage. Elle sort aux environs de midi afin de ne pas être importunée par les commères et autres familiers des lieux qui la déconcentrent et l’agacent par l’inanité de leurs propos. Ce qu’elle préfère, pour aérer ses pensées pendant sa marche, c’est de remonter le cours du temps en y fixant les étapes de sa propre vie.

« Tout me vient dans le désordre. Je n’y peux rien. C’est plus fort que moi. »

Des bribes se réactivent. Qui la mènent de son village à la ville puis de celle-ci en banlieue parisienne où son mari, après avoir travaillé dans l’amiante (qui finira par le tuer) avait trouvé une place au Château de Versailles. Là-bas se trouvaient déjà d’autres membres de la famille ainsi que des voisins corses.

« La première fois que j’ai quitté le village, j’avais quatorze ans. J’ai passé un jour et une nuit loin de Ponte-Scogliu, loin du travail et de la famille. J’ai dormi au cinquième étage d’un immeuble décrépi de la citadelle de Bastia. J’ai eu le vertige d’être aussi haut et de voir la mer pour la première fois. »

La mer, elle la traverse d’abord, passage obligé, pour se rendre à Marseille. Cela est gravé dans sa mémoire, comme le sont un tas de souvenirs désordonnés. Mariage, naissance de son fils, mort de son mari, cour discrète d’un veuf qui aurait bien aimé revenir vivre à Bastia à ses côtés si son cœur ne lui avait fait faux-bond, et nombre de visages, paroles, visites fréquentes et inopinées des morts (père, mère, Andréa surtout, sa meilleure amie, de jeunesse et de toujours, et ceux aux figures grises sorties des mines d’amiante), une flopée de « malemorts » qui circulent dans sa tête et atténuent, par leur soudaine présence, ses douleurs aux pieds.

« Je n’ai besoin de rien (…), ne vous inquiétez pas. Je suis lente, c’est tout. L’escargot à côté de moi est un bolide. J’ai tout mon temps, c’est aux morts que je m’adresse maintenant. »

Joël Bastard dessine un portrait sensible et attachant de cette vieille dame au caractère bien trempé, contrainte de composer avec un corps qui flanche et qui s’avère bien moins alerte que ses pensées.

La plupart du temps, c’est elle, Filumena, qui s’exprime, en de courts monologues, de brèves réflexions, des commentaires instantanés, usant d’une langue orale qui colore discrètement le roman, lui insufflant une belle force de percussion. Cette langue prenante, rapide, poétique et imagée, on la retrouve également chez les autres personnages qui traversent le livre. Ils arrivent avec leurs provisions d’anecdotes ou d’histoires plus âpres, avec leurs travers et leurs mensonges, avec leurs rêves et leur générosité. Ils passent et repartent aussitôt. Ne viennent jamais pour rien. Et seulement si Filumena les convoque dans ses pensées. Tous portent des morts sur leur dos. Et ont des souvenirs à transmettre aux vivants, avant qu’il ne soit trop tard, ultime leçon de ce roman tonique et réconfortant.

« Le temps, ce n’est rien. Un vieux couteau que l’on oublie dans un mur. Le mur se défait, on retrouve le couteau. On l’ouvre, même difficilement, mais on l’ouvre, avec de la patience et une goutte d’huile. Et le mur nous parle. »

Joël Bastard : Filumena, Belfond.

samedi 11 mai 2024

Pemières à éclairer la nuit

Quinze femmes. Quinze poétesses qui ont dû affronter, de par le monde, celui, “ désespérant", du vingtième siècle, les idéologies totalitaires, les guerres, les dictatures, la Shoah, l’apartheid, le racisme, les interdits, le fondamentalisme religieux, en y laissant beaucoup de force et parfois même leur vie. Toutes furent des battantes, modulant et aiguisant leurs voix, ne s’en laissant jamais compter, allumant, ça et là, dans la noirceur ambiante, des lumières fragiles qui continuent de scintiller et d’éclairer ceux et celles qui les lisent.

« On n’écrit jamais de nulle part, on emporte toujours avec soi un cortège de fantômes. C’est une solitude peuplée. »

Cécile A. Holdban, s’attachant au destin de ces quinze poétesses qui lui sont chères, et qu’elle relit régulièrement, écrit avec, ancrée en elle, la mémoire de sa grand-mère, née dans l’ancienne Autriche-Hongrie et celle des « populations déplacées qui furent les vrais personnages du vingtième siècle ». C’est à partir de là qu’elle s’exprime. Elle s’en explique dans sa très saisissante préface où elle précise les enjeux du livre et son choix de prêter sa voix à ces femmes en s’appuyant sur leurs œuvres et leurs parcours de vie.

Plutôt que de les présenter l’une après l’autre en suivant leur itinéraire tourmenté, elle choisit de leur donner la parole et imagine, ce faisant, quinze longues lettres, destinées à des proches, sœur, père, amant(e), fils, ami(e), mari ou mère. Ainsi, Ingeborg Bachmann (dont le père était nazi) s’adresse à Paul Celan, par delà la mort :

« J’ai trop bu ce soir. J’ai mal à la tête. Mes angoisses me reprennent. Un début de migraine. J’ai peur de ne pas arriver à dormir. Je suis toute seule. Toute seule. Ai-je bien éteint ma cigarette ? »

Anna Akhmatova, écrivant à son fils Lev (Lyova), remonte le cours de sa vie et revisite sa jeunesse, quand elle fréquentait Mandelstam, Blok, Pasternak, Tsvetaïeva, sa « noire magicienne aux mains blanches », du temps où sa ville ne s’appelait pas encore Leningrad et où un seul recueil de poèmes avait suffit pour faire d’elle le « Reine de la Néva ».

« Combien de temps as-tu passé dans les camps, Lyova ? Par ton père, fusillé, et ta mère, mise au ban, tu étais marqué du double sceau de l’infamie. »

Syvia Plath se confie à son mari Ted Hughes, Antonia Pozzi à son ami alpiniste Tullio Gadenz, Anne Sexton à sa mère Mary Grey Harvey :

« J’ai raté mes études, ma vie de famille, d’épouse et de mère. J’avais renoncé à écrire depuis que je t’avais montré mes poèmes. »

Toutes portent en elles des souffrances intérieures, des deuils, des douleurs physiques, un mal à vivre qu’elles expriment avec leurs mots, leur colère, leur violence parfois, celle-ci se retournant souvent contre elles. Près de la moitié d’entre elles, parvenues à un degré de souffrance insupportable, se sont suicidées.

Le dispositif mis en place par Cécile A. Holdban, à savoir ces lettres sensibles et documentées qui touchent à l’intimité de ces poétesses, permet de les découvrir autrement, dans leur réalité, leur époque, leur pays, leurs déplacements. Sensibles, entières et intuitives, elles évoluent dans un environnement la plupart du temps hostile.

« Chez chacune, j’ai ressenti une attention particulière au monde, dans laquelle je me reconnais, comme si nous avions longtemps marché ensemble, moi les écoutant jusque dans leurs silences. »

Très bien construit et captivant, le livre de Cécile A. Holdban invite à lire, à relire et à découvrir les œuvres de ces poétesses * (issues de différents pays du monde) qui ont su témoigner et ouvrir quelques précieuses fenêtres de liberté dans des périodes où l’Histoire (qu’elles traversaient et qui les traversait) s’approchait plus des ténèbres que de la lumière.

Cécile A. Holdban : Premières à éclairer la nuit, éditions Arléa

 * Edith Södergran, Gertrud Kolmar, Ingrid Jonker, Marina Tsvetvaïeva, Ingeborg Bachmann, Forough Farrokhzad, Nelly Sachs, Alejandra Pizarnik, Janet Frame, Karin Boye, Anna Akhmatova, Sylvia Plath, Gabriela Mistral, Antonia Pozzi, Anne Sexton.

jeudi 2 mai 2024

Derniers oiseaux / Sternes

Les oiseaux occupent une place essentielle dans l’œuvre de Marc Le Gros. Après Méchamment les oiseaux (Est, 2017) et Tétralogie des oiseaux de halage (Est, 2020), les voici à nouveau, surpris au bord de l’eau, dans les champs, les bois ou en l’air, présents dans deux livres qui sortent simultanément, superbement édités, comme les précédents, par Samuel Tastet,

Derniers oiseaux regroupent des poèmes publiés çà et là, souvent à tirages limités puis revus et retravaillés. On suit quelques-uns de ceux (ils sont six) qu’il a repérés lors de ses voyages ou de ses promenades, surprenant les martins-pêcheurs « immobiles comme des marabouts » près des bassins et des temples en Inde ou regardant les mouettes d’Ostende évoluer près des vendeurs de moules, à deux pas de la maison de James Ensor, tandis que les sanderlings, ces bécasseaux « aux cous articulés / couleur d’ardoise triste » se rassemblent et forment « une curieuse colonie à Tréguennec », en pays bigouden.

Ailleurs, ce sont les étourneaux, leurs nuages de suie au ciel ou leurs grappes tombant brusquement dans les arbres à la tombée de la nuit, qui l’invitent à ne rien rater de leur vol et des nombreuses figures qu’ils dessinent là-haut, ce qui est leur façon de dire qu’ils ont, eux aussi, leur propre écriture.

« Sur le chemin piqué d’ajonc
Qui descend en glougloutant près de Botmeur
Vers les marais puants des Enfers
Les étourneaux ont l’art de faire ruisseler les images
Mais quelle musique aussi,
Ces bruissements de mues au faîte des cerisiers, ce
Long remuement d’ailes rousses qui pataugent
Dans l’eau de l’air ! »

Le pivert qui « sort de son arbre » au lever du jour, tout ébouriffé de rosée, et le pigeon (qu’il n’aime pas tout en admettant que certains peuvent parfois devenir de prodigieux voyageurs) trouvent également place dans le livre, peints, saisis en pleine action, comme les autres volatiles, par le peintre Henri Girard.

Sternes, poème inédit, est accompagné par les dessins de Maria Mikhaylova qui signe également la mise en page. Les mots, les vers, les changements de rythme et les subtilités métaphoriques de Marc Le Gros nous permettent de visualiser un spectacle à nul autre pareil, chorégraphie parfaite en bordure d’océan, avec en scène ces petits migrateurs, appelés aussi hirondelles de mer, en train de piquer du bec dans l’eau pour y subtiliser lançons et sardines.

« Les sternes ont la colère brève, la
Jouissance
Sèche
Une phrase courte
Une corde qu’on tend dans l’air acide
Toute prête à craquer »

Quelques minutes plus tard, travail accompli et repas ingurgité, les voici qui dorment. Leur calotte noire en haut du crâne ne bouge plus.

« Elles dorment sur leurs pattes courtes
À peine visibles et chaque fois
On dirait qu’elles rêvent et nous aussi pour un peu
On glisserait on
Basculerait dans leur douceur cette
Blancheur de peluche ancienne
N’était ce long fuseau des corps qui nous traverse
L’effilé splendide des dos qui chaque fois nous
Brûle les yeux
Comme une lame de lumière dans la mémoire »

Le poème de Marc Le Gros vibre, bouge et suit avec bonheur celles qui lui donnent son titre. Il les fait vivre (entrer, voler, pêcher, se sécher les plumes) dans son livre, accompagné, page à page, au plus près du texte, par les superbes dessins de Maria Mikhaylova.

Marc Le Gros : Derniers oiseaux, peintures de Henri Girard, Sternes, dessins et mise en page de Maria Mikhaylova, Est, Samuel Tastet Editeur.

lundi 22 avril 2024

Devenir nombreux

Rien ne va plus. L’hexagone est proche de l’implosion. L’état semble en perdition. La nature n’aimant pas le vide, des bandes armées se battent pour prendre le pouvoir. Le pays est pris en étau entre la Coalition et la Salamandre. Il n’y a plus de fils électriques, plus de jus, juste des tas de gravats, des restes de magasins dévastés, des grappes humaines qui essaient de survivre en s’agglutinant autour des feux, des gens qui se débrouillent pour manger, d’autres qui rançonnent, d’autres encore qui vocifèrent et font la loi sur les barrages. L’heure est au sauve-qui-peut. Il faut sortir du guêpier. C’est ce que fait Samuel, vingt ans, qui prend la route et quitte la Seine-et-Marne en compagnie de sa jeune soeur Betty.

Samuel possède un objet rare et précieux : un Kwish capable de le guider vers un avenir meilleur, quelque part au Québec où la vie semble plus facile et harmonieuse.

« Mon Kwish vibre.

Aurore bénigne berceau  »

Un sourire. Ma sœur soupire. Elle n’aime pas quand je sors mon Kwish. »

L’objet lui électrise les neurones et balance des mots brefs sur l’écran. A lui de bien les interpréter. A l’autre bout du vibrant bidule, se cache un être invisible.

Frère et sœur font route vers Le Havre. Leur voiture ayant rendue l’âme, faute d’essence, ils crapahutent, marchent, traversent des bois, se méfient des individus louches qui errent en bordure de Seine et parviennent, après plusieurs jours de galère, à embarquer (grâce à un passeur qui soutire leurs économies) sur un zodiac puis sur un bateau, direction l’autre côté de l’eau. C’est durant la traversée qu’il perd le fil des évènements, plongeant dans un état second avant de reprendre conscience, seul et démuni, dans un lieu hostile qui ne ressemble en rien à la ville de Montréal dont il rêvait tant.

« Adieu la vie. Les bêtes autour. Retour sous terre. J’ai perdu Betty. Mon Kwish. Mon cœur. Un truc bizarre m’est apparu dans le cou. Perdu le ruisseau. Les bêtes me narguent. Alors je m’enterre.
C’est froid, crépitant, mais presque doux, aussi. Je creuse, m’ensevelis. Me fais un masque de feuilles, comme un onguent sur les brulures de mon rêve »

Il se réveille dans une forêt. En compagnie des castors, des ours, des oiseaux, des insectes. Il va y passer quelques saisons, approvisionné en poisson sec par un inconnu qu’il ne voit jamais. Il est coincé, pris dans un très touffu purgatoire. On lui a, de plus, greffé une puce dans le cou.

Le jour où l’on vient enfin le récupérer, on le fait monter dans un pick-up pour l’amener dans un lieu étrange, alternatif, où vivent quelques milliers d’individus, hommes, femmes et enfants, cohabitant tous dans une communauté où chacun est invité à trouver sa place. Un endroit isolé du monde, avec ses us et coutumes et ses travaux quotidiens. C’est là que l’on fabrique les Kwish, à base de champignons. Samuel y retrouve sa sœur  mais ce Québec aux êtres décalés et néanmoins vaillants est bien moins trépidant que celui qu’il espérait découvrir. Le voilà désormais dans la compagnie des rêveurs et des rêveuses dont certains / certaines continuent de croire en des lendemains qui chantent, quitte à avaler un certain nombre de couleuvres.

Situé dans un avenir pas si lointain, la poétique et bluffante fiction imaginée par Pierre Terzian, riche en rebondissements, est portée par une langue à l'énergie survitaminée. Ses phrases courtes s’enchâssent et procurent un rythme soutenu à l’ensemble. L’humour est également de la partie. Parcimonieux, il atténue les poussées du tensiomètre. Le personnage principal, saisi avec empathie, surmonte les coups durs en les retournant à son profit. Ne pouvant espérer revenir en arrière, il s’en remet à la vie, au hasard.

« Est-ce qu’un castor, une rose savent où ils se trouvent ? Oui et non. Comme moi. Je suis quelque part. Je prends racine.»

Pierre Tierzan : Devenir nombreux, Quidam éditeur.