À l’origine de ce livre, il y a une rencontre étonnante, celle de
Abderrazzak Benchaâbane et d’un auto-stoppeur auquel il a ouvert la
portière de sa voiture, un jour où il circulait avec un compagnon de
route entre Essaouira et Agadir. L’homme au regard noir qui prit place sur
la banquette arrière était vêtu d’un manteau rapiécé, portait sur son
dos un baluchon usé et répandait une forte odeur de kif et de tabac.
« Quelques kilomètres plus loin, il demanda à descendre de voiture.
Une fois dehors, il commença à vider ses poches et sa besace et nous
donna tout son argent puis nous demanda de patienter un moment pendant
qu’il essayait d’ôter de son doigt une grosse bague en argent. Il n’y
parvint heureusement pas. (…) Résigné, il se mit à nous bénir, récita
quelques prières de lui seul connues. Il tourna ensuite autour de la
voiture, donnant avec son bâton des coups sur la carrosserie tout en
psalmodiant sa Baraka. »
Le conducteur ne mit pas longtemps à comprendre que ce vagabond
dépenaillé était un Haddaoui, un itinérant mystique, compagnon de
l’ordre soufi initié par Sidi Heddi, religieux marocain (mort en 1805),
fondateur d’une secte de mendiants pénitents. Durant son enfance à
Marrakech dans les années 1960, l’écrivain (également professeur
d’écologie végétale, ethnobotaniste et créateur de parfums) en rencontra
beaucoup et fut fasciné par leur aptitude à partager leur
spiritualité. Suite à cette rencontre fortuite, il décide de se lancer
sur leurs traces pour mieux les connaître, mieux cerner leurs rituels et
leur conception même de l’existence.
« Il m’a fallu plonger dans le quotidien des Haddaoua pour, en les
observant, comprendre la nature réelle de leur pensée et découvrir leur
manière de s’habiller, de parler, de prier, de vivre et d’errer. Pour
les Haddaoua l’errance est une thérapie pour soi, sur soi. »
Avec méthode, en de courts chapitres, Abderrazzak Benchaâbane
étudie, point par point, ce qui caractérise les Haddaoua. Ils ne sont
détenteurs d’aucun texte écrit. Chez eux, tout passe par l’oralité, y
compris la transmission qui devient, de fait, créative et jamais figée.
S’ils acceptent l’aumône, c’est uniquement pour s’humilier devant Dieu.
Les Haddaoua font un usage immodéré du kif et ne tarissent pas d’éloge sur le narguilé.
« Bourre le narguilé et passe-le au voisin
Fume et bois du thé à petits gorgées
Dieu dénouera tout »
clame l’un d’entre eux.
« Le kif pilé, la pipe tirant à souhait,
Le miséreux va, de par le monde,
Le cœur joyeux »,
chante un autre.
Sidi Heddi, leur maître à tous, le "Sultan des mendiants", est
considéré au Maroc comme étant le saint-patron des fumeurs de kif. Il
fut, dit-on, le premier à ramener de de ses pèlerinages en Asie des
graines de cannabis au pays.Cheveux longs et barbes hirsutes, les Haddaoua vénèrent les chats.
C’est leur animal totémique. "Il l’accompagne dans leurs
pérégrinations, logé dans un couffin dont il ne sort qu’au terme de
l’étape". Ils les protègent, partagent leur nourriture avec eux et, le
moment venu, leur offrent une sépulture.
« A leurs yeux, le chat est un animal noble, puisqu’il descend du
lion et du tigre. Ils disent que le chat fait ses ablutions et récite
régulièrement des prières, sous forme de ronronnements. Il est le
symbole du calme, de la retenue et de la sagesse. »
La langue des Haddaoua est le ghous qui puise ses racines et
son vocabulaire dans l’argot. Ils l’ont adoptée pour contrer "la langue
des poètes prise dans le piège de la rhétorique".
« Les poèmes tissés par les Haddaoua, comme leurs frocs troués et en
haillons, peuvent ressembler parfois à une grossière dentelle où les
silences, les vides et les pièces cousues dessinent des motifs. »
Abderrazzak Benchaâbane présente quelques-uns de ces poètes,
notamment Mohamed Cherkaoui qui déclamait, en duo avec son compagnon
aveugle Maâti Belfaïda, place Jamaâ Lfna à Marrakech, entouré de ses
pigeons voyageurs dont certains montaient sur ses épaules ou sur son
dos. Les deux officiants offraient aux spectateurs réunis en cercle
autour d’eux un spectacle festif (une alqa) où la gestuelle comptait tout autant que la parole.
L’auteur termine son périple en évoquant les Derviches et les
Qalandars d’Orient, autres vagabonds mystiques habitués à errer, en
Anatolie, en Chine ou en Inde, en quête de sagesse intérieure, menant
une existence identique, faite de pauvreté, d’abstinence, de non
violence et d’oubli de soi. Plus qu’un essai, ce livre est une belle
invitation à découvrir des vies humbles et hors normes, celles de
"voyageurs à l’apparence négligée, cheminant seuls sans bagages".
Abderrazzak Benchaâne : Poètes et vagabonds mystiques, des Haddaoua du Maroc aux Derviches et Qalandars d'Orient, photographies de l'auteur, éditions Al Manar.