Celle qui prend la parole, qui se lance dans une longue et effrénée
confession, qui n’a plus envie de se censurer, et pas plus de ménager
qui que ce soit, est morte depuis peu. Ce nouveau statut lui ouvre des
portes qu’elle ne pouvait jusqu’alors franchir et lui procure assez de
distance et de liberté pour comprendre – et dire – ce que fut sa vie
et celle de ses proches. Sa voix vient de loin. Elle a ses racines dans
un village isolé d’Haïti. Elle est en prise directe avec une manne de
souvenirs qui courent sur plusieurs siècles et s’en va fouiller là où
nul être vivant ne peut espérer s’aventurer : dans les méandres d’un
passé rude où quelques ombres se mettent parfois à bouger sans qu’aucun
corps ne les porte.
« je vais parler, parler sans arrêt, laisser mes mots voguer, aller
au-delà de leur limite, rien ne pourra plus m’en empêcher, même la
rigueur du temps, sa tendance à tout restituer »
Sa voix ne tremble pas. Elle cherche et trouve les mots justes pour
dire le microcosme familial et ses à-côtés. Il y a d’abord Toi, la mère
qui tient la maison et fait bouillir la marmite, Makenzy, le père atterré, violent, violeur, glandeur, alcoolique,
Orcel, le frère mutique qui reste des heures à scruter la mer, et elle,
la morte qui reconstitue, dans le désordre, quelques pans d’une
existence pauvre et douloureuse.
« les désirs de Makenzy étaient des ordres, c’était sa façon d’aimer,
et Toi la poubelle où il jetait toutes les ordures de sa vie »
Circulent aussi, en embuscade, toujours sur le qui-vive, dans ce
village replié sur lui-même, ceux qui s’immiscent dans les têtes pour y
instiller bribes d’éducation, de religion, de peur, de servitude, de
mystère. Chacun d’entre eux a son chapitre dédié.
« l’envoyé de Dieu vivait dans un dortoir à l’arrière de l’église où
il fumait des joints et recevait les petites sœurs bien rondes pour des
confessions spéciales »
« le Maître d’école se donnait pour mission de partager le pain de
l’instruction, dans ce village perdu au milieu de nulle part, il n’était
pas habitué à voir ses rêves se réaliser, alors quand un de ses élèves
donnait la bonne réponse à la question posée, il lui disait merci et se
mettait à danser, il n’avait jamais connu l’amour d’une femme, pour plus
d’un c’était la raison pour laquelle il aimait tant son métier »
Celle qui parle ainsi, qui n’a pas de nom, qui re-suscite portraits
et scènes d’un passé plus ou moins récent, où l’on retrouve, en
filigrane, celui d’Haïti, a aussi le pouvoir – c’est là le privilège des
morts – de continuer à voir ses proches vivre. Elle les regarde
déménager de leur village à la ville, les voit changer, vieillir,
souffrir, se débattre et bientôt, pour certains, mourir.
« je t’avais prévenu, ça n’a absolument rien à voir avec une
histoire, je ne ferai toujours que vomir, crier pour ne pas m’étouffer,
la parole des morts est une parole solitaire, car les vivants sont des
vases vides, ils n’ont d’écoute que pour eux-mêmes »
L’Ombre animale est traversé de part en part par l’écriture incandescente de Makenzy Orcel.
Doté d’un souffle époustouflant et d’une énergie sans faille, il
construit avec fougue un roman âpre, sombre et endiablé. Un livre
remarquable. Un long cri de rage et de révolte.
Makenzy Orcel est né à Port-au-Prince en 1983. Il a publié en 2015 La Nuit des terrasses à La Contre-Allée. Ce printemps-ci, L’Ombre animale
s’est vu décerner, coup sur coup, le prix Louis Guilloux 2016 et le
prix Littérature-monde lors du dernier festival Étonnants Voyageurs.
Makenzy Orcel : L’Ombre animale, éditions Zulma
Makenzy Orcel : L’Ombre animale, éditions Zulma