Elle vit en couple dans une ancienne boucherie avec un retraité du rail, devenu artiste-peintre, spécialisé en scènes idylliques, qui a vingt-sept ans de plus qu’elle. L’homme, au temps de sa splendeur, la battait ou la caressait, selon l’humeur, l’incitait à poser nue quand ça le titillait, jouait les types dans le vent avec sa queue de cheval et sa décapotable. Ces derniers mois, il a sérieusement perdu de sa superbe en devenant vieux et malade en même temps. Elle le surnomme le lézard. Se venge en lui assénant des coups et en l’humiliant mais cela ne fait qu’ajouter un peu plus à l’auto-détestation qui la ronge.
« Une odeur âcre infecte la tuyauterie. Le vieux a encore pissé dans le lavabo. Il n’a qu’à ouvrir sa braguette, pas la peine de se hisser, il pose le machin sur le rebord, jette son ammoniaque là-dedans, repart à petits pas de fouine. Ensuite, il fait exprès de lui demander, en la fixant longuement dans les yeux, s’il ne s’est pas dégradé. »
Elle le déteste mais s’accroche au bonhomme, à sa pension qui tombe chaque mois, à ses tableaux qu’elle tente de vendre au supermarché du coin ou à domicile, à un couple de touristes qui s’arrête périodiquement pour regarder la vitrine, derrière laquelle trois chiens énervés bavent en montrant les crocs. Elle ne s’échappe que par la marche, qu’elle pratique assidûment.
« Elle marche, marche, pour lâcher la violence qui lui file dans la tête, les avalanches de coups sur le vieux, œil au beurre noir, bleus éparpillés, mais le nez cassé cela a été une autre affaire, qui a presque viré au drame. Elle a eu peur qu’on les lui retire, lui et sa retraite de cheminot. »
La descente du "lézard" – qui va bientôt finir à l’hôpital – est inexorable et celle de Françoise, qui ne tardera pas à vendre ce qui lui reste (son corps) pour joindre les deux bouts, l’est tout autant.
« Elle reprend corps quelques jours plus tard, un peu plus loin, accrochée plus ou moins bien à un homme qui la pelote. Elle le laisse faire, en échange d’un peu d’argent et d’une promenade dans sa petite voiture rouge. »
C’est de misère sociale dont il est ici question. Avant
l’irrémédiable décrochage, il y eut une enfance puis une adolescence
fracassées. Auxquelles se sont ajoutées l’emprise des hommes et la
difficulté à s’en extraire. Françoise, l’anti-héroïne dont Clotilde
Escalle esquisse un portrait fouillé, vif, rude et réaliste, n’abdique
pas. Elle se bat, se débat (la plupart du temps contre elle-même), avec
les moyens du bord mais n’y arrive tout simplement pas.
Toute seule dit le cheminement écorché, âpre et douloureux d’une
femme qui essaie de garder la tête hors de l’eau tout en se battant
contre ses démons intérieurs, en un lieu presque désert, dans une
société où il ne fait pas bon se retrouver aux abois, quasi invisible,
hormis pour les voyeurs, dans la marge de la marge.
Clotilde Escalle : Toute seule, Quidam éditeur.