mercredi 22 octobre 2025

Rêve d'une pomme acide

Une voix hurle dans la moiteur d’une fin d’après-midi estivale. C’est celle d’une femme qui demande à son mari, assis devant la télé où il y a un match de foot, de baisser le son ("on est pas sourds"). Cette femme s’appelle Élisabeth Witz. Elle est mère de trois filles : l’écolière, la lycéenne et l’étudiante qui, à l’entame du deuxième chapitre, prend la parole, dit comment va, et ne va pas, la vie dans sa famille. Elle l’ausculte finement, ne cache rien, reste posée, à l’écoute, essaie simplement de comprendre. Pour cela, elle doit remonter le cours du temps, s’intéresser au vieil arbre généalogique, planté entre l’Alsace (côté maternel) et la Lorraine (côté paternel) et dresser un état des lieux. Son constat est triste et sombre. Dans ce microcosme friable, tout est figé (pour ne pas dire vicié) depuis des décennies.

Elle dessine ensuite un portrait rapide de chaque membre de la famille. D’un côté, les hommes, souvent occupés dehors, experts en chiffres, évaluent toute chose ou situation en terme de coût, d’argent, de profit ou de pertes et de l’autre côté, les femmes, assujetties aux tâches domestiques, rêvent d’un horizon un peu plus émoustillant et moins banal que celui du salon de jardin. Beaucoup pleurent, désespèrent, dépriment, voient leurs espoirs s’effriter contre des murs d’ennui, s’abîment dans la mélancolie, la colmatent comme elles peuvent, la plupart du temps avec des médicaments. Certaines, parfois, n’y parviennent plus.

C’est le cas d’Élisabeth Witz. Un dimanche matin, 22 avril, premier tour d’une élection présidentielle, elle s’éclipse, quitte la maison et n’y reviendra plus. Elle part se suicider, en silence, dans la campagne, loin des regards, à tout juste quarante-huit ans. Si l’étudiante reprend un à un les fils effilochés de la cellule familiale, ce n’est pas pour les recoudre, elle sait que c’est trop tard, mais pour tenter d’y voir clair, pour avancer, trouver sa voie, ne pas sombrer. Pourquoi ce drame ?

« 22 avril soleil vert et jaune minuscule
deux et deux font quatre pourtant nous étions cinq
le père la mère trois filles : famille
désunie comme les doigts de la main »

Elle découvre les effets dévastateurs de la déflagration qui se propagent dans toutes les têtes, dans tous les corps. Rien ne sera plus jamais comme avant. Et cet "avant", elle doit désormais le considérer autrement, en tenant compte de la mort brutale de sa mère.

« Je vis avec ton fantôme, que je chasse ou appelle. Tes ombres sont amples et multiples. Elles surgissent partout sans crier gare.
Tu as laissé beaucoup de blanc. Beaucoup d’absence, d’espace. De cette liberté douloureuse que tu m’as offerte, quelque chose se donne ici en ton nom. Plus je t’exhume de ma mémoire, plus je t’invente. »

Le roman, soutenu par une langue tendue et fluide, usant de mots simples, précis, est construit autour de cette disparition que personne n’avait vue venir. D’où son impact, sa violence. Il y avait bien eu des indices, des signes avant-coureurs, mais minorés parce que dilués dans un quotidien ordinaire, dans ses à-côtés, dans les rituels de la religion, dans les visites dominicales aux grands-parents, dans l’ennui, l’école, le travail, les habitudes...

Tout semblait aller de soi quand tout, en réalité, allait de travers. D’où la bascule d’un récit qui réplique à une autre bascule, celle d’un être cher qui n’existera plus que dans la mémoire des autres. Tombeau grave et douloureux, le livre bouleverse par la dignité et l’humilité qui le traversent. À l’absente, les trois filles, chacune à sa manière et selon sa sensibilité, son tempérament, vont devoir donner une autre présence.

« Bercée, l’écolière s’est endormie.
Schloof gued Maïdele (Dors bien petite fille), murmure la lycéenne
Un draïm vum e siesse (Et rêve d’une pomme sucrée), ajoute l’étudiante.
Ensemble, elles portent l’écolière jusqu’à son lit. »

Justine Arnal décrit ici, calmement, entre douceur et gravité, changeant de ton quand il le faut, sans vouloir démontrer quoi que ce soit un engrenage peu visible mais terriblement fatal. Elle décrypte la fragilité des êtres, tout particulièrement celle de cette mère qui ressemble à beaucoup d’autres.

Justine Arnal : Rêve d'une pomme acide, Quidam éditeur

mardi 14 octobre 2025

Un abri dans l'ouvert

Ce nouvel ensemble de Françoise Ascal s’inscrit dans la suite de L’obstination du perce-neige, paru en 2020, chez le même éditeur, livre dans lequel étaient rassemblées les notes prises entre 2012 et 2017. On retrouve la voix claire et précise de celle dont l’œuvre tout entière (et d’abord poétique), façonnée par le matériau autobiographique, se nourrit de la présence des autres, des proches, des ami(e)s, des disparus, tout en étant reliée aux paysages qui la réconfortent, dans l’un ou l’autre de ses deux lieux de prédilection (ici, en Seine-et-Marne, le jardin, là-bas, en Haute-Saône, la prairie) et à sa soif de découvertes, de partages artistiques.

« Je ne cherche pas à faire" bouger la langue". Je cherche sa plus grande précision. Je cherche à affûter le mot, qu’il tranche à vif dans le réel, qu’il le fasse saigner. Lame nue. Outil le plus simple, le plus universel. »

Si la tonalité des notes (écrites à partir des lectures du moment, ou en rapport avec la lumière du jour, ou encore au sujet des projets à venir), se rapproche dans les premières pages de celle du précédent ouvrage, elle se fait néanmoins peu à peu plus tendue, plus grave. Son corps malade (des reins) ne lui laisse aucun répit. Le manque d’humanité qui règne dans les "usines à dialyses", où la machine dicte sa loi, n’arrange rien.

« Ne sais plus écrire. L’hémodialyse a sectionné la partie créatrice de moi-même. Ne suit " occupée" que par elle. »

Il lui faut puiser dans ses ressources intérieures, chercher et trouver l’équilibre, s’approcher de cette sensation de légèreté qu’elle espère et qu’elle réussit parfois à toucher en observant ses paysages familiers, où en s’immergeant dans des dossiers en cours d’écriture, l’un consacré à Katherine Mansfield, l’autre autour de l’œuvre d’Odilon Redon, ou en s’adonnant à des lectures passionnantes, de Hubert Lucot ("à l’affût du moindre pétillement dans le bus qu’il emprunte") à Louise Gluck ("très fort, façon Emily Dickinson") en passant par Montaigne ("je devrais toujours avoir un Montaigne avec moi").

Malgré les doutes et les mauvaises nouvelles qui affluent, en ces années sombres où nombre de ses proches (dont son frère aîné) disparaissent, elle poursuit sa route, lâche parfois ses carnets, y revient régulièrement, se demande toutefois s’il ne vaudrait pas mieux en rester là.

« Beaucoup de censure dans ce journal », dit-elle.

Pas de plaintes et pas, non plus, de propos qui pourraient inciter ses lecteurs / lectrices à en formuler. Mais une belle retenue, une dignité sans faille.

Le 7 août 2022, elle prend la décision qui la taraudait depuis des mois. Elle met un point final à ses carnets. Elle les avait ouverts en hiver 1978-79. Fin d’une longue aventure.

« L’exploration a été menée à son terme, jusqu’à ce point de saturation. Le poursuivre condamne au radotage ».

Sa dernière note sera pour « la petite pigeonne qui a fait son nid dans la glycine sous ma fenêtre, à portée de regard depuis ma table de travail. » On se dit que ce nid est aussi "un abri dans l’ouvert" même si ce n’est pas lui mais une citation de Roger Munier qui donne son titre au livre.

Un jour, le pigeonneau s’envole, la pigeonne aussi. Tous deux s’en vont prendre l’air et le large. Elle les accompagne du regard. Ils disparaissent dans le bleu du ciel. Elle referme son cahier. S’empare d’un plus petit carnet. N’en a pas fini avec l’écriture.

Françoise Ascal : Un abri dans l'ouvert, Carnets 2018-2022, lavis de Colette Deblé, Al Manar,  

dimanche 5 octobre 2025

Le Rêve de Dostoïevski

Le Rêve de Dostoïevski est "conçu comme un chœur de solitaires cherchant à exorciser le constat de "l’homme du sous-sol" de Dostoïevski" (à savoir : "Eux, ils sont tous, et moi, je suis seul"). C’est ce vaste chantier polyphonique que Cécile A. Holdban entreprend en s’attachant à ce que chaque poème, écrit comme "une trace dans la neige", tourne autour d’un même centre vital qui le reliera aux autres. Il lui faut, pour cela, construire une architecture particulière, s’entourer de présences rassurantes, privilégier le rêve éveillé et rester au contact (et à l’écoute) de tout ce qui vit alentour. Êtres, arbres, oiseaux, maisons, terres, rivières, etc.

« Qui court à l’horizon
dans son drap d’une seule flamme
que rien ne peut coudre à la terre ?
Et si le langage des hommes se perd,
si même le sang boitille dans ses miroirs
il restera toujours, comme une entaille
celui du vent. »

Elle a démontré dans un précédent livre, Premières à éclairer la nuit (Éditions Arléa), sa capacité à se saisir de la voix des disparu(e)s et à la porter avec justesse et empathie. C’est également vrai ici. Si l’ombre du maestro russe qui apparaît dans le titre se veut discrète, il en est d’autres, par contre, qui s’affirment plus franchement. Ils s’expriment sans complexe, font de rapides détours en arrière et Cécile A. Holdban n’a plus, dès lors, qu’à retranscrire leurs propos. Ils deviennent des pièces incontournables de la construction de son livre. Seuls leur prénom, la première lettre de leur nom et le lieu où ils se trouvent à l’instant même où ils s’expriment sont dévoilés. Se succèdent ainsi Robert W., Franz K., Mickhaïl B., Fernando P., Samuel B. et Jorge Luis B. qui émet depuis Buenos Aires, en 1946 :

« Chacune de mes heures est écrite dans un livre de sable. Je vis autant que je lis. Tout ne tient qu’à une lettre. Et dans cette unique lettre instable résident le centre du monde et sa totalité. »

Chacun de ces écrivains ouvre une section d’un ensemble où vivants et morts se côtoient. Des éléments précis de leurs œuvres respectives ou de leurs parcours nourrissent les poèmes. Ici, les landes et les cailloux de Samuel Beckett, là-bas, les corneilles avec lesquelles Robert Walser parle lors de ses promenades dans la neige. Ailleurs, un autre s’éprend d’un loriot, ou touche du doigt le cœur noir des bouleaux, ou surprend le reflet de la lune dans un grand seau d’eau. Leurs voix résonnent de page en page.

« Je marche avec mes morts,
tandis que sur terre les chemins s’ouvrent,
les oiseaux nidifient, les nuages s’agrègent,
les violettes se blottissent, la jacinthe exhale,
et je marche avec eux, ils ne me quittent pas,
m’accompagnent de leur absence »

Cécile A. Holdban nous mène dans d’étranges et sinueux voyages dans le temps, l’espace et la littérature. Le livre refermé (et, bientôt, à nouveau ouvert tant il demande à être relu, ne serait-ce que par fragments ), on se dit que "le désir insensé" qu’elle évoquait avant même le premier poème a bel et bien été tenu :

« Qu’évoque le rêve de Dostoïevski ? Le désir insensé d’approcher la singularité de l’expérience humaine dans un monde disloqué. De faire alliance avec la vie, envers et contre tout. »

Cécile A. Holdban :Le Rêve de Dostoïevski, Arfuyen

samedi 27 septembre 2025

La remontée des eaux

Comme Raymond Carver (cité en exergue) qui pouvait rester des heures à contempler les rivières ou comme Werner Lambersy qui disait s’être baigné dans la plupart des grands fleuves du monde, Jean-Pierre Chambon aime fréquenter les vallées et les cours d’eaux qui les sillonnent. Il remonte, au gré de ces trente proses qui sont autant de courts récits, le courant de sa mémoire en revenant sur les moments passés dans des lieux qui l’ont happé.

« Je ne saurais sincèrement dire comment ni pourquoi le désir m’a pris de me livrer à cet exercice de mémoire qui aura consisté à essayer de ressusciter par l’écriture le passage de l’eau insaisissable, de retrouver, en les recréant, les lieux où j’ai croisé son cours et les moments où j’en ai été ému », note-t-il dans un texte liminaire.

Il s’arrête sur la berge d’une rivière, sur un chemin de halage au bord d’un canal ou près d’une rigole et se laisse porter par ce qu’il voit. En quelques instants, la plénitude peut être au rendez-vous. Il évite les cascades trop à pic et les torrents en furie – mais admire, néanmoins, de loin, leurs reflets et leurs chevelures d’écume –, se méfie de la violence des orages de montagne et de la brusque montée des eaux. Celles-ci ont souvent emporté de nombreuses vies.

« Alors, contemplant le flot turbulent depuis la balustrade du pont suspendu, on se prend à rêver – cauchemarder serait le terme plus adapté – en repensant au grand poème qu’un commerçant de la cité, un dénommé André Blanc, dit Blanc La Goutte (…) composa en alexandrins pour raconter la crue catastrophique du 14 septembre 1733 qu’il vécut parmi ses concitoyens consternés ».

C’était au bord de l’Isère, où il y eut d’autres drames. Jean-Pierre Chambon connaît les lieux et leur passé. Il en est de même quand il se rend au bord de La Rivière d’Argent, en forêt de Huelgoat, où il ne peut pas ne pas revenir sur le destin de Victor Segalen qui a sa stèle sur le petit promontoire où il s’est éteint le 21 mai 1919, en entendant peut-être l’eau rouler sur les cailloux en contrebas.

Beaucoup de ces récits sont habités par des êtres qui ont longuement fréquentés les lieux en question, au point, parfois, de les immortaliser, tels Courbet, peignant la source, "ce lieu si intrigant", de La Loue, à Ouhans, dans le Doubs, et Monet, s’obstinant à fixer "le fourmillement des pastilles étincelantes que faisait sautiller le fil de l’eau quand il l’observait à frise-lumière", en bord de Seine.

On suit l’écrivain en balade près de la Vltava à Prague, en bateau sur le Nil ou dans le golfe d’Aden (le poète Serge Sautreau se trouvait également à bord, muni de sa canne à pêche) ou flânant le long de la Meuse qui "musarde à Charleston, glissant nonchalamment un bras sous les arches de l’ancien moulin qui abrite le musée Rimbaud". Chaque endroit est décrit précisément, à l’aide de phrases souples qui ne sont pas sans rappeler les mouvements de l’eau. 


Jean-Pierre Chambon est un contemplatif qui sait bouger, se ressourcer, se souvenir. Il s’approche des rivières. Y nage parfois. S’attache à leur histoire, distille des fragments de leur inexorable descente vers la mer et rend perceptibles leurs chants, la variation de leurs couleurs et de leurs reflets, les ciels qui s’y décalquent, les truites qui y ont élu domicile, les libellules qui les survolent et la très riche flore qui s’y épanouit.

Jean-Pierre Chambon : La remontée des eaux, éditions L’Étoile des limites

Du même auteur, vient de paraître : Le visage inconnu, poèmes accompagnant  une série de têtes peintes par Béatrice Englert, collection 2Rives, Les Lieux Dits Éditions.

mardi 16 septembre 2025

Bloody Sunday

"Le procès d’un ancien soldat britannique jugé pour deux meurtres et cinq tentatives de meurtre lors du Bloody Sunday, l’un des épisodes les plus sanglants des trois décennies du conflit nord-irlandais, s’ouvre, lundi 15 septembre, à Belfast. Aucun militaire n’a, jusque-là, été jugé pour ce « dimanche sanglant » du 30 janvier 1972 à Londonderry, ville également connue sous le nom de Derry, quand des parachutistes britanniques ont ouvert le feu sur des manifestants catholiques, faisant 13 morts"

                                                                                   Le Monde, 15 septembre 2025

 

Parfois le poème

n'a pas lieu d'être,

une image, une scène

le remplace, (qui deviendra

fresque murale

sur Lecky Road)

figeant la silhouette

du père Edward Daly,

homme de forte carrure

au crâne dégarni, qui avance,

robuste et courbé, en agitant

un mouchoir blanc

taché de sang.


Il demande à la foule

de s'écarter pour laisser

passer les hommes

qui portent le corps

de Jack Duddy, 17 ans,

qui courait à ses côtés

dans Rosville Street

quand une balle tirée

par un soldat britannique

s'est logée dans son dos,

faisant de lui


(bientôt déposé

sur le trottoir

où les derniers sacrements

lui seront délivrés par l'homme

au mouchoir maculé),


le premier des quatorze

manifestants pacifistes

tombés, le dimanche

30 janvier 1972 en fin

d'après-midi, dans le quartier

de Bogside, à Derry,

Irlande du Nord.

 

Poème extrait de Vestiaire de la mémoire,

Éditions Les Hauts-Fonds, 2025