vendredi 23 mai 2014

La Vouivre encéphale

Elle préfère se tenir résolument à l’écart, loin de l’air du temps (ne cherchez pas son nom dans les anthologies) mais sa voix s’affirme, au fil des rares parutions, comme l’une des plus surprenantes qui soient, reconnaissable entre toutes grâce à ces inflexions quasi instinctives qui la font passer en un éclair du chant au cri, du vous au tu, du murmure à la colère, du sarcasme à la caresse ou de l’imprécation à la rugosité des jours ordinaires. Son poème est un joyau qui brille dans le noir. Sa façon de l’aiguiser, de le polir, de lui donner relief et phosphorescence est mystérieuse. Où va-t-elle chercher ces associations étranges nées, semble-t-il, de mots qui décident de mêler leurs sonorités en ne visant pas la métaphore mais en mettant leurs syllabes en commun pour que corps et cerveau répondent aux mêmes pulsions...

« je hais les prophètes en anathèmes
qui s’enivrent tant de griffes pris de berlue
je voudrais simuler, détaler, m’agripper
sans cosmos mais qu’y puis-je »

Sa mémoire transforme ce qu’elle a en réserve et distille, par bribes, des lambeaux de vie, d’espoir, de désirs qu’elle réactive en solitude et qui ont presque tous comme point commun un amour contrarié, empêché mais réinventé et vécu au centuple par celle qui sait ruer dans les brancards en ne lâchant rien, en montrant vivants et morts aux prises dans des poèmes qui se dirigent à la godille vers une même ligne d’horizon.

« Tu me balafres
et tout s’emporte
cadavres inconditionnels
Je jouerais bien aux os qui s’éparpillent
sur quelque plage que ce soit
avec eux, ma douleur
et de mes doigts ne reste que du verre »

Le lexique qui est le sien, et qui vient parfois d’un autre siècle, convoquant limbes, gargouilles, sépulcres, tréfonds, pal et mandragore, tend au plus juste l’angle et la pierre d’attaque du texte. Si celui-ci suinte, elle s’empare en un quart de tour du buvard, s’il est sec elle y ajoute de la salive ou tout autre liquide né du corps. C’est celui-ci, chahuté, debout face au vent, avançant au bord du vide, qui impose ses heurts, ses troubles, ses secousses aux poèmes. C’est lui aussi qui doit composer avec l’à-vif des nerfs qui, tour à tour, se vrillent ou retombent. La peur qui souvent s’invite dans les livres d’Alice Massénat laisse peu de place à la quiétude ou au rêve.

« Avoir sans cesse cette peur qui me ronge
que ce soit de moi ou de l’autre
jusqu’à vieillir »

Son salut réside en ces corps à corps intenses qu’elle improvise régulièrement avec l’écriture. Cela l’aide à dépasser, langue tendue, maîtrisée, syntaxe souple, capable de laisser sur le carreau plus d’un styliste, le réel et ses manques en créant des liens inamovibles avec ceux (morts, lointains ou trop silencieux) qu’elle aime. Elle le dit avec fougue. Provoque, pousse l’autre dans ses derniers retranchements. Et se dresse, ose, attend, se donne.

Venant après Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005) et Ci-gît l’armoise (Simili Sky, 2008), La Vouivre encéphale vient confirmer, s’il en était besoin, que cette voix poétique que Pierre Peuchmaurd disait « tantôt d’oracle barbare, tantôt de petite fille soumise – mais soumise aux seuls dieux des pires fatalités, au désarroi des rues, aux après-midi noirs » – est bien l’une de celles dont il convient de prendre enfin toute la mesure. En l’écoutant et en la réécoutant. Pour découvrir l’élan, la fragilité, la gravité, les ombres incarnées, les subtilités et les évidences qu’elle recèle.


 Alice Massénat : La Vouivre encéphale, Les Hauts-Fonds.


jeudi 15 mai 2014

Donne-moi ton enfance

Le motif de l’enfance revient souvent dans la poésie de James Sacré. Et il n’est pas étonnant de le voir, aujourd’hui, lui consacrer un livre tout entier. Il le débute en demandant à l’un de ses amis marocains de lui dire ce que furent ses premières années, espérant que cela déclenchera en lui de précieux souvenirs. Mêler (« par le moyen de poèmes ») certains éléments de sa mémoire à celle d’un autre, rattaché lui aussi, par ses origines, au travail de la terre et à l’habitude de vivre au dehors, dans des paysages familiers, l’aide non seulement à extraire certaines séquences passées mais aussi à les réinventer.

« Par quel effet de mémoire qui fabule
Entre charpie de passé et des mots qui me viennent
Est-ce que des couleurs de mon enfance
(Et comme si j’y touchais) se trouveraient soudain là données
Parmi des gens que je ne connais pas »

Cette approche, cette façon de remonter à la surface (du présent) des fragments anciens, en revisitant un visage, en se remémorant une couleur ou une odeur, en pensant, seul dans un champs d’oliviers à Dar Belamri au Maroc, aux ormes désormais morts de Cougou en Vendée, est fréquente chez James Sacré. La fraîcheur de son regard et la capacité d’étonnement qui le caractérisent y sont pour beaucoup.

« En amont de l’enfance
Il y a d’où on vient, l’histoire et la nuit. »

L’évocation de ses parents, l’ancrage dans le monde paysan et le lien qui le relie à ses années fondatrices traversent ses poèmes sans jamais glisser vers la nostalgie. Il touche de simples parcelles de réalité et laisse ensuite son imagination, et son vocabulaire, et ses tournures de phrases, et cette scansion si particulière qui lui sert de tempo, travailler sur le motif. Cela ouvre, où qu’il se trouve, et sans même fermer les yeux, des images que l’on pourrait croire un peu jaunies et qui, tout à coup, s’animent dans le livre, faisant se côtoyer diverses époques en un même élan.

Le père apparaît avec un bout de papier à cigarette collée sur la joue à cause d’une coupure due au rasoir. L’œil grand ouvert d’un cheval qui dort debout dans l’ombre d’une écurie étonne celui qui le croise à nouveau, cinquante ans plus tard. Le cartable en peau de veau (élevé maison) travaillé par le bourrelier du coin revient lever un coin du voile derrière lequel se trouvent l’école, le préau, l’orange de Noël, les prés, la paille, les premiers émois du corps ... Le chien Bob se remet à gambader comme aux plus beaux jours. Et l’oncle Ernest n’est pas vraiment mort. En fait, c’est la vie qui passe, repasse.

« Le poème ne fait jamais
Que redire autrement (lignes, mouvement du phrasé)
Des paroles ressassées, et ce désir muet
Porté dans le vent du temps. »

L’enfance qui flâne dans presque tous ses livres, James Sacré l’aborde également dans Parler avec le poème, riche recueil d’entretiens récemment publié (éditions La Baconnière). Il dit sa présence, permanente, tout au long du parcours, pour celui qui sait la porter en lui. Rien ne peut la faire disparaître. Il la compare à « un ami qui s’en va et qui est toujours un ami ».

« Alors pourquoi l’enfance ? Je n’y cherche pourtant aucun secret qui serait une clef. Chaque fois que j’y porte mes mots c’est rien de plus simple ni de plus dense qu’un moment d’amitié aujourd’hui, qu’un travail à faire pour demain, qu’un désir de mon corps tout à l’heure, rien de plus que le plaisir ou l’ennui tous les jours. »


 James Sacré : Donne-moi ton enfance, Tarabuste éditeur.


mercredi 7 mai 2014

Juste après la pluie

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

 Thomas Vinau : Juste après la pluie, Alma éditeur.

mercredi 30 avril 2014

Lignées

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques, que Françoise Ascal conçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent, eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Françoise Ascal : Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel, collection Ecri(peind)re, éditions Aencrages.

Le prix Louis Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour cet ouvrage. Elle vient, par ailleurs, de publier Levée des ombres (avec des photographies de Philippe Bertin) aux éditions Atelier BAIE. Textes et photos disent les destins, les plaintes et les secrets qui hantent encore l'ancienne abbaye d'Aniane, dans l'Hérault, où furent enfermés de nombreux enfants délinquants ou simplement vagabonds.



lundi 21 avril 2014

Un petit viol

Il lui aura fallu attendre près de trente-cinq ans avant de pouvoir expulser ce qui, coincé dans son être tout entier (corps, tête, mémoire) l’a souvent empêché de vivre, de penser, de se comporter comme tout un chacun.

Il a quatorze ans quand cela arrive. Cela, c’est une main glissée dans son pantalon. La main, c’est celle d’un adulte marié, un père, un ami de la famille, un homme au-dessus de tout soupçon et qui pourtant, en quelques secondes, touche, palpe, parle, juge, domine, humilie.

« il me dit mon salaud tu bandes

comment pouvais-je prévoir qu’on est un salaud quand on bande »

Dès lors, dès ce mercredi qui s’ancre à jamais dans son histoire, la mécanique d’un lent dérèglement se met en route. Un mauvais film avec, comme chef opérateur, le prédateur (« il me dit je vais te sucer tu verras la bouche c’est comme un vagin ») qui assoit son emprise (dans les voitures, dans les caves), minimise (« il me fait comprendre que tout le monde fait ça je serais bien anormal de refuser ») et parle de secret à garder.

« il tue ce que j’avais pu être jusqu’à ce soir là ».

Il inocule surtout, outre la dépossession et la salissure, l’idée de culpabilité qui peu à peu s’installe chez sa victime. Au point d’hésiter sur le terme à employer pour qualifier les faits.

« tu exploites le mot viol alors que tu n’as même pas été agressé tu n’avais qu’à dire non on voit bien que tu as eu du plaisir petit cochon à quatorze ans t’es vraiment un salaud ».

C’est cette confusion, et en parallèle ce besoin de s’alléger et d’y voir plus clair, que Ludovic Degroote exprime dans ce récit sans concession, écrit en minuscule, d’abord de façon chronologique et ensuite, comme s’il fallait revoir la trame du mal de a à z pour aboutir à un objet littéraire, réaménagé dans une version (présentée ici tête-bêche et intitulé Un autre petit viol) où toutes les séquences sont reprises par ordre alphabétique.

« il me saisit dans sa main dans sa bouche en saisissant ma queue il me saisit tout entier

il me tue dans ses mains il me tue dans ses yeux il me tue dans sa bouche ».

On imagine ce qu’il en coûte d’écrire un tel texte (« hein tu n’as pas le droit d’écrire ça »). Il se met à nu. Il s’expose. Souffrance, honte et malaise le submergent et l’empêchent de trouver la linéarité qu’il souhaiterait. Alors il avance par bribes, hache son propos, manie l’ironie mordante, questionne, revient en arrière, évoque sa sœur morte, note ses peurs, appelle à la rescousse certains contes (en particulier Le Petit chaperon rouge et Barbe bleue) valant rebuts d’enfance violemment jetée aux oubliettes.

« en racontant cette histoire je prends le risque de me séparer », dit-il avant de retourner vers ses quatorze ans en écoutant une voix qui annonce que, perdu dans un monde d’adultes qu’il n’imaginait pas ainsi, « le petit ludovic attend ses parents à la cave ».

 Ludovic Degroote : Un petit viol, éditions Champ Vallon.


samedi 12 avril 2014

Friterie-bar Brunetti

La nouvelle du décès de Pierre Autin-Grenier est tombée ce matin, tel un couperet. S'il est un être que l'on a du mal à imaginer absent de notre quotidien, c'est bien lui. Voici une note consacrée à l'un de ses livres.

La Friterie-bar Brunetti, maison fondée en 1906 et située 9, rue Moncey à Lyon, a depuis longtemps disparu du décor. Démolie, refaite, relookée, devenue banque, pharmacie ou pressing, victime en tout cas d’une mise aux normes stricte et aseptisée, elle ne subsiste (elle et son cortège d’humilité) que dans les mémoires de ceux qui en furent les habitués. Pierre Autin-Grenier était de ceux-là. Il tenait table au fond de l’antre. Il pouvait observer, écouter, griffonner, siroter un verre de Beaujolais ou de Côtes du Rhône et voir s’égailler tout autour de lui une flopée de solitaires en manque de compagnie. C’est leur histoire (mêlée à celle de ce troquet de quartier) qu’il écrit ici. Il la recadre par bribes, clins d’œil, morceaux d’humanité à la fois tristes et légers.

« On ne voyage bien en fait qu’au café, en compagnie d’un panaché, d’une verte, d’un Cinzano ou d’un petit noir arrosé si vous préférez ; un reginglard de charbonnier ferait d’ailleurs tout aussi bien l’affaire. »

Pas (ou peu) de nostalgie chez Autin-Grenier mais plutôt une colère maîtrisée, distillée avec hargne et parcimonie, capable de faire mouche en un éclair et portant en elle des envies de grands soirs revivifiants.

« Je rêve, voyez-vous, qu’en ce moment même où nous bavardons de tout et de rien, sans souci autre que remettre la tournée, quelque jeune agitateur à joues creuses et tignasse drue, vivotant fort serré de menus expédients et d’amours illicites, le regard perdu dans son petit noir et baignant tout entier dans la lourde atmosphère d’un bistroquet de banlieue ne soit tout bêtement en train de porter la tempête en ses flancs. Possédé jusqu’à l’os par le sentiment sacré de la révolte, je l’imagine méditant devant sa tasse un projet de manifeste susceptible d’enflammer les faubourgs. »

Partant d’un lieu feutré où ont grésillé tant de bassines de frites, où furent donnés aux murs et aux assoiffés l’occasion de capter tant de confidences et de révoltes, c’est en réalité un bel éloge des bistrots qu’il dresse, léguant au livre le nom de l’ancien bar et prenant à son tour place dans une longue cohorte, celle qui voit, depuis des lustres, se côtoyer avec bonheur littérature et cafés. Gourmet et gouailleur, PAG, le fraternel, s'y promène à son aise, invitant à sa table tous ceux qui souhaitent voir grandir  leur solitude.
 
Pierre Autin-Grenier : Friterie-bar  Brunetti, éd. Gallimard /L'Arpenteur.

jeudi 10 avril 2014

Compost/composto

Écrits lors d’un voyage au Brésil, les poèmes qui composent Compost sont présentés ici en version bilingue, retrouvant (grâce à leur traduction en portugais) la langue du pays qui les a vus naître. Ces textes du dehors, extraits d’un carnet où faune et flore foisonnent, disent l’auteur avançant dans des lieux qu’il découvre en ressentant des émotions difficiles à contenir. Il choisit, pour ne pas se laisser submerger par tant de vitalité et de luxuriance, de ne garder que les séquences qu’il se sait capable de transmettre en modulant ce rythme tendu et empreint de douceur qui semble être sa respiration naturelle. Son poème se rapproche alors du chant, saisissant lumière, mobilité et nuances alentour. Il concentre dans un même mouvement les paysages et les êtres qui les traversent.

« Au son du pigment rouge sous nos sabots
je chevauche et nous allons au petit trot assis, escortés des verts perroquets aux ailes qui battent l’air de rien tandis qu’ils enjoignent de leurs cris entendus les arbres aux faîtes ployés de résister aux lourds becs de soleil couchant des toucans. »

À l’étonnement du regard répond la voix du regardé. Il y a là mimétisme et intériorité, surprise et voile levé, songe et transfert de ressenti. Parfois, un cheval mort se met à parler cependant qu’un homme au loin (en Occident) vient de s’éteindre sans se douter qu’un autre, « au sortir d’un rêve à Brasilia », malaxe un peu de terre parfumée pour lui rendre hommage. En d’autres occasions, ce sont colibris ou martin-pêcheurs qui s’expriment. Ou bien ce sont les crocodiles qui gloussent et chuchotent, eux qui n’hésitent pas une seconde à loger quelques éclats de soleil au creux de leurs pupilles.

« Tandis que le boto chasse en soufflant
dressé sur le sable des hauts-fonds
le soleil se loge sur l’Araguaia
dans les yeux des crocodiles
leurs braises balisant le fleuve de queimadas
d’une rive à l’autre où restent les oiseaux
blottis avec leurs noms propres depuis l’aube des temps. »

L’homme, dont la présence dans un monde avant tout dédié aux animaux (et surtout aux oiseaux) paraît souvent anachronique, ne peut subsister sans l’appui et l’aide de ses congénères. Il lui faut un guide, un ami, un capitaine. Stéphane Crémer note très subtilement ce qu’il doit à tous ceux qui l’accompagnent dans son périple.

« Le cahaça a plus d’une fois coulé entre les pins de glace pilés,
sur la peau de crapaud des citrons verts jusqu’au banc de sucre
au fond de nos verres à moutarde et nous avons honoré
l’amitié, sans autre diplôme que de force caipirinha à partager ! »

Il n’y a pas d’exotisme exagéré dans cet ensemble. Pas plus de parcours fléchés et balisés. Mais des zigzags lumineux et restreints. Par dizaines et dans le désordre pour mieux appréhender un pays qui ne peut dévoiler qu’une part infime de ses présents à ce voyageur qui surprend par l’acuité de son regard.

 Stéphane Crémer : Compost / composto, traduits dans le portugais du Brésil par Leonardo Lacerda et Alain Mourot, préface de Gilles A. Tiberghien, éditions Isabelle Sauvage.


mercredi 2 avril 2014

Volonté en cavale

Rennes, jeudi 12 décembre 2013, centre culturel Le Triangle. Environ quatre-vingt personnes ont pris place dans la grande salle, autour des tables disposées façon cabaret. Certaines ont commandé un verre, d’autres non. Il est 20h30. Joël Bastard termine la lecture d’extraits de son dernier ensemble, Entre deux livres (éditions Folle Avoine), écrit lors de sa résidence à la Maison de la poésie de Rennes. Les séquences concises qu’il vient de dévoiler sonnent telle une invitation à le suivre plus longuement dans des lieux proches, toujours en extérieur, et souvent au bord de l’eau. C’est maintenant au tour de Bernard Bretonnière, accompagné du comédien Gérard Guérif, d’entrer en scène. Assis face au public, celui qui a récemment publié Volonté en cavale, poème-théâtre, se propose de faire entendre à deux voix une version courte de cet ouvrage. L’un sera Ledrépessif, personnage central du texte, et l’autre devra prononcer les paroles des autres interlocuteurs.

D’emblée le ton est donné. Le silence devient total, tout comme l’immersion de tous dans les méandres d’une souffrance invisible et lancinante. On ne lape plus : on est happé. Le texte de Bretonnière est clair et déstabilisant. Il touche des zones fragiles. Érafle le prêt-à-penser. Malmène les certitudes. Désosse les lieux communs. La gravité est de mise. Elle touche à l’intime, à l’intégrité de l’être et à son existence sociale. On baisse la tête et on entre en soi. L’humour bref qui jaillit ponctuellement de cette diction ciselée, au flux rapide et mouvementé, provoque quelques rires nerveux. L’auteur, tout en sensibilité et en révolte, n’est pas là pour démontrer. Et pas plus pour montrer. Ledépressif à qui il prête ses mots en a trop sur le cœur pour chercher à expliquer quoi que ce soit. Ne sait pas comment ça lui est tombé sur le râble. Il est troué de partout. On lui reproche ses faiblesses, ses renoncements, sa vie au ralenti. On lui rappelle qu’il avait pourtant « tout pour être heureux » et que cet état piteux dans lequel il se trouve n’est imputable qu’à lui et à lui seul.

« Ledépressif en débit fait ses comptes : de soi plus d’estime de respect de confiance plus de capacité d’amour perte d’objet. »

Plus il en bave et plus il s’isole. Plus de goût, d’envies. Voudrait ne plus sortir, ne plus se lever, se laver, se regarder dans la glace. Les mots claquent. Ledépressif ne se fait pas de cadeau. Il morfle, se ratatine. Il prend des flopées de cachets mais rien n’y fait. Il finit par croire ceux qui le pensent responsable de ce qu’il commence à nommer sa maladie. Les conseils fusent et ne cessent de se contredire.

« Vous vous écoutez trop » « écoutez votre être profond » « c’est à vous de vous aider » « faîtes vous aider » « lâcher prise » « verbalisez » « installez le silence en vous même » « laissez vous aller » « résistez » « acceptez vous tel que vous êtes » « changez de vie » « oubliez votre narcissisme » « apprenez à vous aimez ».

Facile à dire. Plus dur à vivre. Parfois il croise Lheureux. Tout sourire, celui-ci croque et croche dans la vie avec une vigueur que rien ne semble pouvoir venir troubler. Ce genre de rencontre l’assomme encore un peu plus. Il essaierait bien le marabout du coin...

« oui je vais prendre rendez-vous avec vous Monsieur Sanbou médium extralucide international l’homme qui a des solutions ».

La lecture, intense, tendue, bénéficiant d’un montage judicieux, dure une vingtaine de minutes. Après quoi, celui dont on connaît la passion pour les listes, sourit, range ses feuillets, regarde son ami comédien en attendant que le silence qui plane pendant quelques secondes sur la salle se fendille. Il ne peut rien expliquer. Tout cela est si vrai, si criant, si juste. Il précise néanmoins que le dépressif qu’il vient de mettre en scène (mais non, faut pas croire, ce n’est pas lui) est une sorte de personnage gigogne, un super non-héros qu’il a chargé comme une mule en lui faisant porter les symptômes d’un tas d’hommes et de femmes touchés par la maladie. Auparavant, il a lu, consulté, côtoyé, rencontré des malades, interrogé médecins et thérapeutes. Et c’est à partir de ce matériau épars qu’est né Volonté en cavale, livre (hors pair) qu’il a mis quatre ans à écrire et avec lequel il aimerait bien, dit-il, attirer l’attention sur une réalité simple mais souvent occultée : « tout dépressif est victime et, partant, incapable de répondre aux injonctions obtuses du "secouez-vous". »


 Bernard Bretonnière : Volonté en cavale ou D’ , éditions Color Gang.


mercredi 26 mars 2014

Un fleuve de vin rouge

Poète de la rue, proche de la Beat Generation, Jack Micheline, né en 1929 dans le Bronx et mort d’un infarctus à bord du train rapide reliant San Francisco à Orinda le 27 février 1998, a publié l’essentiel de son œuvre à tirages limités, chez de petits éditeurs. Il aura fallu attendre la réédition de son premier livre, en 1986, pour le voir enfin présent en librairie. C’est ce recueil, paru initialement en 1957 et préfacé par Jack Kerouac, que publie les éditions Dernier Télégramme. On y retrouve, déambulant sur les trottoirs, dans des poèmes rapides, écrits d’une seule traite et destinés à être lus à haute voix, les ombres fragiles de tous ceux que l’auteur n’a cessé de croiser. Comme lui, ils passent la plus grande partie de leur temps dans la rue. Il y a là musiciens, clochards, gamines fugueuses, jeunes crieurs de journaux, cireurs de chaussures, prostituées, mendiants et vagabonds. Jack Micheline leur dédie son livre.

« Hommes invisibles comme des fantômes
ils habitent les abords sombres
des villes
ils s’assoient dans des terrains vagues
sur de vieux cageots
causent à des boîtes de bière rouillées. »

Le quotidien qu’il décrit est rude. Subsister au jour le jour tient du miracle. Garder intacte cette parcelle de liberté a un prix. Souvent payé cash par un corps bien malmené, et pas seulement par les intempéries du dehors. C’est une vie précaire, rebelle, « sauvage et sans chaîne », qu’ils mènent à l’écart de « la folie du dollar », loin de l’enfermement dans les tours, bureaux ou banques et loin également de l’Amérique des « gens endormis » et des « esprits apeurés ».

« Des bohémiens dansaient et lisaient l’avenir
dans les mains de marins ivres

des prostituées se tenaient sous des porches
éclairés de lumières rouges par des nuits glaciales

des vieux et des vieilles guettaient
au travers des fenêtres sans fin

des enfants jouaient à la balle
dans les rues l’été

tandis que l’aveugle foulait aux pieds
les souvenirs fugaces de sa jeunesse. »

Ce sont ces déshérités adeptes de la débrouille, ces familiers de la dèche qui n’abdiquent pas, ces sans-voix dont il partage le quotidien, d’abord à Greenwich Village (dans les années 50) puis à San Francisco (à partir de 1960), que Jack Micheline invite dans ses textes à travers de courts tableaux qui sont autant d’instantanés saisis sur le vif. Le swing lancinant et si particulier qui habite ses poèmes leur procure un rythme soutenu. Il y scande son désir de vivre autrement.

« Nous saignons dans les
déserts de votre monde
et des gouttes de notre liberté
vient la naissance. »

Son écriture simple, presque instinctive (et par ailleurs très visuelle) s’enroule autour de faits anodins que personne, d’ordinaire, ne voit mais qui ne peuvent échapper à son regard affûté. Il s’en empare (et s’en sert) pour dessiner un tas de croquis et portraits qui remettent à leur vraie place (autrement dit aux premières loges) tous ces anonymes sans qui les rues ne seraient pas si intensément habitées.

Jack Micheline : Un fleuve de vin rouge, traduit par Alain Suel, éditions Dernier Télégramme.

mardi 18 mars 2014

Retour à Liscorno

Les jours où la pluie et le vent donnaient de la voix, surtout en milieu de matinée, quand je vivais en banlieue,  logeant au cinquième étage, dans un immeuble bâti au milieu de la plaine, je ne pouvais me défaire de la nostalgie. Celle-ci jouait des coudes dans ma mémoire. Elle tirait sur un fil invisible. Qui avait ses racines au cerveau. Je retrouvais mes points de repère au hameau en un éclair et remettais mentalement mes pas dans les empreintes laissées sur place par les semelles des vieilles godasses que j'avais balancées à la poubelle avant de partir. Je me revoyais allumer l'ampoule soixante watts qui pendait au bout d'une douille cassée et d'un fil dénudé et prétexter une visite aux saumons pour sortir et me rendre à la rivière. Je prenais soin d'éviter le moulin, pour ne pas rencontrer le meunier à la voix coupée, et passais sur l'autre berge avant d'escalader le versant abrupt qui me permettait d'avoir une vue imprenable sur la maison familiale. Je la repérais facilement, et ce grâce à la lumière blanche qui vacillait derrière les arbres. J'avais l'impression d'être présents aux deux endroits en même temps, avec en chant continu, se répercutant dans les creux, le roulement de l'eau sur les pierres. Je percevais tous les bruits. À la fois le froissement poussiéreux produit par les ailes d'une chouette-effraie qui s'envolait, le déplacement ventre à terre d'un renard qui se faufilait entre les feuilles mortes et le couinement presque animal de deux branches qui ne cessaient de frotter leurs écorces blessées l'une contre l'autre.

Un soir, je fus surpris de voir, à une vingtaine de mètres, l'espace d'une seconde, un ciré noir et luisant briller sous la lune. Je reconnus, à sa démarche déhanchée, le cultivateur Ropert qui se dirigeait vers la rivière. Il clopinait de flaque en flaque et s'arrêta près d'un trou où il se mit à relever ses lignes de fond. Les truites étincelaient entre ses mains. Il insérait à chaque fois son index et son majeur droits entre leurs ouïes pour leur casser la colonne vertébrale d'un coup sec avant de les déposer dans la musette verte qu'il tenait à l'épaule. Il reproduisit le même geste à trois reprises et s'en alla, disparaissant entre les joncs pour se diriger sans doute vers d'autres lignes.

Je restais immobile, à l'affût du moindre signe de vie. J'avais une vue plongeante sur les toits bleus, les tôles ondulées, le clocher de la chapelle et la brume qui commençait à napper l'horizon. Debout sur les hauteurs, je ne pouvais m'empêcher de penser au monde secret et habité du poète Reverdy, ce familier des lucarnes, des soupentes et des ardoises disjointes. Certains lyriques le disaient capable d'isoler la lune dans un seau d'eau et de récupérer des étoiles dans le courant des rigoles. Je lisais et relisais (pris, ferré, mordu) Plupart du temps depuis des semaines et cela me suffisait. Je pouvais, grâce à lui, imaginer une ville qui m'était encore inconnue, toucher de près des trottoirs humides, le reflet des lampadaires sur les pavés, des silhouettes floues en mouvement derrière les rideaux des appartements et les hommes solitaires s'en allant, tête basse, dans des impasses. 

Fébrile, debout en bordure d'un champ fraîchement ensemencé au milieu duquel se dressaient quelques épouvantails colorés, hésitant à gratter une allumette de peur d'être repéré par le braconnier, je laissais mes pensées s'enrouler autour de la présence énigmatique (lointaine, improbable) d'un ténébreux qui avait depuis longtemps quitté les coteaux ensoleillés de ses montagnes noires pour ne plus y revenir. Sa solitude s'effritait entre les doigts d'un vent humide avant de s'éclairer aux reflets des becs de gaz, dans des rues sombres et parisiennes datant de plus d'un demi-siècle, le long de hautes palissades où des fantômes en lambeaux le précédaient, lui ouvrant les marches bringuebalantes d'un escalier étroit qui craquait et serpentait pour porter cet inquiet en tenue sombre jusqu'à sa table de travail.

« Quand la lampe n'est pas encore éteinte, quand le feu commence à pâlir et que le soleil se cache, il y a quand même dans la rue des gens qui passent. »

Traîner dans les bois pour repérer, via un trait de lumière figé dans la pénombre, la mansarde au loin, puis commencer à dessiner son image en moi, pointant quelques détails de mon intérieur austère – des livres de poche, des poèmes photocopiés, une table de chevet, des toiles d'araignées, deux, trois carnets ouverts et un réveil – c'était déjà, je m'en doutais bien, me préparer à la quitter et à caser au plus vite son intimité protectrice dans un coin de ma mémoire, pour pouvoir la transporter, plus tard, partout où j'irais.

(Petit additif inédit à Liscorno, éditions Apogée)


dimanche 9 mars 2014

Ne pas oublier Yves Martin

" Poètes, vous avez tort de ne pas déguster, une nuit de noël, les petits bars,
Le patron en marcassin, la patronne cinglante dans ses ferrailles,
Les cancres fiers de lambiner dans leurs liquettes,
Les passeurs furieux de ne pas rencontrer de courant."

                               Yves Martin, Le Marcheur (1972)


Il descend la rue Caulaincourt. Porte la veste de chasse (munie de nombreuses poches) qu'il arborait déjà, il y a quelques mois, place Saint Sulpice. Sa bonhomie fait plaisir à voir. Ses rouflaquettes collent bien à son visage de Pierrot Gourmand. Le repérant par hasard, ce soir-là, venant en face, sur le trottoir opposé, je n'ose pourtant pas l'accoster. Peur de le déranger. Et que lui dire ? J'ai beau le lire régulièrement, lui avoir écrit et demandé des poèmes que j'ai ensuite publiés, rien à faire, je reste à nouveau au bord de la rencontre.

J'essaie par contre de poursuivre le lien via les livres. Cela n'est pas simple. Il faut s'imprégner d'une langue inimitable et déambuler longuement, de texte en texte. Faire un détour en Bourgogne pour retrouver ces lieux de la Côte d'Or qu'il évoque dans Le Partisan, son premier recueil (roman-poème) publié en 1964, où l'on découvre la présence réconfortante de son grand-père, chez qui il passait ses vacances. Il faut également retourner à Villeurbanne, là où il est né (en 1936), bifurquer sur Lyon, retrouver la Saône, le Rhône (repérer l'ombre du flâneur sur les berges) et filer en suivant des routes buissonnières en direction de Paris, qui reste sa ville capitale. Il l'arpente de long en large. La saisit dans un livre, Le Marcheur, en détectant, le regard constamment à l'affût, ce que la plupart des passants ne soupçonnent pas. Il brosse les portraits rapides de ceux qui, comme lui, errent en solitaire dans les rues. Il se glisse dans les soupentes, prend la lumière d'un troquet pleine face, capte les yeux lumineux d'un buveur, salue le fantôme du laitier ou du charbonnier, entre dans un cinéma presque vide, en ressort à la tombée de la nuit, active le pas, remplit son cabas et s'en retourne en cassant le petit bois d'un poème à venir dans sa tête.

" Jamais il n'a fait aussi beau.
Mouches pompons. Métros loukoums.
Un chien de ma chienne prend une cuite
dans une rue noiraude fêlée comme un cul."

Parfois il va se poster près des anciens coteaux de Montmartre. Il regarde le passe-muraille et la jument verte passer bras dessus, bras dessous. Plus loin un chauffeur pour dames astique le capot d'une mythique Rosengard. Il note ce fragment de vie minuscule et poursuit sa balade. Se coltine au moins cent marches par jour. Ce sont de rudes grimpettes. Avec à la clé de foutues pointes de côté, qui ne disparaissent qu'à la troisième pinte de bière, à condition de savoir l'écluser calmement, au sec, dans un bistrot aux murs tapissés (par exemple) de photos extraites de vieux numéros de Cinémonde.

« On me retrouvera un jour mort sur le rivage
Fragile comme mon ami le sorcier.
L'oiseau moqueur prononcera le palabre traditionnel.

En attendant, il habite (habitait, jusqu'à sa mort en 1999) rue Marcadet. Il niche dans un appartement avec ses chats, ses livres, ses revues. Des vestes amples sont accrochées derrière la porte. Il y a des calepins éparpillés sur la table. Avec dedans des vers coupants qu'il met en scène chaque jour, leur demandant de cingler le quotidien avec force en n'oubliant pas de lui rendre ce caractère mystérieux caché sous l'infiniment banal. Les soirs de tempête intérieure, il les incite, tous ces mots, ces morceaux, ces strophes, ces poèmes en mouvement, à prendre la mer de biais pour tanguer et chalouper en se laissant porter par la force motrice des courants marins qui font gîter son corps en le propulsant, en un éclair, du côté d'Anvers ou de Rotterdam.
« Tout est maritime chez moi », dit-il. Le lire, c'est effectivement se frotter au toboggan des vagues. Aux embruns, aux coups de vent. Apercevoir des paquets d'écume à hauteur des gratte-ciels. Suivre le vol planant des mouettes. La dérive des macareux. Et l'impeccable plongeon du fou de Bassan.

" À chaque fois, Anvers devenait de plus en plus invisible.
Les marins s'emmitouflaient de limonaires.
La brume malicieusement levait le coude. "

Le lire c'est aussi retrouver, discrètement distillés entre les pages, quelques uns des éléments de sa biographie. De son escapade par dessus les murs, chez les Jésuites lyonnais (où il fut mis en pension) jusqu'à l'air vivifiant du Plateau d'Assy (où, malade, il séjourna un temps) en passant par ses fréquentations assidues des salles de cinéma. Il garde en permanence un œil sur ses parents. Les rappelle à son souvenir. Leur parle de sa solitude. Leur demande de ne pas s'inquiéter. Pour lui, tout va. La désespérance aiguise son couteau sur le comptoir du boucher d'à côté. S'il regarde la lame, il voit son visage dedans.  Tout à l'heure il va sortir prendre l'air des rues. Voir si le sous-sol du cimetière de Passy ouvre sur une bouche de métro. Si oui, il va s'y engouffrer, jouer des coudes, fermer les yeux dans la rame, sentir un parfum de femme, songer à du lilas tardif, ou au "muguet des premiers contacts", sortir à proximité de la gare du nord et s'asseoir, peinard, sur un tabouret de bar pour corriger quelques notes anciennes, écrites à propos de Barfly, ce film qu'il a déjà vu tant de fois, et qu'il se repasse les nuits où l'insomnie revient, comme au bon vieux temps, ceinturer ses rêves.

" Je ne me vois pas sans écrire. Au moins un poème de temps à autre. Sinon je serais un homme mort. C'est mon utilité publique, je n'en vois pas d'autre. N'ayant pas d'ambition sociale, au sens habituel du terme, c'est ma seule raison d'exister. " (entretien avec Gilles Pudlowski, dans Je rêverai encore, éditions Le Tout sur le Tout)


Yves Martin (1936-1999) est l'auteur d'une œuvre poétique importante. La plupart de ses recueils ont été publiés chez Chambelland puis à La Bartavelle. Le Partisan (1964) et Le Marcheur (1972) ont été réédités en un même volume, en poche, aux éditions de La Table ronde. On retrouve chez le même éditeur Manège des mélancolies (poésies inédites 1960-1990). La mort est méconnaissable a été réédité par Le Castor Astral. Également disponibles : Retour contre soi (Le Dilettante), Il faut savoir me remettre à ma place, récit (Le Cherche-midi), Mes prisonnières, roman (Zulma), Les rois ambulants (promenade dans les anciens cinémas x de la capitale, Zulma).


samedi 1 mars 2014

Pour chorus seul

En choisissant de s’approcher au plus près des œuvres et parcours respectifs de Jean-Pierre Duprey et de Claude Tarnaud, deux des poètes les plus marquants de l’immédiate après-seconde guerre mondiale, Patrice Beray retrace non seulement l’itinéraire particulier de chacun de ces auteurs mais aussi les lignes de force de deux aventures qui bousculent bien des codes établis. Les évoquer dans un même ouvrage est une initiative très pertinente. L’un et l’autre (tout comme Stanislas Rodanski qui apparaît également dans ce livre) n’ont en effet jamais publié avant guerre. Ils sont, de plus, souvent oubliés par la critique et sujets à de fréquentes éclipses éditoriales. Si le surréalisme (ou plutôt “l’esprit surréaliste”, non assujetti à un modèle) est présent chez eux dès leurs premiers textes, ce sont avant tout des solitaires, des irréguliers, des créateurs discrets qui désertent volontiers. Ne désirant pas s’attacher à un territoire, ils préfèrent se rendre aux frontières (de la langue et de l’imaginaire) pour les franchir en dissimulant leur ombre, si besoin, dans l’encoignure de quelques portes.

« Pour l’essentiel, c’est donc en eux, fût-ce séparément, que ces poètes doivent éprouver “ce caractère d’existence de la liberté” que Georges Bataille reconnaît (en juillet 1946) au mouvement surréaliste dans son ensemble. »

Patrice Beray revient, dans la première partie de son essai, sur la trajectoire fulgurante de Jean-Pierre Duprey. Celui-ci, né en 1930, a publié son premier livre, Derrière son double, (avec une lettre-préface d’André Breton) en 1950 au Soleil Noir. Il s’est ensuite consacré à son œuvre de sculpteur et de peintre pour ne revenir à la poésie que quelques années plus tard, n’achevant son dernier manuscrit, qu’il titre de façon prémonitoire La Fin et la manière, que quelques jours avant de se pendre, le 2 octobre 1959, dans son atelier de l’avenue du Maine.

« De tous les jeunes poètes qui se déclarent dans l’immédiat après-guerre, il n’est parvenu sans doute message plus désespérant, et retentissant, que celui du suicide en 1959 de Jean-Pierre Duprey, pas seulement pour ceux qui gravitaient dans l’orbe du surréalisme mais tous ceux qui en cherchaient les issues. »

Cela n’en fait pas pour autant un poète maudit. Et pas plus un poète sans œuvre. Son passage-éclair est d’une rare densité. Patrice Beray le note avec justesse, en pointant les poèmes, leur force, leur capacité à s’adapter au présent, et à le dépasser. Lire aujourd’hui un auteur de cette envergure (disponible en Poésie Gallimard) reste très revigorant.

Il en va de même pour Claude Tarnaud, tout aussi discret, familier du silence et également marqué par la présence de ses doubles, réels ou inventés. Il travaille à distance, d’abord à Genève, puis longuement à Mogadiscio et enfin à New York pour recueillir nombre d’intersignes, de coïncidences et de concordances afin de jeter les bases d’un récit à plusieurs. Ce sera L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, son grand livre, qui vient d’être réédité par Les Hauts-Fonds.

Patrice Beray s’attache d’abord aux textes et à leur genèse. Il les replace ensuite dans l’époque qui les as vus naître, éclaire certaines zones plus sombres (les solitudes, les doutes, des amitiés qui se délitent) et montre enfin combien ces poètes s’avèrent éminemment actuels.


 Patrice Beray : Pour Chorus seul, Les Hauts-Fonds.
Journaliste à Médiapart, Patrice Beray anime également, sur le site d’informations en ligne, un blog que l’on peut retrouver ici.

vendredi 21 février 2014

Orgasme à Moscou

1972. Interrogatoire serré dans le bureau de Nino Pepperoni, le patron de la mafia new-yorkaise. Il veut savoir qui a pu mettre enceinte sa fille Anna Maria qui vient de rentrer d’un long voyage journalistique à Moscou. Pour lui, pas de doute, ce ne peut être que le "camarade" Brejnev ou, à défaut, Kossyguine puisque c’était pour les interviewer tous les deux qu’elle s’était envolée pour l’U.R.S.S. Détails à l’appui, il apprend bientôt que le futur père n’est ni l’un ni l’autre mais tout simplement Sergueï Mandelbaum, dissident juif fauché qui a jadis travaillé dans l’armement et qui n’a, pour cette raison, plus le droit de quitter le pays. Anna Maria ajoute que cet homme a fait d’elle une femme en lui procurant son premier orgasme. « Orgasme ? Kezako ? » Pepperoni découvre le mot en même temps que sa signification. Il en informe sa femme qui, elle non plus, n’en a jamais entendu parler.

« Pour un authentique Sicilien tel que Nino Pepperoni, un homme très à cheval sur la morale, il y a deux moyens de régler son compte au séducteur de sa fille : le buter ou lui faire épouser Anna Maria. »

C’est la seconde solution qui est adoptée lors du conseil de famille qui s’en suit. Pour cela, pour que Mandelbaum traverse sans problèmes le rideau de fer , le chef de la mafia, aidé de son fidèle avocat et conseiller Archibald Seymour Slivovitz vont se payer les services du passeur le plus célèbre de la planète, un nommé Sepp Karl Lopp, citoyen autrichien vivant à Mexico. Problème : celui-ci aime les hommes et serait, dit-on, adepte du dépeçage sexuel. Ce dernier point inquiète tout particulièrement Nino Pepperoni.

« Interpol recherche Lopp, dit Mr. Slivovitz. Mais Interpol est une organisation peu compréhensive envers les petites faiblesses humaines. Lopp n’est pas un mauvais bougre. Il est juste malade. Et on peut le guérir. »

Le traitement le plus rapide reste la castration pure et simple. C’est ce qui est décidé. L’illustre passeur ne devra jamais connaître le nom des commanditaires du guet-apens dans lequel il va tomber. L’opération sera pratiquée dans les règles de l’art par le docteur Benito Russolini, un ami de la famille. Une fois « guéri », Lopp pourra gagner Moscou l’esprit libre et mener à bien sa mission. C’est tout au moins ce qu’espèrent Pepperoni et Slivovitz.

L’affaire Mandelbaum est lancée. Un chauffeur en Cadillac jaune attend déjà S.K. Lopp à l’aéroport J.F.K.
Edgar Hilsenrath surveille tout cela de près. Ses yeux rieurs pétillent. Il mène tout ce beau monde là où il le souhaite. Avec malice et irrévérence. Il faut dire que l’auteur de Fuck America est ici en très grande forme. Il prend plaisir à s’amuser. Il détourne à sa façon le traditionnel roman d’espionnage. La verve, l’hilarité, la tension burlesque qui l’animent lui sont d’un précieux secours.
Il lui a fallu six jours, pas plus, pour concocter cette histoire ponctuée de rebondissements en séries. L’envers du décor (de la guerre froide, du rêve américain et de la mafia pimpante) lui sert de moteur. Il y ajoute une folie contagieuse. Y glisse des portraits plus vrais que nature. Ses personnages font des allers-retours mouvementés de l’Est à l’Ouest (et inversement) avec escales en Israël ou à Rome en en apprenant toujours un peu plus sur l’état fébrile du monde.

Hilsenrath revisite les années 70 à toute allure. Le grand théâtre loufoque qu’il met en forme et en scène (à coups de dialogues enflammés) est imparable et diablement réjouissant.


 Edgar Hilsenrath : Orgasme à Moscou, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et par Sacha Zlberfarb, illustré par Hennig Wagenberg, éditions Attila.

vendredi 14 février 2014

Ils marchent le regard fier

On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.

Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.

Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.

« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »

Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.

« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »

Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.

 Marc Villemain : Ils marchent le regard fier, éditions du Sonneur.

mercredi 5 février 2014

L'Aventure de la Marie-Jeanne

1953 : Claude Tarnaud vit désormais à Mogadiscio en Somalie. Avant de partir, il a fait la connaissance à Paris du poète Ghérasim Luca. Un lien très fort les unit et ils s’écrivent régulièrement. Tous deux sont passionnés par les coïncidences, les intersignes, les rapprochements et l’alchimie qui permet à divers événements apparemment isolés de s’assembler pour créer une constellation capable d’alimenter la lanterne de tous les curieux qui, comme eux, recherchent l’étonnement. L’aventure de la Marie-Jeanne se nourrit de ces approches plus ou moins étranges qui sollicitent de fréquents aller-retours entre la réalité d’un fait et son interprétation subjective. Tarnaud mène son projet tel un journal, en suivant la chronologie des faits.

« En présentant cette aventure sous la forme classique du journal, je lance au-dessus de l’abîme que l’on a délibérément creusé entre le "vécu" et l’imaginaire un pont de lianes luxuriantes en aval de ceux qui ont déjà permis à certains élus de passer. »

Pour faciliter les conditions du passage, il lui faut d’abord s’arrêter sur l’origine de sa quête. L’élément déclencheur est un article du quotidien Il Corriere della Somalia qui évoque le naufrage, le 27 mai 1953, sur la plage d’El Dalbile, au sud de Mogadiscio, d’une chaloupe à moteur nommée Mary-Jane. Tarnaud y voit un lien avec une autre chaloupe, la Marie-Jeanne, partie du port de Mahé, dans les Seychelles, le 28 janvier 1953 et qui, victime d’une panne de moteur, fut abandonnée par ses occupants en pleine mer. Ses recherches minutieuses lui prouvent qu’il s’agit là de deux embarcations différentes mais peu importe : le « hasard objectif » rôde et ce d’autant plus qu’il a écrit peu avant son départ pour la Somalie, trois textes en prose qu’il a regroupé sous le titre Le Thé de Marie-Jeanne, en hommage à la marijuana et à Thelonious Monk qui en était un grand consommateur. Le hasard, intervenant à nouveau à sa façon, a même voulu que Ghérasim Luca lui offre, quelques heures après la composition de ses textes, « comme ultime cadeau, trois cigarettes de thé indien. »

« L’échange de lettres hebdomadaires se poursuivit pendant plusieurs mois entre Ghérasim Luca et moi. Les rencontres les plus exaltantes, les interprétations les plus aventureuses se succédaient, qui toutes tournaient autour du mystère de la Marie-Jeanne, véritable mythe en puissance. »

L’un et l’autre, creusant leurs investigations et tentant de comprendre le monde secret qui se cache derrière l’apparent, trop brut, trop prévisible, vont découvrir d’autres faits, pour le moins troublants, qui ont à voir avec des bateaux fantômes et quelques naufrages inexpliqués. Un nouveau protagoniste va les rejoindre. Il s’agit de Stanislas Rodanski, dont quelques lettres (signées Stan Lancelo) sont ici reproduites.

L’aventure retracée méticuleusement par Claude Tarnaud (1922-1991), avec l’aide de ses proches, et tout particulièrement de Gibbsy, sa femme, est également intérieure. Le faisceau de coïncidences qu’il débusque au fil de son récit (qui va de 1953 à 1959) et qui met en lumière les aspects de sa vie quotidienne à Mogadiscio, ses correspondances, sa quête initiatique, ses lectures, ses troubles émotionnels et son besoin de tout noter (il travaille en permanence sur le motif) ouvre des puits marins au fond desquels scintillent non seulement quelques embarcations qui ne rentreront jamais au port mais aussi, et surtout, leurs occupants, occupés à poursuivre la route sous d’autres cieux.

L’Aventure de la Marie-Jeanne (publié à compte d’auteur en 1967 puis édité à 335 exemplaires par L’écart absolu en 2000) est un livre rare. Qui emporte et qui trouve place, par sa conception même, dans la proximité de Nadja de Breton et de La Victoire à l’ombre des ailes de Rodanski.

 Claude Tarnaud : L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, éditions Les Hauts-Fonds.


mercredi 29 janvier 2014

Que la ténèbre soit !

Les personnages qui apparaissent dans les treize nouvelles composant l’étonnant petit livre d’Alain Roussel sont des êtres épris de solitude. À force de vivre en retrait et d’écouter en boucle « la musique des sphères », ils ont réussi à toucher quelques unes des faces cachées de la pensée et à acquérir dons et psychisme intérieur capables de faire entrer l’improbable, l’imprévu, le dérèglement, le crime et la folie passagère là où règnent d’ordinaire routine et calme plat.

Une secrète alchimie née entre tel ou tel objet et l’imaginaire en irruption d’un Casimir Laroche ou d’un Pierre Lune ou d’un Barillet ou d’un Morphéas ou d’un Pénardin ou d’un Lafouine (tous convoqués par l’auteur en ses périples menés aux confins de la logique) suffit pour que la mort violente frappe vite avant de s’en aller cingler sous d’autres latitudes.

Il ne faut souvent pas plus qu’un invisible aléa (par exemple une étoile mal arrimée au ciel un soir de brume) pour qu’un galet retrouve soudain ses anciennes velléités d’assassin, pour qu’une ombre quitte subitement son locataire habituel afin d’aller commettre un meurtre à proximité ou pour qu’un collectionneur de casquettes subtilise celle d’un matelot qui « venait de massacrer deux paisibles promeneurs » pour se métamorphoser lui aussi en tueur.

« Ici les personnages sont des somnambules sous l’emprise d’un rêve implacable, à la fois tragique et dérisoire, dont ils ne peuvent espérer maîtriser les règles. Seul doit régner le destin ! »

Dans ces nouvelles aux chutes subtiles et implacables, l’auteur de La Vie privée des mots (La Différence, 2008) et de Chemin des équinoxes (Apogée, 2012) intercepte à chaque fois, entre fantastique et imaginaire, une séquence de l’existence ténébreuse d’un individu au parcours jusque là anodin. Il le fait au moment précis (et crucial) où celui qui touche le couteau tranchant de la lumière voit son destin s’assombrir puis vaciller et basculer dans l’inconnu et le néant.

Alain Roussel : « Que la ténèbre soit ! », éditions La Clef d’argent (9 rue du stade 39110 Aiglepierre).

mercredi 22 janvier 2014

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal

Jean Arbousset est mort, « tué à l’ennemi à Cuvilly (Oise) », le 9 juin 1918. Il venait d’avoir 23 ans. Sa chance, si l’on peut dire, est d’avoir réussi à publier l’année précédente un ensemble de poèmes qui restera hélas sans suite, puisque le second manuscrit qu’il avait achevé – et qui devait s’appeler L’Amour, monsieur – et le roman de guerre qu’il était en train d’écrire n’ont jamais été retrouvés. Il ne reste donc présent que par Le Livre de « Quinze Grammes », caporal. C’est à son côté frêle et fluet qu’il devait ce surnom dont il se servait  pour signer lettres et textes.

« Ce sont les Poilus de l’Argonne
qui viennent de me baptiser.
J’aime mon surnom, car il sonne. »

Pour Éric Dussert, qui a établi et préfacé cette édition, ce recueil est « une sorte de petit chef-d’œuvre autonome ». Jean Arbousset y glisse de la douceur et de la noirceur. La mort est omniprésente. Celles des hommes tout comme celles des chevaux. Elle rôde surtout de nuit, bouge sur les talus, s’installe sous un ciel étoilé. Il essaie parfois d’atténuer la gravité de ses poèmes en leur procurant un rythme mélodieux. Procédant ainsi, il parvient à donner encore plus de tonicité à son propos. Ainsi, pour ces blessés qui attendent le remplissage de la voiture pour partir vers l’hôpital :

« Mais ils ne sont, ces blessés,
pas assez
pour mériter assistance.

Car l’auto ne se complaît
qu’au complet
à partir pour l’ambulance.

Les sept blessés ont crevé,
su’l’pavé
comme des choux à la crème,

pour avoir trop attendu,
temps perdu,
pendant un mois, le huitième. »

Arbousset sait se faire cinglant. Ses comptines se terminent mal. Le rire devient grinçant. La chute s’affirme tranchante. Derrière un tempérament joyeux, se cachent un esprit sarcastique, une sensibilité aiguë et une force remarquable. Pas de langue de bois. Pas de rêves portés trop haut. Mais çà et là un réalisme implacable, tel ce poème, saisissant, dédié à sa mère :

« Lorsque la mort viendra, comme une bonne femme
tout simplement, tout bêtement, faucher un corps
chez vous,
aimez jusqu’au détail du funèbre décor,
et si vous êtes pauvre
vous aimerez encore
jusqu’à ce triste bruit des clous
dans le sapin. »

Arbousset a beaucoup circulé entre 1915 et 1918. « On peine d’ailleurs à croire qu’un seul destin puisse conduire à la fréquentation de tant de zones de combat », note Éric Dussert. Il a connu les batailles d’Argonne, de Champagne, de la Somme, de l’Aisne, de la Lorraine. Il est mort peu avant que ne se termine la grande boucherie. En laissant un seul livre et pas le moindre portrait. Paul Géraldy, à qui il avait remis son ultime manuscrit pour qu’il le fasse parvenir à un éventuel éditeur dit qu’il « avait dans les traits quelque chose de fin comme d’une femme, de malicieux comme d’un enfant. Il faisait penser à un page. »

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal est plus qu’un témoignage. Il marque le début d’une œuvre qui n’a pas pu se réaliser pleinement en y adjoignant les lettres que Quinze Grammes écrivait à sa marraine de guerre. Y figurent également des textes signés Paul Géraldy et Louis Dubreuil-Chambardel (qui côtoya Arbousset dans les tranchées) et une bibliographie complète.

 Jean Arbousset : Le Livre de « Quinze Grammes », caporal, édition établie et présentée par Éric Dussert, éditions Obsidiane.

samedi 11 janvier 2014

Brouillard

Jean-Claude Pirotte revisite régulièrement les territoires secrets que sa mémoire garde en réserve. Il le fait à la façon d’un arpenteur à l’esprit vif qui avance en quête de traces disséminées au fil du temps. Le passé a empilé ses multiples séquences dans une boîte intérieure qu’il entrouvre quand il en ressent l’envie. Ou quand le besoin s’en fait sentir. Et le besoin, irrépressible, vient cette fois du corps. Qui fatigue, qui flanche, qui, rattrapé par un cancer qu’il croyait endormi pour longtemps encore, ne peut émarger au présent qu’en renouant des liens ténus avec une époque pas vraiment révolue.

« La mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants. À mesure que l’on avance en âge, les reflets se brouillent et les miroirs se fêlent et s’obscurcissent. La mémoire, note Joubert, est le crible de l’oubli. »

La sienne le ramène aux années qui vont de 1957 à 1963. Il est alors étudiant, peu assidu, déjà marié et père d’une fillette qu’il doit (son mariage battant de l’aile) élever pratiquement seul. Plus tard, ce sont les grands-parents qui prendront la relève. Il vit dans une maison isolée où il rêve, lit, écrit. Ne sort que pour retrouver quelques types en sursis (Raymond, Frans, Carlo, Manu) avec lesquels il a récemment mené quelques virées et braquages nocturnes.

« Je suis de retour dans la maisonnette sous le grand chêne et je me convaincs de n’avoir ni épouse ni enfant. Ni ascendants, ni descendante. Rien ni personne susceptibles de constituer une entrave à l’existence que je m’étais promis de mener. Hors la loi, voilà qui me convenait. Dénué de chaîne et seul juge de mes actes. »

Le narrateur (appelons-le Pirotte) qui feuillette ses carnets d’époque, tandis que la maladie gagne et nécessite de fréquents séjours à l’hôpital, tente de se situer dans le brouillard du passé, dans le brouillon de ce début de vie où il s’est très vite retrouvé, presque par inadvertance, avec un tas de fils à la patte. S’affranchir d’un faux mariage, d’une paternité de hasard, d’un père honni, d’une famille bourgeoise et d’une bande de voyous locaux : voilà quelques uns des handicaps qu’il lui faudrait surmonter pour gagner enfin sa part de liberté.

« Ce vaudeville m’inspire, quand il ne me désespère pas. Où me suis-je donc fourré ? J’étais naïf au-delà de toute innocence. Et coupable. »

Comme toujours, Pirotte ne se cherche pas d’excuses. Il assume. Il gratte le vernis et appuie là où ça fait mal. Au cœur du réel. En filtrant juste ce qu’il faut (surtout ne pas s’épancher) pour récolter ce que celui-ci contient de romanesque. Et de tension, de douleur, de disparitions, de mal-être. Mais aussi d’incitations au départ, à l’errance, au voyage. Dans le temps, dans l’espace et dans les livres. Autrement dit partout où son écriture précise peut travailler, à la manière de cette araignée qu’il évoque au tout début du roman, pour tisser une toile discrète et lumineuse à l’intérieur de laquelle il ne cesse de se déplacer.

 Jean-Claude Pirotte : Brouillard, Le Cherche midi.

samedi 4 janvier 2014

Cap au Nord

C’est un road movie hors du commun. L’homme qui parle roule à bonne vitesse. Il a beaucoup à dire. Sur la solitude, la mémoire et le silence des pères. Le sien vient tout juste de mourir. Il lui doit un ultime voyage, le seul qu’ils feront vraiment ensemble. Et ce sera un retour aux sources, un périple souvent évoqué mais toujours remis. Pour le réaliser, il préfère l’asphalte la nuit. Se laisser guider par les phares qui éclairent un peu plus que la courbe des virages. Traverser la montagne en enfilant montées et descentes de cols avec arrêts rapides dans la vallée. Le père mort penche un peu vers l’avant. Il est assis sur la banquette arrière, casquette sur la tête et mains bien posées sur les genoux.

« A l’arrière pas un souffle... Pas un soupir. Agréable de voyager avec le père. Reposant. On voit quoi quand on est mort ? Rien sans doute... Vivant c’est la même chose. Rien non plus à comprendre... Le mode d’emploi est trop compliqué. C’est l’absurdité qui nous empoigne. Nous jette au sol. »

La voiture avale le long ruban de bitume avec un bel appétit. Le conducteur rêvasse, fume et ouvre de temps en temps « la petite valise noire invisible » qui contient (et parfois délivre) des souvenirs ordinaires, des scènes de vie éphémères quand lui et le père parvenaient à partager un moment infime mais précieux. Il remonte ainsi vers l’enfance, puis entre dans l’âge adulte, revoit le père silencieux, ouvrier modèle, immigré, mal payé mais n’osant réclamer son dû au patron.

« La mère régulièrement lui tombe sur le râble au père. Une furie la mère quand il s’agit de pognon. Lui cause au père augmentations de salaire qu’on voit jamais venir. »

L’étrange veille se poursuit, mobile, ponctuée d’instantanés revenus du passé. Piccamiglio décline cela en usant de ce style télégraphique déroutant mais très efficace et percutant qu’il manie depuis toujours. En enchaînant les phrases courtes, il donne à son récit un rythme haletant et soutenu. Celui-ci suit le tracé sinueux emprunté par la voiture. Le chauffeur attentionné jette ponctuellement un œil dans le rétroviseur pour voir si derrière le mort tient la distance. S’il lui arrive d’accélérer trop brutalement, il rétrograde assez vite, surpris par un virage en épingle à cheveux ou remis sur les bons rails grâce à un simple bouquet de fleurs, accroché ici ou là, en bordure de route, en mémoire d’un autre mort.

Leur croisière nocturne va les mener sur un parking situé près d’un cimetière à Bergame, là ou sont les racines, là où reposent les autres disparus de la famille, là où il faut aussi déposer le corps du père après avoir trouvé un cercueil, et de l’aide pour creuser la terre... Il sera alors temps de songer à faire route retour en laissant le mort apprécier, dans la Fosse Commune des Fervents Anonymes, cette grande solitude, qui, sa vie durant, semble ne l’avoir jamais quitté.


 Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.