jeudi 21 juin 2018

Une immense sensation de calme

« Un matin, un homme arrive près du lac où je ramasse les nasses ». Cet homme, c’est Igor, personnage magnétique qui semble sorti du ventre de la montagne. « Sa main est grise comme un caillou, son esprit dur comme le calcaire ». Ses yeux, d’un bleu limpide, absorbe la pensée de celle qui le rencontre ce matin-là. C’est elle qui raconte. Elle revient sur sa vie, celle d’une jeune orpheline qui a récemment enterré sa grand-mère et qui a dû céder la cabane dans laquelle elles habitaient pour payer les frais d’obsèques, d’autant plus conséquents qu’elle a tenu à ce que la dernière personne de sa famille soit inhumée dignement, autrement dit allongée dans son lit.

« Il faisait froid et les bouches ont soufflé de la buée quand nous avons entamé le chant du dernier voyage. Puis les porteurs ont fait glissé le lit dans la fosse. Baba était au fond de sa nouvelle demeure. Elle était prête. »

C’est à la fin de l’hiver, passé dans la maison des frères Illiakov – qui l’ont recueillie alors qu’elle gisait inanimée dans une contrée froide et hostile – qu’elle tombe sur Igor. L’homme, peu bavard, vend du poisson séché aux vieilles femmes qui vivent isolées dans la montagne et vient, dès les beaux jours, payer ses fournisseurs.

Ce qui se noue entre elle et Igor est si fusionnel qu’elle ne peut que prendre la route avec lui. Tous deux vont s’enfoncer dans un paysage calme mais inquiétant. Là-bas, la nature impose sa loi. La guerre, qui a eu lieu il y a une cinquantaine d’années, a tué presque tous les hommes. Ne restent que des femmes âgées et quelques Invisibles qui sont peut-être déjà morts mais qui gardent néanmoins une apparence humaine. Ce sont ces êtres perdus, vivant à l’étroit dans leurs cabanes, porteurs d’histoires et de légendes, qu’Igor visite régulièrement.

« La vieille s’accroupit et commence à lécher le visage d’Igor à la manière d’une chienne qui décrasse son chiot. Elle donne de petits coups de langue. Lentement elle remonte vers le front, applique sa salive sur les tempes, les ailes du nez, entre les yeux. Je reste sans voix. Dans mon esprit tout se bouscule. »

La vie sur ces plateaux rocheux baignés par une lumière froide est rude. Les survivants sont durs au mal. Ils peuvent être amenés, pour sauver une vie, à scier une jambe à un proche ou à inciser un bras au couteau pour y glisser des sangsues chargées d’aspirer la plèvre et le sang infectés. Tout cela, la narratrice l’apprend lors de ces périples en compagnie d’Igor. Mais ce qu’elle découvre surtout, c’est le passé de cet homme secret. Ce seront les autres, celles qui savent conter, qui lui diront qui il est, d’où il vient et qui étaient ses parents.
« Se dessine une filiation infamante de parias enfantant des parias, engeance condamnée à la seule jouissance de la nature, exclue du monde des humains.
Au bout de cette chaîne, Igor. »

L’écriture de Laurine Roux, qui signe avec Une immense sensation de calme un premier roman plus que convaincant, est discrètement ciselée. Ses personnages, en adéquation constante avec la force tellurique des paysages qu’elle décrit, nous emportent dans un territoire qui semble hors du monde mais où la transmission, le partage et l’entraide existent bel et bien.

Laurine Roux : Une immense sensation de calme, Les éditions du Sonneur.

lundi 11 juin 2018

Nous vivons cachés

Après avoir évoqué dans Je rêve que je vis ?, son précédent (et premier) livre, les quatre mois qu’elle passa à Bergen-Belsen, Ceija Stojka revient dans ce nouvel ensemble sur cette période mais aussi sur les années d’avant-guerre et sur ce que fut sa vie après la libération du camp par les anglais en avril 1945.

« Nous les Roms, en 1939, on était encore libre de voyager avec un cheval et une roulotte en Autriche. Ma mère à l’époque avait trente-deux ans, mon père aussi. Nous étions six enfants, la sœur aînée, Mitzi avait tout juste quatorze ans, ensuite il y avait ma sœur Kathi de douze ans, mes deux frères, Hansi, onze, et Karli, huit, notre petit dernier, Ossi, en avait quatre, et moi-même, Ceija, six. »

Très vite, les Roms n’auront plus le droit de sa déplacer. Peu après, les enfants seront interdits d’école et les rafles commenceront. Le père sera le premier déporté. Il mourra à Dachau en 1943. Le reste de la famille se retrouvera à Auschwitz, où le petit Ossi succombera au typhus.

« J’ai vu l’endroit où l’infirmier l’emmenait, c’était une baraque plus petite que les autres, il l’a posé sur les autres morts. Je l’ai recouvert avec mon maillot de corps que j’avais enlevé. (Comment je pourrais oublier ça ?) »

Si les récits de Ceija Stojka sont poignants, ils restent toutefois empreints d’une grande humanité, dans un monde qui en manquait cruellement. Elle dit la dureté, les coups, la faim, les déplacements d’un camp à l’autre mais également les liens forts qui existaient entre ceux et celles qui tentaient de survivre dans cet enfer et la foi chrétienne qui leur permettait souvent de tenir bon.

Après la libération, le retour à Vienne ne sera pas facile. Il leur faudra, à elle et à sa famille, comme à tous les Roms, vivre à l’écart et changer fréquemment de lieu en n’étant jamais vraiment acceptés. Elle s’en souvient avec une impressionnante précision. C’est toute sa vie d’après qu’elle retrace dans ces pages. Elle le fait en racontant son itinéraire. Mère de trois enfants, elle survit en vendant des tapis sur les marchés et en parcourant l’Autriche. On suit son quotidien, son histoire au fil du siècle et son attachement au monde rom qu’elle décrit ouvert, bienveillant, féru de fêtes chaleureuses où se mêlent chants, musiques et danses. On la voit se démener pour le bien de ses enfants, notamment pour Jano, batteur au sein du groupe Gipsy Love (où son frère Harri est bassiste) qu’elle sait sous l’emprise des drogues et qui mourra d’une overdose.

« Il fallait que je continue ma vie. Je sais que je quitterais cette terre seulement quand j’aurai parcouru toute la longueur de la route éternelle, là où mon fils Jano m’attend dans sa taille normale. Je marche et je rampe, pas à pas sur cette route, jusqu’à ce que Jano me tende la main. »

Ce dont ne se doute pas Ceija Stojka – qui est également peintre – en témoignant ainsi, guidée par la documentariste Karin Berger (qui l’aura accompagnée – et souvent enregistrée – tout au long de son travail), c’est l’impact qu’aura son livre à parution, en 1988. Sa force, la fraîcheur de sa voix, le sens du détail, sa façon de dépasser l’anecdote pour aller à l’essentiel et la lucidité qui émane de ses textes y sont pour beaucoup. Elle deviendra rapidement l’ambassadrice de la communauté rom en Autriche et bien au-delà.

Le livre publié par les éditions Isabelle Sauvage est une somme importante – et unique en France – pour bien saisir le parcours et l’œuvre de Ceija Stojka (1933-2013). Préfacé par Karin Berger (qui signe également un très beau témoignage en fin d’ouvrage), il se compose de plusieurs récits, d’un cahier de 19 photographies, d’entretiens et d’une bio-bibliographie complète.

Ceija Stojka : Nous vivons cachés, récits d’une Romni à travers le siècle, traduit de l’allemand par Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage.

Une exposition, "Ceija Stojka, une artiste Rom dans le siècle", s'est récemment tenue à La Maison Rouge à Paris.

samedi 2 juin 2018

Les géants

Les géants ont beau avoir disparu depuis belle lurette, cela n’empêche pas le narrateur de les côtoyer jour et nuit. Il consulte les poèmes de chevalerie, repère aisément leur présence et se lance dans l’histoire mouvementée qui fut la leur en pensant très fort à une autre histoire, celle qu’il a vécue avec une jeune femme et qui est, elle aussi, terminée.

« C’est fini, comme ont fini à un moment donné les géants, les mammouths, comme finiront bientôt les gorilles du Kilimandjaro, les pandas, la baleine bleue et le tigre de Tasmanie. »

Il compulse les archives, prend des notes, se réserve de temps à autre une balade sur la colline de l’antenne-relais où il lui arrive de surprendre, sous forme de nuages, quelques figures de géants en apesanteur. Rien de ce qui touche à la vie et à la mort de ces colosses, dont la taille moyenne est d’environ huit mètres, ne le laisse indifférent. Il sait qu’ils se déplacent plutôt à pied. Trouver un cheval à leur taille est impossible. L’un d’eux, tentant un jour de chevaucher, en avait d’ailleurs cassé un en deux. Seuls l’éléphant ou la girafe peuvent supporter leur extraordinaire carrure. Les géants s’habillent de ferraille et pèsent souvent très lourds. Ils mangent abondamment. Il ne fait pas bon être buffle et croiser leur chemin. L’animal sera massacré et dévoré illico. De lui, il ne restera rien. Les sabots et la peau seront ingurgités tout comme les os. Les géants détestent le gâchis. Il arrive pourtant qu’ils se battent entre eux en pratiquant le lancer de rôti, la biche cuite au feu de bois leur servant inopinément d'arme. Il y a des géants philosophes, des géants neurasthéniques, des géants mafieux ou encore des géants adeptes du sport.

« Le sport préféré de certains géants est le jet de pierres sur les édifices religieux. Juchés sur les collines à proximité des églises et des abbayes, ils ne regardent pas si elles tombent sur l’abbé ou sur un moine plongé dans ses prières. »

Ses connaissances, le narrateur les doit à ses lectures. Il s’est plongé dans les poèmes épiques. Il a longuement suivi Pulci (1432-1484), l’auteur (admiré par Rabelais) de l’épopée burlesque de Morgant le géant, qui fut l’écuyer de Roland le preux jusqu’à sa mort à Ronceveaux en 778. Il a bien sûr également lu le Roland amoureux de Boiardo (1441-1494) et le Roland furieux de l’Arioste (1474-1533), s’est délecté des aventures des chevaliers d’Arthur réunis autour de La Table ronde et a dévoré bien d’autres ouvrages.

« J’ai lu Renaud de Montauban, ample, instructif et complet, dépeignant Renaud comme un révolté impénitent, et Charlemagne un roi colérique et malade du foie gouverné par ses épanchements de bile au lieu de chercher la paix et à accroître son empire. »

Bayard, le cheval de Renaud, galope dans quelques unes de ces pages. Il appartient aux personnages légendaires issus de la littérature médiévale qui ont, si l’on en croit celui qui s’exprime ici, réellement existé. Il pense à peu près la même chose des extraterrestres et n’a qu’un souhait : que tous ceux qui courtisent celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer – et à qui il dédie son livre – soient rapidement enlevés de terre afin de devenir, là-haut, sujets d’étude pour scientifiques interplanétaires.

Avec Les Géants, Ermanno Cavazzoni (qui a déjà publié Les Idiots et Les Écrivains inutiles chez Attila) rend un bel hommage au roman de chevalerie et à ses initiateurs qui ont fondé la littérature européenne. Il le fait en mêlant érudition et sens appuyé du burlesque, en revisitant les légendes et en multipliant des galeries de portraits qui font tomber de leur piédestal nombre de héros.
« La traque impitoyable dont ont été victimes les géants peut expliquer leur extinction ; mais selon moi, ça vient surtout de leur système reproductif mal ajusté et de leur activité sexuelle inadéquate. »

Ermanno Cavazzoni : Les Géants, traduit de l’italien par Monique Bacelli, Le Nouvel Attila.

mercredi 23 mai 2018

Notes sur les noms de la nature

La nature a, on le sait, une imagination sans limites et l’homme, qui entend tout nommer, est rarement en reste. Il n’a pas inventé le bulbul des jardins (qui est un passereau), le noctilion pêcheur (une chauve-souris), le marasme des Oréades (un champignon), le couscous (pas le plat, le marsupial), le clitopile petite prune ou la bulgarie salissante (ce sont également des champignons) mais il leur a tout de même trouvé un nom en leur accordant, au passage, un beau surplus de poésie naturelle. C’est celle-ci que décrypte Philippe Annocque dans ce petit livre ludique et très documenté. Il y donne libre cours à son esprit curieux. Certaines contradictions ou anomalies détectées entre la dénomination de quelques unes de ces créatures et leur façon d’être et de perdurer ne manquent pas de l’étonner.

« De tous les insectes ailés
encore vivants de nos jours
le plus ancien est l’éphémère. »

Insectes, oiseaux, plantes et (surtout) champignons ne semblent avoir aucun secret pour lui. Il leur consacre quelques fragments, passe de l’un à l’autre, joue avec l’étrangeté de leur appelation, situe leurs lieux de vie. Il les laisse ensuite repartir dans le monde qui leur appartient et qui n’est souvent relié au nôtre que par la magie des noms.

« Le nom donne à voir
ce qui nous échappait.
Depuis que je sais le nom
de l’accenteur mouchet
il y en a plein mon jardin. »

Ces notes et fragments sont illustrées par Florence Lelièvre qui est allée voir sur place ou, plus sûrement, au Muséum d’Histoire naturelle à quoi ressemblent (cachés entre les oreilles de Judas et les prunes de Cythère) quelques unes des plantes et certains des animaux évoqués ici par Philippe Annocque.

Philippe Annocque : Notes sur les noms de la nature, éditions des Grands Champs.

mercredi 16 mai 2018

Pas de côté

Au fil de ces poèmes, qu’elle présente comme étant les pages d’un journal tenu pendant une période donnée, Fanny Chiarello dit la teneur, des prémices jusqu’à la séparation, de la relation qu’elle a vécue de juin 2016 à février 2017 avec celle qui n’est jamais nommée. Elle la vouvoie, la tutoie brièvement, sait la fragilité qui les rapproche.

« aujourd’hui tu es désaxée
je le sens dès l’ouverture des yeux
je mets des nectarines et du thé dans ta bouche
ça descend dans ta gorge et ça tombe dans ton ventre
je te nourris avec le mélange de patience et de brusquerie
que l’on observe aussi chez certains oiseaux
puis je noue le cordon de ton short lace tes baskets
et t’envoie courir dans les banlieues écrasées de silence »

Pour la rejoindre, elle traverse la France du nord au sud. Passe des briques rouges aux flamands roses. Observe les paysages qui défilent derrière la vitre du TGV avant de trouver place, plus tard, dans une chambre d’hôtel. Parfois, elles font toutes deux escales à Paris. À chaque fois, elle note ce qu’elle voit en s’éjectant du lieu à l’improviste. Elle capte – et décrit – certains détails précis tout en laissant vagabonder ses pensées.

« nous roulons dans la lumière dorée
entre les étangs et les zones commerciales
mes bras autour de votre taille très vite
mais je n’ai pas peur
mes jambes nues n’ont pas peur de perdre
leur foulée souple mes mains n’ont pas peur
de perdre l’usufruit de votre peau
je pourrais rouler ainsi avec vous
jusqu’à l’extinction de l’or dans l’air tiède du soir »

Fanny Chiarello se saisit de l’instant présent avec spontanéité et énergie. Elle s’empare du réel, le froisse dans ses poèmes et s’acquitte des tracas quotidiens sans jamais se laisser abattre. Son texte est alerte. Il se déplace avec elle. L’émotion y est toujours palpable. Elle passe par le toucher, par le regard et par tout ce que la mémoire a emmagasiné. De bons ou de moins bons moments. À l’image de ceux inclus dans cette relation amoureuse qui, à l’origine, aurait dû déboucher sur un livre à deux voix, intitulé Pas de deux.

« il a fallu six mois pour que nous passions du vous au tu
dans son lit sous le velux
on penserait
que ça ne saurait évoluer encore et pourtant
la voici en un point final
devenue elle »

Fanny Chiarello : Pas de côté, préface d’Isabelle Bonat-Luciani, Les Carnets du dessert de lune.

 De Fanny Chiarello, vient également de paraître : La vie effaçant toutes choses, recueil de nouvelles, éditions de l’Olivier

lundi 7 mai 2018

Territoire du Coyotte

Il n’y a apparemment pas de coyote en vue. Mais une ombre mouvante, portée par des légendes venues d’ailleurs, pourrait très bien s’insérer dans les imaginations et valider ainsi sa présence dans les parages. D’autant que le territoire s’y prête. Il est conforme à celui que l’on découvre régulièrement dans les poèmes de Pascal Commère. Il est vallonné, boisé, parsemé de pâtures, de petites routes, de champs de vigne, de cours de fermes. Il est surtout habité. Et modelé par le travail de ceux qui y vivent avec leurs bêtes, leurs troupeaux. L’hiver, leurs tracteurs impriment des traces de pneus sur les sols gorgés d’eau et de boue.

« La courbe des fumées là-bas, vignes
tirées à quatre épingles maintenant
qu’a cessé la pluie ses traits roides.
Traversé au matin le petit pays tourne
comme les ailes des éoliennes entre les arbres,
paysage toujours à reprendre et qui demeure
au bord du vide »

Ce pays, Pascal Commère l’arpente en écriture. Il le soupèse, le met en mots, adapte ses sonorités rugueuses, interroge les terres et les talus. Il le saisit au fil des saisons. Il en extrait les rituels et l’animalité, la glaise et la poussière, des bouts de mémoire et des faits liés à l’air du temps. Il s’attache au sort des bestiaux qui broutent dans l’enclos ou que l’on transporte de nuit dans des camions qui beuglent sur les routes départementales. Il les observe. Les entend cogner le sol. Surprend la placidité des taureaux, immobiles, en attente d’une odeur, d’un déclic avant de s’élancer, tous muscles tendus.

« dehors dans les pâtures où, flanc contre flanc, massés
inséparables, ils se rangent à l’auge, énormes
et comment dire, encolures touche à touche, le pelage
assombri quand la race le veut clair, bouddhas
que neige sale vent d’hiver maculent tels ils sont
en saison de luttes, couverts de suie, au point
de rappeler, petit matin à peine (quand l’ombre
sur le roc épaissit les contours), ces ancêtres
fougueux »

Il relie ce qui vient du fond des âges à ce présent qu’il décrit avec justesse, par bribes, ici, « un parking de camions près d’un restaurant routier en semaine l’hiver », là, « un brûlot de fin de chantier » avec cabanes, va-et-vient de voitures et « gamines de Bucarest débarquées de nuit en lisière des forêts d’État », ailleurs, tous ces « instants passés à traduire / en chiffres les flux et reflux d’entités mesurables – entrées / et sorties, telle que l’exige la loi marchande ». Cela le renvoie au temps (pas si lointain) de son activité comptable, quand il côtoyait de près quelques uns de ceux qui apparaissent furtivement dans son livre, dispersés dans ce vaste territoire au-dessus duquel volent de nombreux oiseaux, corbeaux ou bernaches mais aussi ces milliers d’étourneaux qui déplient leurs filets noirs loin des pâles des éoliennes pour tomber, en averse de grêle, dans les arbres à la tombée de la nuit.

Pascal Commère : Territoire du Coyote, éditions Tarabuste

samedi 28 avril 2018

Chaos

Il y a dix ans que La Folle, vingt-sept ans, vit enfermée dans un hôpital psychiatrique de La Ville quand débarque un jeune interne, futur obstétricien, fils de bonne famille, qui se montre, d’emblée, très attiré par la singularité de son histoire et par l’étrangeté des symptômes qu’elle développe. Avant de lui rendre visite, il s’est renseigné et a appris que La Folle sent et observe en permanence la présence d’une forme rouge et visqueuse placée à quelques centaines de mètres au-dessus d’elle. Il sait également qu’elle a une sœur jumelle, alcoolique et peintre, qu’elle n’a pas vue depuis des années, qui demeure dans l’Autre Ville et qui dit être, elle aussi, reliée à un zénith opaque et tourmenté perdu « dans le plafond du ciel ».

L’Interne, qui est passionné par la gémellité, se rapproche de plus en plus de cette femme plutôt belle qui semble devoir rester enfermée à vie. Il est persuadé qu’elle pourrait peut-être recouvrer un peu de santé si elle revoyait sa sœur. Mais pour cela, il lui faut l’extraire de l’asile. Et c’est ce qu’il va s’efforcer de faire, sans en parler à personne, prenant, un beau matin, la clé des champs en sa compagnie.

« La tête de l’Interne vrombit et les veines de ses tempes rythment ses pas comme son allure. Les feux rouges passent au vert dans les rues qu’ils traversent, les voitures passent, ils sont pressés, peureux : sans doute la recherchent-ils à l’hôpital ? Et puis, ils ont un train à prendre, pour un long voyage. »

C’est ce périple, ces nombreuses heures de train entre La Ville et l’Autre Ville, avec escale à La Ville-Frontière que l’on suit. Dans le compartiment La Folle et l’Interne rencontrent des personnages qui ne manquent pas de les étonner. L’inverse est également vrai. Tout ce petit monde se déplace en portant un subconscient constamment en alerte. Chacun exprime ce qu’il ressent de façon particulière, souvent à mi-voix, en un murmure vif et débridé. Ce sont ces ressentis multiples – et irrationnels – que Mathieu Brosseau imagine, développe et transcrit dans son texte. Ce voyage n’est pas seulement géographique mais aussi, et surtout, intérieur.

En chemin, le futur médecin et sa protégée s’interrogent et parlent peu, ou alors pour eux-mêmes, tandis que la sœur jumelle procède de même, au gré de ses déambulations en zigzag dans l’Autre Ville. Un univers mental et polyphonique se met ainsi en place et certains faits, longtemps refoulés, qui touchent au passé de La Folle, remontent peu à peu à la surface.

« On a poussé Mère la nôtre sous une voiture en marche rapide, dans la rue, verte et bleue comme une voiture de petit garçon, c’était pour rire, juste pour la déglinguer un peu, ça me fait sourire, pas vraiment pour la tuer, mais elle n’a pas survécu Mère la nôtre, même avec l’hôpital, même après les soins, c’était mieux, après Mémé nous a gardées, au moins on ne se sentait pas le devoir du respect. »

Si Chaos, roman extrêmement bien construit, se situe aux confins de la folie, Mathieu Brosseau, qui en entrouvre les portes, fait en sorte de ne jamais se laisser emporter par les dérives verbales que celle-ci pourrait engendrer. Ce qui frappe, et enchante ici, c’est la maîtrise d’une écriture qui bouge pourtant sans cesse. Elle joue avec les sonorités et les dissonances. Elle s’approche parfois de la transe, s’attache au monde secret, aux non-dits et à la psyché des uns et des autres. Elle s’échappe au gré d’un rêve, d’une vision, d’une incursion dans la pensée tumultueuse des différents protagonistes et change de tonalité à l’improviste tout en restant, jusque dans sa capacité à suggérer, toujours discrètement tenue.

Mathieu Brosseau : Chaos, Quidam éditeur.

samedi 21 avril 2018

Revers

On entre dans le livre avec les oiseaux. Il y en a peut-être mille. Ils n’ont pas de noms. Ce sont simplement des oiseaux. Ils incitent à regarder en l’air. À oublier un instant l’abyssal puits intérieur. À ne pas ouvrir en grand la boîte aux questions. Certains sont vrais. D’autres font semblant de l’être. Ce sont d’étranges objets volants. On les distingue à peine. On dirait des brindilles qui voltigent. Des corps promis au dépiautage, consonnes et voyelles comprises. Pour y trouver des bouts d’os. Du cartilage fin. Des ailes avec rabats. Des prunelles colorées. Des boules de plumes avec bec et gésier minuscules.

« Tous nos os ont les mêmes noms. Oiseaux à têtes tièdes et ainsi sont-ils nus et alignés. Sur le devant de l’eau nous les voyons et avons obtenu du temps que le sang suinte. Un sort est scellé encore ? Un peu de glaire va de leur pus à ces plaies visibles là ? On dirait. »

La plupart d’entre eux sont happés par le vide. Ou bien zigouillés par une main invisible. En tout cas, le ciel les aspire. Bientôt, il n’en reste qu’un. Il est suivi à la trace par un qui se nomme « il », ou « je » ou « on ». Celui-là (qui semble souvent se dédoubler) porte en lui des tas de questions insolubles. Il les pose. Les dissémine au fil du texte. Et le fera plus encore quand l’ultime oiseau disparaîtra.

« On cache qu’on est ici. C’est privé. Ce sera de la poésie à l’étroit. À l’usage de l’œil et de la main. De ceci la fin qu’on a vue. »

Comme toujours, aujourd’hui avec Revers et l’an passé avec Avers (les deux livres se répondent et les trois séquences qui composent l’un et l’autre possèdent les mêmes titres) la mécanique Quélen, unique en son genre, tourne à plein régime. Elle vibre d’une belle intensité. Son tempo saccadé (fait de phrases courtes, d’incises brèves) offre un rythme imparable – et ô combien prenant – à l’ensemble. Chaque bloc de prose a sa propre densité. Il est taillé dans le vif. S’insère dans des dizaines d’autres blocs qui, s’emboîtant, forment le corps vivant du livre.

« Un individu est souple. Bon. Le traitement sera du langage. Son langage est une offre semblable ou non et on le retire de là en l’excluant d’un accès au corps. À l’action ou à une. Pourrir la vie est l’idée. Oisive, légère. Et pourquoi pas traduire ici ou à un mètre ! Ce travers pend et se réduit à une voix sans rien. Truc sans voix. Serrure avec la clé de travers. Matière vouée à s’être traduite elle-même çà et là. Mort oisive qui est la vie. Bien. Voilà une élégie. Un os à ronger. L’accès de poésie de l’étui qui retire son contenu. Ou l’âne qui offre en bon langage son oreille. Du bon traitement. Strict. Souple. Un deux en un ! »

L’écriture est de bout en bout nerveuse et tendue. Celui qui laisse sa pensée questionner son monde intérieur scrute les objets, les choses, les à-côtés, les gestes, les riens du quotidien. Sa poésie y trouve refuge et matière. Elle est méticuleuse, physique, nourrie de signaux lumineux, sinuant entre le jeu et l’incertitude, passant constamment d’un état à un autre, de l’inquiétude au burlesque ou de l’angoisse à la clairvoyance.

Dominique Quélen : Revers, Éditions Flammarion

jeudi 12 avril 2018

à propos de "Débarqué"

Les liens qui existaient entre mon père et moi étaient extrêmement forts mais la plupart du temps non dits. C'était un être silencieux. Peu après sa mort, ma mémoire s'est mise à restituer par fragments différentes époques de sa vie, comme si elle tentait, à mon insu, de combler le vide consécutif à son départ. Son absence me déstabilisait tout en m'incitant à lui inventer une autre présence. C'est ainsi que, peu à peu, le besoin de revenir sur son parcours s'est imposé à moi. Lui redonner vie en écrivant ce que fut la sienne m'a semblé être la meilleure façon de lui rendre hommage. Il me fallait dire qui il était. Et combien son itinéraire fut semé d'embûches.

Son rêve, quand il était jeune, était de devenir marin pour suivre les traces de son père, notre grand-père, qui était capitaine au long cours. La maladie, en l'occurrence une encéphalite aiguë mal soignée, dont les séquelles allaient l'accompagner durant toute son existence, est hélas venue, alors qu'il avait dix-sept ans, anéantir ses projets. Son statut de débarqué a débuté là. Ne pouvant naviguer, il est devenu électricien. Et il s'est mis à voyager autrement. En actionnant son esprit rêveur et son imaginaire en verve, en replongeant dans les souvenirs de son père, en s'entretenant avec les marins qui rentraient en permission, en s'octroyant quelques autres dérives et en lisant beaucoup, surtout les romanciers américains (Caldwell, Steinbeck) qui évoquaient la grande dépression des années trente, celles de son enfance. C'était un lecteur insatiable. Qui partait au quart de tour. Et qui avait à cœur de transmettre sa passion.

On ne peut, même si la solitude n'est jamais loin, vivre seul. Son histoire est constamment reliée à celles des autres. Elle est ancrée dans un lieu précis, un hameau proche de la mer, en Bretagne, sur la côte Nord, où il a passé l'essentiel de son temps. Parler de lui ne pouvait se concevoir sans que n'interviennent ceux qui faisaient partie de cette communauté de gens (de terre ou de mer) – souvent en bout de course – qu'il côtoyait quotidiennement.

Mon désir en écrivant ce texte était également de rappeler qu'aucune vie n'est simple, banale ou ordinaire. Le Métier de vivre, pour reprendre le titre du Journal de l'écrivain Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. Et mon père n'y a évidemment pas échappé. Il lui arrivait souvent de vaciller. On partageait ses tourments et ses peurs. Il s'employait à vaincre ses tentations, à tenir debout, à faire en sorte que tous les siens restent d'aplomb en sa compagnie, en trouvant assez de sagesse et de force en lui pour ne pas être emporté par ses rêves brisés d'homme débarqué, par sa santé défaillante et par la mort, forcément injuste, de deux de ses enfants. Il a connu les trois quarts du siècle passé et le tout début de celui-ci. Son histoire bouge dans ma mémoire intime. Qui est elle-même reliée à la mémoire collective. Et c'est inévitablement là que je suis allé puiser.

Vient de paraître : Débarqué, Éditions La Contre Allée. (en librairie ce 12 avril)
Voir aussi  : Débarqué



lundi 2 avril 2018

Armaguédon strip

Pas facile de croquer la vie avec un appétit d’ogre quand on a été élevé par une mère éprise de religion, surtout quand la dévotion s’attache à l’une des branches les plus radicales de la chrétienté, celle qui regroupe les Témoins de Yahweh, une congrégation de prêcheurs, adeptes du porte-à-porte, qui prédisent et préparent la prochaine fin du monde.
Comment se construire quand on a baigné là-dedans depuis son plus jeune âge, avec en prime un père absent ? C’est bien ce que se demande Christophe Cordier, auteur de BD plus connu sous le nom d’ÉphèZ.

« Mon premier souvenir remontait à mes trois ans, un sale souvenir malgré toute l’eau qui l’entourait : le baptême de ma mère. J’avais vu des hommes l’empoigner au bord d’une piscine, la forcer à s’enfoncer jusqu’à la taille. J’avais cru qu’il la noyait sous mes yeux. Je n’avais pas compris son sourire triomphant quand ils l’avaient ressorti du piège toute mouillée. »

Trente ans plus tard, alors qu’il pensait en avoir à peu près fini avec Yahweh, la fin du monde et l’arrivée imminente de l’énigmatique Armaguédon, plusieurs événements imprévus vont venir lui démontrer le contraire. L’influence de sa mère n’a pas faibli. Elle infuse en secret. Elle le corsète, détermine quelques unes de ses décisions et continue d’empoisonner ses réflexions.

L’élément déclencheur est un accident de la circulation. Un jour, sa mère, s’en allant prêcher, est heurtée par une voiture. Elle se retrouve au sol. Ses papiers de prédicatrice voltigent dans la rue et finissent dans le caniveau. À l’hôpital, la décision de faire une transfusion se pose très vite. Or, chez les Témoins de Yahweh, on ne rigole pas avec ce genre de chose.

Ils « étaient connus pour leur refus de toute transfusion. C’était leur spécialité, leur façon de se démarquer des autres sectes. »

Si les circonstances vont aider ÉphèZ, le narrateur, à se sortir de ce mauvais pas sans trop se mouiller, d’autres faits vont s’enchaîner, à rythme soutenu, lui confirmant que sa vie, même auréolée d’une petite aura de dessinateur reconnu, prend tout simplement l’eau. Il n’a pas la sagesse de son chat Franquin. Il voit rouge à tout bout de champ. Les relations qu’il entretient avec le monde extérieur et avec les rares personnes qui lui sont proches ne sont pas au beau-fixe. Et l’instabilité qui s’empare de lui ne va pas aller en s’arrangeant.

C’est cette lente descente – et ses soubresauts irrationnels – que Frédérick Houdaer suit pas à pas. Il le fait avec méthode, en choisissant le détail qui fait mouche et en usant d’une narration très vive, très maîtrisée, avec humour et esprit caustique, en multipliant les portraits au vitriol et les situations cocasses (et parfois violentes) tout au long de ce roman diablement efficace.

Frédérick Houdaer : Armaguédon strip, Le Dilettante.