Il y a dix ans que La Folle, vingt-sept ans, vit enfermée dans un
hôpital psychiatrique de La Ville quand débarque un jeune interne, futur
obstétricien, fils de bonne famille, qui se montre, d’emblée, très
attiré par la singularité de son histoire et par l’étrangeté des
symptômes qu’elle développe. Avant de lui rendre visite, il s’est
renseigné et a appris que La Folle sent et observe en permanence la
présence d’une forme rouge et visqueuse placée à quelques centaines de
mètres au-dessus d’elle. Il sait également qu’elle a une sœur jumelle,
alcoolique et peintre, qu’elle n’a pas vue depuis des années, qui
demeure dans l’Autre Ville et qui dit être, elle aussi, reliée à un
zénith opaque et tourmenté perdu « dans le plafond du ciel ».
L’Interne, qui est passionné par la gémellité, se rapproche de plus
en plus de cette femme plutôt belle qui semble devoir rester enfermée à
vie. Il est persuadé qu’elle pourrait peut-être recouvrer un peu de
santé si elle revoyait sa sœur. Mais pour cela, il lui faut l’extraire
de l’asile. Et c’est ce qu’il va s’efforcer de faire, sans en parler à
personne, prenant, un beau matin, la clé des champs en sa compagnie.
« La tête de l’Interne vrombit et les veines de ses tempes rythment
ses pas comme son allure. Les feux rouges passent au vert dans les rues
qu’ils traversent, les voitures passent, ils sont pressés, peureux :
sans doute la recherchent-ils à l’hôpital ? Et puis, ils ont un train à
prendre, pour un long voyage. »
C’est ce périple, ces nombreuses heures de train entre La Ville et
l’Autre Ville, avec escale à La Ville-Frontière que l’on suit. Dans le
compartiment La Folle et l’Interne rencontrent des personnages qui ne
manquent pas de les étonner. L’inverse est également vrai. Tout ce petit
monde se déplace en portant un subconscient constamment en alerte.
Chacun exprime ce qu’il ressent de façon particulière, souvent à
mi-voix, en un murmure vif et débridé. Ce sont ces ressentis multiples –
et irrationnels – que Mathieu Brosseau imagine, développe et
transcrit dans son texte. Ce voyage n’est pas seulement géographique
mais aussi, et surtout, intérieur.
En chemin, le futur médecin et sa protégée s’interrogent et parlent
peu, ou alors pour eux-mêmes, tandis que la sœur jumelle procède de
même, au gré de ses déambulations en zigzag dans l’Autre Ville. Un
univers mental et polyphonique se met ainsi en place et certains faits,
longtemps refoulés, qui touchent au passé de La Folle, remontent peu à
peu à la surface.
« On a poussé Mère la nôtre sous une voiture en marche rapide, dans
la rue, verte et bleue comme une voiture de petit garçon, c’était pour
rire, juste pour la déglinguer un peu, ça me fait sourire, pas vraiment
pour la tuer, mais elle n’a pas survécu Mère la nôtre, même avec
l’hôpital, même après les soins, c’était mieux, après Mémé nous a
gardées, au moins on ne se sentait pas le devoir du respect. »
Si Chaos, roman extrêmement bien construit, se situe aux
confins de la folie, Mathieu Brosseau, qui en entrouvre les portes, fait
en sorte de ne jamais se laisser emporter par les dérives verbales que
celle-ci pourrait engendrer. Ce qui frappe, et enchante ici, c’est la
maîtrise d’une écriture qui bouge pourtant sans cesse. Elle joue avec
les sonorités et les dissonances. Elle s’approche parfois de la transe,
s’attache au monde secret, aux non-dits et à la psyché des uns et des
autres. Elle s’échappe au gré d’un rêve, d’une vision, d’une incursion
dans la pensée tumultueuse des différents protagonistes et change de
tonalité à l’improviste tout en restant, jusque dans sa capacité à
suggérer, toujours discrètement tenue.
Mathieu Brosseau : Chaos, Quidam éditeur.
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