Les
liens qui existaient entre mon père et moi étaient extrêmement
forts mais la plupart du temps non dits. C'était un être
silencieux. Peu après sa mort, ma mémoire s'est mise à restituer
par fragments différentes époques de sa vie, comme si elle tentait,
à mon insu, de combler le vide consécutif à son départ. Son
absence me déstabilisait tout en m'incitant à lui inventer une
autre présence. C'est ainsi que, peu à peu, le besoin de revenir
sur son parcours s'est imposé à moi. Lui redonner vie en écrivant
ce que fut la sienne m'a semblé être la meilleure façon de lui
rendre hommage. Il me fallait dire qui il était. Et combien son
itinéraire fut semé d'embûches.
Son
rêve, quand il était jeune, était de devenir marin pour suivre
les traces de son père, notre grand-père, qui était capitaine au
long cours. La maladie, en l'occurrence une encéphalite aiguë mal
soignée, dont les séquelles allaient l'accompagner durant toute son
existence, est hélas venue, alors qu'il avait dix-sept ans, anéantir
ses projets. Son statut de débarqué a débuté là. Ne pouvant
naviguer, il est devenu électricien. Et il s'est mis à voyager
autrement. En actionnant son esprit rêveur et son imaginaire en
verve, en replongeant dans les souvenirs de son père, en
s'entretenant avec les marins qui rentraient en permission, en
s'octroyant quelques autres dérives et en lisant beaucoup, surtout
les romanciers américains (Caldwell, Steinbeck) qui évoquaient la
grande dépression des années trente, celles de son enfance. C'était
un lecteur insatiable. Qui partait au quart de tour. Et qui avait à
cœur de transmettre sa passion.
On ne
peut, même si la solitude n'est jamais loin, vivre seul. Son
histoire est constamment reliée à celles des autres. Elle est
ancrée dans un lieu précis, un hameau proche de la mer, en
Bretagne, sur la côte Nord, où il a passé l'essentiel de son
temps. Parler de lui ne pouvait se concevoir sans que n'interviennent
ceux qui faisaient partie de cette communauté de gens (de terre ou
de mer) – souvent en bout de course – qu'il côtoyait
quotidiennement.
Mon
désir en écrivant ce texte était également de rappeler
qu'aucune vie n'est simple, banale ou ordinaire. Le Métier de
vivre, pour reprendre le titre du Journal de l'écrivain
Cesare Pavese, existe bel et bien. Pour tout un chacun. Et mon père
n'y a évidemment pas échappé. Il lui arrivait souvent de
vaciller. On partageait ses tourments et ses peurs. Il s'employait à
vaincre ses tentations, à tenir debout, à faire en sorte que tous
les siens restent d'aplomb en sa compagnie, en trouvant assez de
sagesse et de force en lui pour ne pas être emporté par ses rêves
brisés d'homme débarqué, par sa santé défaillante et par la
mort, forcément injuste, de deux de ses enfants. Il a connu les
trois quarts du siècle passé et le tout début de celui-ci. Son
histoire bouge dans ma mémoire intime. Qui est elle-même reliée à
la mémoire collective. Et c'est inévitablement là que je suis allé
puiser.
Vient de paraître : Débarqué, Éditions La Contre Allée. (en librairie ce 12 avril)
Voir aussi : Débarqué
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