jeudi 14 août 2014

Rien (qu'une affaire de regard)

Si l’introspection aboutit souvent à un mélange de silence, de peur et de paralysie chez celui qui la porte, tel n’est pas le cas pour Herbert, le personnage central du roman de Philippe Annocque. Le jeune homme est plein d’entrain. Il écrit une fiction, tâte également du théâtre, multiplie les approches amoureuses. Il navigue entre bien-être et tristesse, s’écharpe volontiers quand tout va bien et relative dès qu’il perd pied. Il se regarde en intérieur ou de biais, observe son comportement, semble vivre à côté de lui-même, analyse ses paroles, ses faits, ses gestes, des plus anodins aux plus intimes. Choisir reste pour lui une chose très délicate. Il peut se tromper ou pas, être à la hauteur ou à côté de la plaque. D’où le pare-feu, imparable, qu’il s’invente et qui consiste à équilibrer, en toutes occasions, et par la réflexion, la balance entre ce qui est à priori bien et ce qui paraît de prime abord mal. Cet entre-deux lui convient et lui permet de passer de nombreux obstacles (ramassant tout de même çà et là quelques claques, qu’il juge d’ailleurs salvatrices) sans perdre en cours de route cet allant naturel qui ne le fait reculer devant rien.

« Après tout, il faut bien se mouiller un peu, si on veut avoir une chance de faire quelque chose ; même s’il s’illusionne sur la qualité de sa pièce, c’est qu’au moins elle aura existé. »

Vu ainsi, la vie roule et réserve peu de mauvaises surprises (d’autant qu’il repère en une seconde les aspects positifs de ces dernières). Même au lit, en compagnie, quand son inexpérience le place dans des situations scabreuses, Herbert ne désespère pas. Fidèle à son principe, il se regarde. Et parfois se regarde se regardant, s’étonnant d’être cet homme (à première vue semblable aux autres) qui embrasse, caresse, s’allonge sur le corps d’une femme. "Je" est bien "un autre", en l’occurrence celui qui prend l’eau sous ses yeux, autrement dit l’ombre de lui-même, une part infime de son être tout entier.

« Il modifie sa position sur le lit. L’autre lui-même, qui le regarde, ressent comme une démangeaison désagréable, se dit-il. Pourquoi la pensée ne suit-elle pas le cours prévu par le programme. »

Plutôt que de se laisser porter par les événements, il préfère les précipiter. S’il arrive qu’une rencontre tourne mal, ou qu’un projet ne se réalise pas, il a instantanément recours à ce petit parachute mental qui ne le quitte jamais. Herbert s’aime bien. Il est assez optimiste. Il s’est construit un être intérieur. Il le trimballe en secret, au hasard de ses déambulations, de stations de métro en gares de banlieue avec arrêt au café ou dans tel ou tel appartement où cet apprenti en rodage espère enfin vivre sa première vraie relation sexuelle.

Philippe Annocque tient le fil du roman avec dextérité. Il avance à coups de phrases nerveuses et de paragraphes courts. Il jette un regard espiègle sur celui qui, hésitant entre humilité et fierté, est montré en train de s’extraire, tout ébouriffé, un rien désemparé, gaffeur et maladroit, d’une longue adolescence.

Philippe Annocque : Rien (qu’une affaire de regard), Quidam éditeur.


lundi 4 août 2014

L'arrachoir

Il ne faut que deux ou trois pages à Françoise Favretto pour isoler un décor et y caler une séquence qu’elle extrait de sa mémoire ou qu’elle crée à partir des éléments que celle-ci a sauvegardés. Les pièces qu’elle arrache ainsi au passé, et qu’elle reconstitue sous forme de nouvelles, de récits ou de chroniques sont brèves et percutantes. Beaucoup d’entre elles tournent autour de l’ambivalence des sentiments et des émotions. Le regard y est omniprésent. C’est par lui (qui détecte, surprend, découvre) que la scène de vie observée ou retrouvée entre dans l’imagination de celle qui s’en empare. Elle oscille dès lors entre fiction et biographie. Tout ce qui revient (mort précoce d’un cousin complice, départ du père, souvenir d’un rendez-vous raté, cohue dans une gare, poupée éventrée) est source de questionnements chez celle qui assiste, tout à la fois étonnée, médusée, ironique, affectée ou désemparée, à ce qui se trame, presque par inadvertance, en elle ou sous ses yeux. En s’emparant, comme elle le fait, de courts moments de l’histoire des autres, dont certains lui sont totalement inconnus, elle sait qu’elle peut, elle aussi, à ses dépends, un jour servir de personnage à un anonyme qui aura porté, un instant, son attention sur elle.

« je veux bien aider mon auteur en lui racontant ma vie. Il doit me prendre du dedans – même si cette expression est très érotique, je vous assure qu’il n’y aura rien entre nous. je dois me glisser au fond de son imaginaire, m’arracher du virtuel. je suis l’imaginaire de quelqu’un. je dois me faire à cette idée. après il s’en servira pour me créer et faire du deuxième degré. »

Françoise Favretto ne néglige jamais l’envers du décor. Ni l’intériorité des uns et des autres. Cela l’aide à tisser des relations infimes mais très sensibles entre elle et ceux qu’elle évoque dans ses textes. Elle peut assez aisément prendre leur place et se dédoubler en chahutant subtilement la raison sur de très courts laps de temps avant de retrouver ces livres qu’elle ne quitte jamais très longtemps.

« Quand je n’ai pas pu me plonger dans un livre depuis quelque temps, c’est comme si j’avais faim, quelque chose me manque. »

Et les livres, Françoise Favretto vit avec depuis des décennies. Comme lectrice bien sûr, mais aussi, et avant tout, comme éditrice au sein de l’Atelier de l’agneau et des différentes revues qu’elle a initiées et animées.

 Françoise Favretto : L’arrachoir, Atelier de l’agneau.


mercredi 23 juillet 2014

Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu

C’est à travers une longue lettre sinueuse, adressée à un grand-père qu’il n’a pas connu, que le narrateur qui s’exprime ici souhaite poser les jalons d’une histoire familiale qui lui échappe en partie. Pour cela, il lui faut remonter aux sources, se rappeler les rares confidences de la grand-mère et tenter de remettre en ordre les pièces d’un puzzle qui a volé en éclats par temps de guerre, en l’occurrence celle sévissant en Algérie, durant cette année 1957 que ne termina pas l’homme autour duquel est conçu le roman. Il est le matelot inconnu du titre, l’orphelin célèbre étant Albert Camus. Tous deux sont « frères de bled et de tourment », nés à la même époque dans un pays qui n’était pas tout à fait le leur mais où ils avaient leurs racines, leur maison, leur famille. L’un s’est suicidé par balle à Guelma le 3 juillet 1957 et l’autre est mort dans un accident de la route début janvier 1960.

« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans, ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »

L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos, papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres, espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un rôle fondateur.

« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la clef sous le paillasson sali de l’Europe. »

C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses 45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort volontaire.

« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des mains d’un enfant ? »

La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre) l’absence du disparu de Guelma.


 Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.


mardi 15 juillet 2014

Rien seul

Rarement titre n’aura été si laconique, si explicite. Cédric, le personnage central du premier roman de Jean-Claude Leroy n’a rien, ne dit rien, existe à peine socialement, ou alors par intermittences, le temps de quelques petits boulots ou stages, et glisse (inexorablement seul) sur une pente où son esprit rebelle ne s’avère d’aucun secours. Il fait partie – et cela se perpétue dans sa famille de père en fils depuis quelques générations – des pauvres, des laissés pour compte, errant sur les bas-côtés d’un monde dans lequel sa timidité naturelle et son relatif manque d’entrain sont perçus comme des obstacles majeurs à son intégration. Il galère, s’accroche, décroche, construit un semblant de famille et quête des morceaux de bien-être qui ne durent jamais bien longtemps.

Plus il tente de ressembler aux autres et plus il s’en démarque. Il essaie pourtant « de faire vivant ». Rencontre une femme puis une seconde. Se retrouve père d’une petite fille qu’il ne verra bientôt plus. Tout semble lui répéter (lui-même se le martèle) qu’il est né pour perdre. Et il est vrai que la descente, qui va s’accélérer dès qu’il aura testé l’efficacité de l’alcool pour anesthésier sa souffrance, semble amorcée depuis son plus jeune âge.

« De par son isolement, tout lui devient difficile : ses tremblements, sa malléabilité, son angoisse. »

L’alcool, il s’y adonne sans compter. Et chute de façon radicale, vertigineuse, vivant désormais dans la rue, logeant dans des cabanes de fortune ou dans des wagons désaffectés et côtoyant des compagnons de trottoirs aussi désemparés que lui.

« Cédric a honte de sa faiblesse, il voudrait s’extraire de cette nasse, et c’est beaucoup de combats à mener en même temps. Trop pour lui. L’angoisse le tenaille, si bien qu’avant le premier verre avalé il n’ose pas sortir dans la rue, reste prostré. »

Derrière l’itinéraire effrayant que suit pas à pas, d’une manière presque clinique, Jean-Claude Leroy, avec une fluidité d’écriture qui ne se relâche jamais, pointe une réalité sociale aux effets dévastateurs. Ce n’est pas la misère elle-même, ou l’éviction d’un homme n’ayant pas emmagasiné assez d’énergie pour s’affirmer, qu’il explore mais le lent, l’implacable processus qui rejette et anéantit avec froideur celui qui tente de se démarquer pour se construire seul, à partir de ses manques, en ne nourrissant pas d’autres projets que celui d’une vie menée au jour le jour, loin de sa famille, et tout aussi loin des règles dictées par la collectivité.

Ce sont des solitaires de cet acabit que l’on croise également dans les récits et nouvelles que l’auteur a précédemment publiés chez le même éditeur. Il en dresse à chaque fois des portraits sensibles et psychologiques subtilement nuancés, s’attachant d’abord à leur discrétion et à leur humanité dans un monde qui ne tourne pas rond et où leur (indocile) singularité n’a pas droit de cité.

 Jean-Claude Leroy : Rien seul, éditions Cénomane.

vendredi 4 juillet 2014

L'Ange au gilet rouge

Il fallait peu d’espace à Pierre Autin-Grenier (un quart de page tout au plus) pour envisager un décor, un climat, un personnage, une énigme. Ainsi l’ange du titre... Il existe bien sûr. Il a même dû, un temps, voler, planer, s’amuser à passer en rase-mottes au-dessus des ronces avant de faire entendre ses cris (“une sorte de hurlement hybride”) dans le silence d’un soir.

« Ce soir-là, voyant rentrer notre rouquin encore plus blême que de coutume, son brûle-gueule tel un brasier en travers la mâchoire et l’œil égaré, on avait vite saisi que la situation n’était pas nette. Il gagna cependant son banc sans mot dire. Tendit son écuelle, fit chabrot et la vida d’un trait. Levant le nez pour s’essuyer la moustache d’un revers de manche et découvrant nos regards inquisiteurs, c’est alors qu’il lâcha, terrorisé : on écorche quelque chose du côté des collines ! »

Le cri, première des huit nouvelles qui composent cet ensemble (publié une première fois aux éditions Syros en 1990) s’attache à déceler, à renfort de lanternes, d’affûts, de marches dans les broussailles et de peur au ventre ce qui réellement se cache derrière ce “quelque chose” qu’on “écorche” dans la nuit.

L’auteur, qui aimait s'assoir à sa table de mémoire, au fin fond de la Friterie-Bar Brunetti, reprend ici des chemins qui lui sont familiers et que l’on sillonnait déjà dans ses premiers livres, notamment dans Jours anciens (Éd. L’Arbre, 2003) et Histoires secrètes (La Dragonne, 2000). Ces chemins se transforment volontiers en sentiers puis en rigoles ou travées qui mènent aux frontières de l’étrange et du fantastique, pas loin parfois d’un univers que n’aurait pas désavoué l’un de ses ex-voisins du Vaucluse, André de Richaud, au creux d’un monde obscur et primitif où Autin-Grenier s’était aménagé un secret et très personnel pied-à-terre. Il pouvait, retour du Grand Café où il avait ses habitudes, y donner rendez-vous à des barbares ou à des banlieusards, y croiser des fantômes ou des déménageurs, y porter des valises chargées d’air pur ou y cacher une moto volée...

« Rien de mieux qu’une moto ! Albert Londres avait une moto, Hemingway aussi, Blaise Cendrars et Henry Miller, même Bernanos avait une moto, on m’a dit ! »

Il pouvait surtout, dans ces lieux où le temps semble s’être arrêté un jour de drame familial ou de mort bancale, donner libre cours à ses penchants sombres en les ponctuant d’une dérision salutaire, prompte à relativer ces débuts de blues en perçant d’une simple pointe d’épingle (et d’humour) les encombrantes baudruches du désespoir.

« J’ai tué mon père en cinquante-deux. Eu égard à mon jeune âge, cela ne tira pas à conséquence pour moi. La flèche serait partie seule en somme, c’est le ressort de l’arbalète qui, par hasard, aurait lâché... C’est ce qu’on dit. Tout le monde, au village, s’accorda pour penser que nous ne sortions pas du fait-divers, certes tragique mais, somme toute, ordinaire. L’enterrement fut de haute tenue, notre famille fit preuve d’un esprit de corps peu commun... »

L’Ange au gilet rouge, surpris en train de battre la campagne, nous permet de suivre  quelques unes des histoires peu communes d’un clown triste qui attend - huit fois de suite - le dernier moment (et la dernière phrase) pour chausser ce fameux nez écarlate en plastique qui  fera toujours - quoiqu’il lui en coûte - préférer la pirouette aux larmes.

Pierre Autin-Grenier : L'Ange au gilet rouge, L'Arpenteur / Gallimard.

Un bel hommage est rendu à Pierre Autin-Grenier dans le n° 162 de la revue Décharge. Casimir Prat, Louis Dubost, Colette Andriot, Jean-Louis Massot (qui vient de rééditer Chroniques des faits aux Carnets du Dessert de Lune), Thomas Vinau, Georges Cathalo, Claude Vercey et Jacques Morin évoquent l'homme, l'ami, le chroniqueur, l'écrivain qui  a faussé compagnie à tout son monde en avril dernier.

vendredi 27 juin 2014

Un truc très beau qui contient tout

Pour Jack Kerouac, qui le rencontre pour la première fois en décembre 1946, Neal Cassady est d’abord ce jeune type venu du Colorado (où il est « né sur la route, dans une bagnole ») qui écrivait à leur ami commun, Hal Chase, étudiant à l’université Columbia de New York, des lettres qui passaient de main en main. Tous découvraient avec surprise une écriture originale. Celui qui les rédigeait, « jonglant jusqu’à épuisement avec le langage », débarquait dans leur vie auréolé d’une réputation particulière. Il avait, disait-on, déjà volé cinq cents voitures et séduit autant de femmes. C’était, depuis ses quinze ans, un as du billard, un parfait tricheur aux cartes, un footballeur multipliant les passes en pleine course, un gigolo à ses heures perdues et un conducteur adepte des virages les plus serrés. Orphelin de mère, il vivait dans la rue avec son père, un clochard alcoolique. C’était également un grand lecteur, familier des bibliothèques. Il désirait devenir écrivain, tout comme ceux qui le lisaient. Ce que tous cherchaient confusément, la fougue, la spontanéité, la révolte contre l’Amérique consumériste et l’utopie, le rêve, l’envie des grands espaces, ils le trouvaient réunis de façon magistrale dans ces lettres fulgurantes. Celui qui donnait de ses nouvelles en conduisant son texte à cent à l’heure vivait bien plus intensément qu’eux.

« Je ne fais qu’obéir à ce qui me gouverne, à savoir l’émotion pure. »

En 1944, Neal Cassady a dix-huit ans. Il est incarcéré à la maison de correction de Buena Vista, Colorado, suite à un énième vol de voiture. Il travaille à la laiterie, ce qui lui permet de bénéficier d’une remise de peine (de cinq jours par mois), et écrit régulièrement à Justin Brierly, un avocat et professeur d’anglais de Denver qui a aidé de jeunes adolescents délinquants à aller étudier à Columbia. Il lui décrit son quotidien, s’arrête sur les livres lus, parle de ses projets et passe déjà d’un sujet l’autre avec une virtuosité qui ne fera que s’affirmer et qui va bientôt impressionner Kerouac. Celui-ci est fasciné par cette écriture concise et rapide, par le flux très prenant qui s’en dégage, par la rareté de la ponctuation et la vie impulsée phrase après phrase par celui qui, curieusement, semble toujours minimiser l’impact de ses lettres. Il veut encore améliorer la percussion de son texte, coller à la réalité, accorder ses mots à sa pensée en gagnant toujours un peu plus en cadence. Ses considérations sur l’écriture amènent Kerouac (qui essaie justement de tendre vers un monologue plus soutenu) à revoir sa manière. Ce que lui révèle le futur héros (le Dean Moriarty) de Sur la route est inestimable. Pendant des mois, il s’entraîne à augmenter son débit de parole et à tenir son imagination en alerte pour que naissent en son être profond des sensations jamais encore détectées. Il parvient ainsi à ce « parlé phrasé » qui lui sera propre, avec adéquation parfaite entre respiration du texte et tempo syncopé du be-bop (tous deux vénèrent le jazz).

« Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de mots rebattus et trucs de même acabit. »

Les lettres de Neal Cassady publiées par les éditions Finitude sont adressées tant à ses amis écrivains (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, John Clellon Holmes) qu’à ses femmes (il se marie trois fois durant les six années ici évoquées). Elles dressent un véritable autoportrait du personnage le plus mythique de la Beat Generation. Son charisme, son hyperactivité, son constant besoin de transgresser les bonnes manières, sa révolte, sa soif de liberté, son appétit sexuel quasi insatiable, son feu intérieur, son besoin de bouger, de voyager, son addiction aux drogues, ses galères, son travail de serre-frein aux chemins de fer, ses séjours au Mexique, ses haltes vitaminées chez les Burroughs, sa sensibilité et ses moments dépressifs sont autant de lignes de force développées avec fougue et réalisme.

 Neal Cassady (1926-1968) se montre tel qu’il est. Pas de faux semblant, pas de triche, pas de tabou. Le livre (qui n’est que le premier volume de son œuvre épistolaire) offre une vision assez précise de l’époque. On croise tous les protagonistes d’un mouvement littéraire qui en était alors à ses prémices. C’est un document indispensable pour suivre enfin, et longuement, cet autodidacte qui se voulait écrivain et qui l’est assurément, par fragments, au fil de sa correspondance, approchant des sommets dès qu’il se met à reconstituer point par point, introduisant dialogues et personnages, des scènes de vie intenses. C’est ce vécu immédiat, transcrit avec fracas, sans aucune manigance littéraire, qui emporte.

« J’ai eu l’idée du style spontané de Sur la route en voyant comment ce bon vieux Neal écrivait ses lettres : toujours à la première personne, une écriture rapide, folle et pleine de détails, comme une confession. » (Jack Kerouac)

Neal Cassady : Un truc très beau qui contient tout, lettres 1944-1950, traduit et présenté par Fanny Wallendorf, éditions Finitude.

vendredi 20 juin 2014

Histoire d'un éléphant fougueux

La biographie que Jonathan Coe a consacré à B.S. Johnson, l’auteur d’Albert Angelo et des Malchanceux, a été publiée par les éditions  Quidam il y a quelques années. Le livre, aussi imposant que pouvait l’être, physiquement, Johnson lui-même, est une mine pour qui veut découvrir cet écrivain hors normes.

En quelques 500 pages, Jonathan Coe va à la rencontre d’une œuvre qui l’interroge et qui le fascine tout en cherchant à comprendre et à suivre le parcours de celui qui l’a conçue. Il procède de façon méthodique et scrupuleuse, revenant d’abord sur chacun des sept romans de l’auteur et montrant, lettres et extraits du journal tenu par Johnson à l’appui, que le refrain obsessionnel de celui-ci, « raconter des histoires, c’est raconter des mensonges », va guider toute sa vie. Se méfiant de la fiction, il veut que son texte colle à la réalité et y puise sa force.

Cette vision très stricte du travail littéraire n’exclut pas les innovations formelles. Johnson, fervent lecteur de Joyce et de Beckett (qui présenta d’ailleurs, en 4ième de couverture, l’édition de poche anglaise de Christie Malry règle ses comptes), pourfend le roman traditionnel et n’hésite pas à le désacraliser en trouant par exemple quelques pages d’Albert Angelo (pour que le lecteur impatient puisse découvrir, à travers ces trous, ce qui va se passer un peu plus loin) ou en concevant Les Malchanceux en chapitres volants et interchangeables.

Jonathan Coe souligne également, avec justesse, ce qu’il y a de restrictif dans la démarche de Johnson. Celui-ci regorge d’énergie. Il a le cerveau en grande ébullition. Il a, en lui, des chevaux qui ne demandent qu’à se libérer. La fiction qu’il refuse pourrait peut-être ouvrir ces vannes qu’il s’évertue à maintenir fermées. Et qui causent de sérieux dégâts psychologiques. Cet homme qui se limite ainsi pour faire valoir un parti pris intransigeant mais sincère se brûle et tombe périodiquement en dépression.

Outre ce côté restrictif, Coe évoque les contradictions qui traversent l’homme. Epris de vérité, il se trouve parfois confronté à des expériences irrationnelles et mystiques, trouvant sur sa route livres et personnages qui deviennent peu à peu ses démons.

La force du livre que propose Jonathan Coe tient au tissage minutieux qu’il crée en reconstituant le puzzle d’une vie en 160 fragments très documentés. Pour ce faire, il s’est déplacé, a refait, trente ans plus tard, certains des trajets empruntés jadis par l’auteur de Chalut ou de R.A.S. Infirmière-Chef. Il est allé à la rencontre de ses proches. Il a interrogé des écrivains (entre autres John Berger). Il a croisé leurs regards et témoignages pour percer les mystères d’un écrivain secret et terriblement attachant. Tout cela, Coe le fait avec empathie et lucidité.

Il redonne ainsi vie à un être fougueux, perpétuellement en colère (souvent contre lui-même), souffrant de son image physique (108 kilos et un constant besoin de sucreries), proche de la classe ouvrière, n’ayant jamais oublié son évacuation de Londres – se trouvant très jeune séparé de ses parents – durant la Seconde Guerre mondiale, se rappelant sans cesse ses premiers échecs amoureux, travaillant comme un forcené (romans, poèmes, critiques, correspondances, journal, textes pour la télévision et le théâtre), ne faisant relâche que quelques heures par semaine pour supporter l’équipe de football de Chelsea et se rendre au pub.

Les dernières pages de cette biographie intense et réussie s’intéressent au destin de B.S. Johnson. On se doute, dès le début, que cela finira mal. Que cette fougue trop intériorisée ne peut qu’anéantir un être profondément humain et qui n’aspirait sans doute pas à autre chose qu’à vivre une vie familiale paisible doublée d’une vraie reconnaissance littéraire.

Le 13 novembre 1973, à quarante ans, à bout de force, incapable de retravailler un texte en cours, supportant mal le décès de sa mère, seul dans sa maison désertée depuis quelques jours par sa femme et ses enfants qui, craignant les effets violents dictés par la dépression et l’alcool, ont préféré trouver refuge chez des amis, B.S. Johnson met fin à ses jours. Il se fait couler un bain, s’enfonce dans la baignoire, reproduit les gestes tranchants de Pétrone et laisse près de lui une bouteille de cognac et une carte où il note : « Ceci est mon dernier mot. »


 Jonathan Coe : B.S. Johnson, histoire d’un éléphant fougueux, (traduit de l’anglais par Vanessa Guignery) Éditions Quidam.


jeudi 12 juin 2014

Animales

L’étonnement qui semble animer en permanence Pierre Drogi est déroutant et stimulant. Il le renouvelle de page en page avec subtilité, offrant à la poésie ce qu’on est parfois en droit d’en attendre : du souffle, des fulgurances, des impulsions qui piègent la conscience et des émotions qui traversent le corps fébrile du promeneur aux aguets. Il se frotte au monde extérieur. Touche des yeux la martre et le renard. Se sent démuni face à l’oiseau. Un peu décontenancé par le regard de la hulotte mais heureux de pouvoir néanmoins l’imiter en privé. C’est un adepte du contre-pied. Un virtuose du coq à l’âne assumé.


« joué à l’homme
- à la cervelle de bois -
toute une année
tout un an
loin du but. »

Tout ce qui respire, bouge, s’anime (un arbre, un animal, une rivière ou un être, une conscience, une parole, etc) noue une relation avec son double, son contraire ou son semblable mais ceci ne s’érige pas pour autant en vérité immuable. L’imaginaire apprécie la surprise et aime la provoquer. L’imprévu guette au carrefour. Il peut ainsi arriver qu’un distrait en virée dans un chemin de terre enfile des digitales en guise de gants, ou qu’un soir d’orage un chien fidèle rapporte une boule de feu à son maître, ou que des « oisifs en partance dans un ciel déserté » surprennent et rejoignent dans les vallons « des rouleaux de lièvres » en liesse. Il peut tout aussi bien advenir qu’un mot en appelant un autre puis un autre voit rappliquer sur la page celui qu’il n’attendait pas. Cet heureux contretemps va, incidemment, faire bifurquer le poème en le propulsant dans un monde onirique où fleurs, lumière, sauterelles et bottes du pêcheur égaré (par exemple) scelleront l’instant en apportant chacun sa part de rêve et de réalité. Le matériau reste très friable. Drogi le manipule en conséquence.

« les mots ne sont que les petits captifs d’autre chose (sourcement) qui coule cache et délivre une moisson d’étranges bulles ? »

Les suites et séquences qui composent Animales s’entrelacent et réservent de multiples surprises. Il y a là un souffle, un ton, une légèreté qui tiennent tout à la fois de l’aérien et du terre-à-terre. Ce que Pierre Drogi détecte niche souvent dans l’infiniment petit ou dans l’infiniment grand. Ce sont goutte de rosée ou forêt, libellule ou gros gibier. Il considère, à juste titre, que tout ceci (et mille autres signes précis, visibles ou pas) participe au foisonnement des vies en cours, simultanément, dans des lieux proches, et que les uns, les unes, les autres ne cessent de se frôler, de se toucher, voire de s’interpénétrer sans s’en douter. Il cherche (et trouve et rassemble) des traces de connivence. Il en saisit les contours flous, devine leur fantaisie et les cale dans son livre à ciel ouvert.

« le roi est un corps / il est nu. sur la prairie rase rouge / de belettes / avec bouleaux et saules / encagés. »

 Pierre Drogi : Animales suivi de Suite azyme & Porte-lune, Le clou dans le fer.


mardi 3 juin 2014

Passerelle

Chaque page de ce carnet de mer débute par de brèves informations qui ont à voir avec la météo marine en cours, le lieu où se trouve le bateau et la façon dont il se comporte face aux intempéries.
« Temps couvert et à grains-mer forts, roulis modéré. Vent fraîchissant de S. à S.S.E. Tangage accentué. L’état de mer nous contraint à renoncer à l’accostage. Pris route de sécurité. ».
Ces notes, prises sur le vif, ouvrent le texte. Ce sont des avant-goûts, des mises en situation. L’auteur s’y adosse pour dire ensuite ce qu’il vit, ressent, imagine à bord. L’isolement sur la passerelle reste propice à la réflexion. Il ne se laisse cependant pas submerger par l’immensité qui l’entoure. On le sent, au contraire, guidé par une sorte de ressac intérieur stimulé par la force des éléments auxquels il se frotte.

« La mer ne nous égare pas, nous ne sommes jamais perdus par ses mensonges, qu’elle nous affronte ou bien nous frôle, nous esquive, nous piège, nous enlace et nous déchire, elle nous révèle chaque fois davantage, non pas un secret, mais la présence d’un secret. »

Il s’interroge, cherche à saisir une sensation, un silence, un moment à ne pas oublier. Il sait pourtant que noircir ce carnet qu’il garde à portée de la main ne suffira pas. Il lui faut adapter sa langue, la travailler, la modifier, lui offrir des mots, un lexique, une palette et un timbre adéquats. La dureté des vagues venant cogner les pontons d’un port et le glissement de l’eau roulant sur la pierre ne s’énoncent pas de la même manière. « L’écriture est liée au corps » et celui-ci cherche en permanence à être disponible pour sentir toutes les vibrations qui émanent de l’extérieur.

« Écrire est un travail physique. Perpétuelle recherche. Comment dire aujourd’hui ? La faille au monde n’a aucune langue. »

Attentif aux turbulences de l’océan et en proie à une mélancolie qui parfois le visite à l’improviste, Erwann Rougé s’invente également, tout au long de ses trajets maritimes, des haltes en un lieu sûr, territoire intime qu’il nomme Loc Meven et qui devient refuge mental. Dès que ses pensées le lui demandent, il s’y projette, s’adressant à celle qui l’attend à terre et qui vit, à son image, entourée de livres.

« J’ai le désir panique de revenir à la beauté de l’autre ou de faire n’importe quoi pour éviter le gouffre, les trouilles. » 

Il y a dans ce livre une densité d’être (avec blessures, heurts et tremblements) qui réussit à dépasser une réalité fascinante (une vie au large, mouvementée, frappée d’écume) pour découvrir des rivages plus secrets, au cœur d’une intériorité et d’une profondeur qu’Erwann Rougé parvient à rendre avec subtilité.

 Erwann Rougé : Passerelle, carnet de mer, L’Amourier.

lundi 26 mai 2014

Souvenir de Jean-Claude Pirotte

 
Il arrive qu'un voyageur égaré, l'un de ceux que l'on n'attendait plus, un qui file aussi vite que son ombre, un qui franchit villes et frontières sans compter, il arrive que l'un de ceux-là, que l'on a jadis croisé ou accompagné en bordée légère, soudain rapplique et nous étonne par sa présence vive et spontanée. On le pensait en exil définitif, occupé à boucler son périple à De Panne ou au Nicaragua et voilà qu'il joue au fantôme en réapparaissant sans avoir pris la moindre ride. Il crève l'opacité des brumes. Il sort d'on ne sait où, souvent d'un havre paisible, baigné par des reflets de lumières provenant du scintillement vif, coloré, nuancé, d'une multitude de verres et de bouteilles alignées ou suspendues derrière un zinc aguicheur. 

C'est ainsi que vint un soir Jean-Claude Pirotte, en visite rapide et impromptue, heureux de sortir prendre l'air en étant sûr de retrouver le bar ouvert au rez-de-chaussée de l'hôtel Garden où il descendait, savourant, par avance, ce qu'il pourrait y déguster en cours de nuit si, par hasard, l'insomnie le gagnait. Il débarqua et s'éclipsa avant l'aube, laissant sa haute silhouette, celle d'un homme à l'imperméable chiffonné, s'appuyant sur une canne et marchant à grand pas, se fondre dans des pluies serrées qui le tiraient vers le Nord. 

C'est ainsi, également, que revint un autre soir, virevoltant en tous sens sous mes paupières, oiseau agité heurtant après vingt ans d'absence les parois d'une tête bien encombrée, Shane MacGowan. Lui, il cognait à coups répétés des pintes de bière noire, lourde, tourbée, contre celles des autres musiciens du groupe Les Pogues, accoudés au bar Le Désossé (rebaptisé depuis L'artiste assoiffé), avant de s'en aller humer le vent d'ouest qui s'engouffrait avec force dans l'entonnoir du haut de la rue Saint Louis où je le vis s'évanouir à son tour.. 

Tous deux, comme tant de leurs semblables, viennent, à tour de rôle, rappeler que l'oubli est une petite pièce mentale et peut-être même psychique que la mémoire mène à la baguette et active ou désactive quand bon lui semble. C'est elle qui les convoque. Elle qui leur demande de se rendre illico rue de Saint Malo devant La Trinquette, Le Phoenicien, La Bernique hurlante, La mouette rieuse, Le King créole, La Nouvelle Orléans ou Le Bistrot de la plage. C'est elle qui poinçonne plannings et trajets. Elle qui les fait cavaler dans les quartiers avec passage obligé sous les vieilles portes et salut furtif aux derniers octrois.

Extraits de Terminus Rennes, éditions Apogée.

En souvenir de Jean-Claude Pirotte, qui  est décédé samedi 24 mai.

vendredi 23 mai 2014

La Vouivre encéphale

Elle préfère se tenir résolument à l’écart, loin de l’air du temps (ne cherchez pas son nom dans les anthologies) mais sa voix s’affirme, au fil des rares parutions, comme l’une des plus surprenantes qui soient, reconnaissable entre toutes grâce à ces inflexions quasi instinctives qui la font passer en un éclair du chant au cri, du vous au tu, du murmure à la colère, du sarcasme à la caresse ou de l’imprécation à la rugosité des jours ordinaires. Son poème est un joyau qui brille dans le noir. Sa façon de l’aiguiser, de le polir, de lui donner relief et phosphorescence est mystérieuse. Où va-t-elle chercher ces associations étranges nées, semble-t-il, de mots qui décident de mêler leurs sonorités en ne visant pas la métaphore mais en mettant leurs syllabes en commun pour que corps et cerveau répondent aux mêmes pulsions...

« je hais les prophètes en anathèmes
qui s’enivrent tant de griffes pris de berlue
je voudrais simuler, détaler, m’agripper
sans cosmos mais qu’y puis-je »

Sa mémoire transforme ce qu’elle a en réserve et distille, par bribes, des lambeaux de vie, d’espoir, de désirs qu’elle réactive en solitude et qui ont presque tous comme point commun un amour contrarié, empêché mais réinventé et vécu au centuple par celle qui sait ruer dans les brancards en ne lâchant rien, en montrant vivants et morts aux prises dans des poèmes qui se dirigent à la godille vers une même ligne d’horizon.

« Tu me balafres
et tout s’emporte
cadavres inconditionnels
Je jouerais bien aux os qui s’éparpillent
sur quelque plage que ce soit
avec eux, ma douleur
et de mes doigts ne reste que du verre »

Le lexique qui est le sien, et qui vient parfois d’un autre siècle, convoquant limbes, gargouilles, sépulcres, tréfonds, pal et mandragore, tend au plus juste l’angle et la pierre d’attaque du texte. Si celui-ci suinte, elle s’empare en un quart de tour du buvard, s’il est sec elle y ajoute de la salive ou tout autre liquide né du corps. C’est celui-ci, chahuté, debout face au vent, avançant au bord du vide, qui impose ses heurts, ses troubles, ses secousses aux poèmes. C’est lui aussi qui doit composer avec l’à-vif des nerfs qui, tour à tour, se vrillent ou retombent. La peur qui souvent s’invite dans les livres d’Alice Massénat laisse peu de place à la quiétude ou au rêve.

« Avoir sans cesse cette peur qui me ronge
que ce soit de moi ou de l’autre
jusqu’à vieillir »

Son salut réside en ces corps à corps intenses qu’elle improvise régulièrement avec l’écriture. Cela l’aide à dépasser, langue tendue, maîtrisée, syntaxe souple, capable de laisser sur le carreau plus d’un styliste, le réel et ses manques en créant des liens inamovibles avec ceux (morts, lointains ou trop silencieux) qu’elle aime. Elle le dit avec fougue. Provoque, pousse l’autre dans ses derniers retranchements. Et se dresse, ose, attend, se donne.

Venant après Le Catafalque aux miroirs (Apogée, 2005) et Ci-gît l’armoise (Simili Sky, 2008), La Vouivre encéphale vient confirmer, s’il en était besoin, que cette voix poétique que Pierre Peuchmaurd disait « tantôt d’oracle barbare, tantôt de petite fille soumise – mais soumise aux seuls dieux des pires fatalités, au désarroi des rues, aux après-midi noirs » – est bien l’une de celles dont il convient de prendre enfin toute la mesure. En l’écoutant et en la réécoutant. Pour découvrir l’élan, la fragilité, la gravité, les ombres incarnées, les subtilités et les évidences qu’elle recèle.


 Alice Massénat : La Vouivre encéphale, Les Hauts-Fonds.


jeudi 15 mai 2014

Donne-moi ton enfance

Le motif de l’enfance revient souvent dans la poésie de James Sacré. Et il n’est pas étonnant de le voir, aujourd’hui, lui consacrer un livre tout entier. Il le débute en demandant à l’un de ses amis marocains de lui dire ce que furent ses premières années, espérant que cela déclenchera en lui de précieux souvenirs. Mêler (« par le moyen de poèmes ») certains éléments de sa mémoire à celle d’un autre, rattaché lui aussi, par ses origines, au travail de la terre et à l’habitude de vivre au dehors, dans des paysages familiers, l’aide non seulement à extraire certaines séquences passées mais aussi à les réinventer.

« Par quel effet de mémoire qui fabule
Entre charpie de passé et des mots qui me viennent
Est-ce que des couleurs de mon enfance
(Et comme si j’y touchais) se trouveraient soudain là données
Parmi des gens que je ne connais pas »

Cette approche, cette façon de remonter à la surface (du présent) des fragments anciens, en revisitant un visage, en se remémorant une couleur ou une odeur, en pensant, seul dans un champs d’oliviers à Dar Belamri au Maroc, aux ormes désormais morts de Cougou en Vendée, est fréquente chez James Sacré. La fraîcheur de son regard et la capacité d’étonnement qui le caractérisent y sont pour beaucoup.

« En amont de l’enfance
Il y a d’où on vient, l’histoire et la nuit. »

L’évocation de ses parents, l’ancrage dans le monde paysan et le lien qui le relie à ses années fondatrices traversent ses poèmes sans jamais glisser vers la nostalgie. Il touche de simples parcelles de réalité et laisse ensuite son imagination, et son vocabulaire, et ses tournures de phrases, et cette scansion si particulière qui lui sert de tempo, travailler sur le motif. Cela ouvre, où qu’il se trouve, et sans même fermer les yeux, des images que l’on pourrait croire un peu jaunies et qui, tout à coup, s’animent dans le livre, faisant se côtoyer diverses époques en un même élan.

Le père apparaît avec un bout de papier à cigarette collée sur la joue à cause d’une coupure due au rasoir. L’œil grand ouvert d’un cheval qui dort debout dans l’ombre d’une écurie étonne celui qui le croise à nouveau, cinquante ans plus tard. Le cartable en peau de veau (élevé maison) travaillé par le bourrelier du coin revient lever un coin du voile derrière lequel se trouvent l’école, le préau, l’orange de Noël, les prés, la paille, les premiers émois du corps ... Le chien Bob se remet à gambader comme aux plus beaux jours. Et l’oncle Ernest n’est pas vraiment mort. En fait, c’est la vie qui passe, repasse.

« Le poème ne fait jamais
Que redire autrement (lignes, mouvement du phrasé)
Des paroles ressassées, et ce désir muet
Porté dans le vent du temps. »

L’enfance qui flâne dans presque tous ses livres, James Sacré l’aborde également dans Parler avec le poème, riche recueil d’entretiens récemment publié (éditions La Baconnière). Il dit sa présence, permanente, tout au long du parcours, pour celui qui sait la porter en lui. Rien ne peut la faire disparaître. Il la compare à « un ami qui s’en va et qui est toujours un ami ».

« Alors pourquoi l’enfance ? Je n’y cherche pourtant aucun secret qui serait une clef. Chaque fois que j’y porte mes mots c’est rien de plus simple ni de plus dense qu’un moment d’amitié aujourd’hui, qu’un travail à faire pour demain, qu’un désir de mon corps tout à l’heure, rien de plus que le plaisir ou l’ennui tous les jours. »


 James Sacré : Donne-moi ton enfance, Tarabuste éditeur.


mercredi 7 mai 2014

Juste après la pluie

Le quotidien est souvent morne, morose, répétitif mais ce n’est pas une raison pour se traîner de l’aube jusqu’au soir, avançant courbé, le nez plus bas que terre, en tirant derrière soi une carriole chargée de tous les aléas et inconvénients d’être né. À quoi bon se morfondre (et se juger si mal) en regardant, d’un œil torve et critique, son image déformée au fond des flaques alors qu’il suffit de lever les yeux pour deviner, à proximité, le battement d’ailes puis le chant du bruant à tête rousse, du grimpereau des bois , de la citelle torchepot ou du pipit spioncelle ? Voilà l’un des conseils (entre beaucoup d’autres) suggéré par Thomas Vinau dans ce « roman-poésie » qui tient du manuel de survie en territoire oppressant et du petit précis d’humilité désinvolte.

« Depuis longtemps je bricole. Des pièces bancales. De l’inutile indispensable. Des mots de peu. Ma poésie n’est pas grand-chose. Elle est militante du minuscule. »

On retrouve, comme toujours chez lui, de fréquentes références aux miettes, aux brindilles, à la poussière. Tout ce qui est susceptible d’être balayé d’un revers de main l’attire. Il y perçoit une analogie avec ces milliers d’instants fluides qui s’additionnent chaque jour, le plus souvent en pure perte, et dont il faudrait, tout de même, songer à capturer un ou deux spécimens de temps à autre, ne serait-ce que pour approcher (puis allumer) un peu de réalité heureuse en soi.

« D’abord apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qu’on a
ensuite apprendre
à faire ce qu’on peut
avec ce qui nous manque »

Il s’agit de détecter, au jour le jour, ces frottements infimes où se croisent parfois l’ordinaire et l’essentiel. Cela éclaire l’instant. Le noter, l’écrire et donner au poème toute la simplicité requise pour espérer toucher l’autre lui est nécessaire. C’est ainsi qu’il conçoit son écriture, « entre l’instinct et le besoin » dans une sorte d’usage des jours, qu’il traverse en recherchant l’instant T., celui qui fera tilt et qu’il fera vivre de façon autonome, en y conviant, à l’occasion, l’un des animaux familiers de son bestiaire fétiche et portatif. L’éléphant ivre y trône en bonne place. Il peut même venir manger des fleurs à l’intérieur de son cœur. Parfois, c’est l’ours qui lui colle des beignes en pleine nuit. Ou le kangourou qui apparaît, franchissant des murailles, accroché à un hélicoptère.

Lucide et spontané, il cherche inlassablement à repérer puis à dire ces parcelles de vie habitées et animées qui aident à ne pas sombrer. Il le fait en douceur, avec une étonnante non-violence verbale, loin de toute béatitude.

« On ne se refait pas
c’est bête
vu tout le temps
passé
à se défaire »

 Thomas Vinau : Juste après la pluie, Alma éditeur.

mercredi 30 avril 2014

Lignées

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes, sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques, que Françoise Ascal conçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue, chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent, eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Françoise Ascal : Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel, collection Ecri(peind)re, éditions Aencrages.

Le prix Louis Guillaume 2014 a été décerné à Françoise Ascal pour cet ouvrage. Elle vient, par ailleurs, de publier Levée des ombres (avec des photographies de Philippe Bertin) aux éditions Atelier BAIE. Textes et photos disent les destins, les plaintes et les secrets qui hantent encore l'ancienne abbaye d'Aniane, dans l'Hérault, où furent enfermés de nombreux enfants délinquants ou simplement vagabonds.



lundi 21 avril 2014

Un petit viol

Il lui aura fallu attendre près de trente-cinq ans avant de pouvoir expulser ce qui, coincé dans son être tout entier (corps, tête, mémoire) l’a souvent empêché de vivre, de penser, de se comporter comme tout un chacun.

Il a quatorze ans quand cela arrive. Cela, c’est une main glissée dans son pantalon. La main, c’est celle d’un adulte marié, un père, un ami de la famille, un homme au-dessus de tout soupçon et qui pourtant, en quelques secondes, touche, palpe, parle, juge, domine, humilie.

« il me dit mon salaud tu bandes

comment pouvais-je prévoir qu’on est un salaud quand on bande »

Dès lors, dès ce mercredi qui s’ancre à jamais dans son histoire, la mécanique d’un lent dérèglement se met en route. Un mauvais film avec, comme chef opérateur, le prédateur (« il me dit je vais te sucer tu verras la bouche c’est comme un vagin ») qui assoit son emprise (dans les voitures, dans les caves), minimise (« il me fait comprendre que tout le monde fait ça je serais bien anormal de refuser ») et parle de secret à garder.

« il tue ce que j’avais pu être jusqu’à ce soir là ».

Il inocule surtout, outre la dépossession et la salissure, l’idée de culpabilité qui peu à peu s’installe chez sa victime. Au point d’hésiter sur le terme à employer pour qualifier les faits.

« tu exploites le mot viol alors que tu n’as même pas été agressé tu n’avais qu’à dire non on voit bien que tu as eu du plaisir petit cochon à quatorze ans t’es vraiment un salaud ».

C’est cette confusion, et en parallèle ce besoin de s’alléger et d’y voir plus clair, que Ludovic Degroote exprime dans ce récit sans concession, écrit en minuscule, d’abord de façon chronologique et ensuite, comme s’il fallait revoir la trame du mal de a à z pour aboutir à un objet littéraire, réaménagé dans une version (présentée ici tête-bêche et intitulé Un autre petit viol) où toutes les séquences sont reprises par ordre alphabétique.

« il me saisit dans sa main dans sa bouche en saisissant ma queue il me saisit tout entier

il me tue dans ses mains il me tue dans ses yeux il me tue dans sa bouche ».

On imagine ce qu’il en coûte d’écrire un tel texte (« hein tu n’as pas le droit d’écrire ça »). Il se met à nu. Il s’expose. Souffrance, honte et malaise le submergent et l’empêchent de trouver la linéarité qu’il souhaiterait. Alors il avance par bribes, hache son propos, manie l’ironie mordante, questionne, revient en arrière, évoque sa sœur morte, note ses peurs, appelle à la rescousse certains contes (en particulier Le Petit chaperon rouge et Barbe bleue) valant rebuts d’enfance violemment jetée aux oubliettes.

« en racontant cette histoire je prends le risque de me séparer », dit-il avant de retourner vers ses quatorze ans en écoutant une voix qui annonce que, perdu dans un monde d’adultes qu’il n’imaginait pas ainsi, « le petit ludovic attend ses parents à la cave ».

 Ludovic Degroote : Un petit viol, éditions Champ Vallon.