Pour Jack Kerouac, qui le rencontre pour la première fois en décembre
1946, Neal Cassady est d’abord ce jeune type venu du Colorado (où il est « né sur la route, dans une bagnole ») qui écrivait à leur ami
commun, Hal Chase, étudiant à l’université Columbia de New York, des
lettres qui passaient de main en main. Tous découvraient avec surprise
une écriture originale. Celui qui les rédigeait, « jonglant jusqu’à
épuisement avec le langage », débarquait dans leur vie auréolé d’une
réputation particulière. Il avait, disait-on, déjà volé cinq cents
voitures et séduit autant de femmes. C’était, depuis ses quinze ans, un
as du billard, un parfait tricheur aux cartes, un footballeur
multipliant les passes en pleine course, un gigolo à ses heures perdues
et un conducteur adepte des virages les plus serrés. Orphelin de mère,
il vivait dans la rue avec son père, un clochard alcoolique. C’était
également un grand lecteur, familier des bibliothèques. Il désirait
devenir écrivain, tout comme ceux qui le lisaient. Ce que tous
cherchaient confusément, la fougue, la spontanéité, la révolte contre
l’Amérique consumériste et l’utopie, le rêve, l’envie des grands
espaces, ils le trouvaient réunis de façon magistrale dans ces lettres
fulgurantes. Celui qui donnait de ses nouvelles en conduisant son texte à
cent à l’heure vivait bien plus intensément qu’eux.
« Je ne fais qu’obéir à ce qui me gouverne, à savoir l’émotion pure. »
En 1944, Neal Cassady a dix-huit ans. Il est incarcéré à la maison
de correction de Buena Vista, Colorado, suite à un énième vol de
voiture. Il travaille à la laiterie, ce qui lui permet de bénéficier
d’une remise de peine (de cinq jours par mois), et écrit régulièrement à
Justin Brierly, un avocat et professeur d’anglais de Denver qui a aidé
de jeunes adolescents délinquants à aller étudier à Columbia. Il lui
décrit son quotidien, s’arrête sur les livres lus, parle de ses projets
et passe déjà d’un sujet l’autre avec une virtuosité qui ne fera que
s’affirmer et qui va bientôt impressionner Kerouac. Celui-ci est fasciné
par cette écriture concise et rapide, par le flux très prenant qui s’en
dégage, par la rareté de la ponctuation et la vie impulsée phrase après
phrase par celui qui, curieusement, semble toujours minimiser l’impact
de ses lettres. Il veut encore améliorer la percussion de son texte,
coller à la réalité, accorder ses mots à sa pensée en gagnant toujours
un peu plus en cadence. Ses considérations sur l’écriture amènent
Kerouac (qui essaie justement de tendre vers un monologue plus soutenu) à
revoir sa manière. Ce que lui révèle le futur héros (le Dean Moriarty)
de Sur la route est inestimable. Pendant des mois, il s’entraîne
à augmenter son débit de parole et à tenir son imagination en alerte
pour que naissent en son être profond des sensations jamais encore
détectées. Il parvient ainsi à ce « parlé phrasé » qui lui sera propre,
avec adéquation parfaite entre respiration du texte et tempo syncopé du
be-bop (tous deux vénèrent le jazz).
« Il faut, je crois, écrire quasiment comme si on était le premier au
monde à dire humblement et sincèrement ce qu’on a vu et vécu, aimé et
perdu ; nos pensées du moment et nos chagrins et nos désirs ; et tout ça
en évitant soigneusement les lieux communs, l’utilisation vulgaire de
mots rebattus et trucs de même acabit. »
Les lettres de Neal Cassady publiées par les éditions Finitude sont adressées tant à ses amis écrivains (Jack Kerouac, Allen Ginsberg,
John Clellon Holmes) qu’à ses femmes (il se marie trois fois durant les
six années ici évoquées). Elles dressent un véritable autoportrait
du personnage le plus mythique de la Beat Generation. Son charisme, son
hyperactivité, son constant besoin de transgresser les bonnes manières,
sa révolte, sa soif de liberté, son appétit sexuel quasi insatiable, son
feu intérieur, son besoin de bouger, de voyager, son addiction aux
drogues, ses galères, son travail de serre-frein aux chemins de fer, ses
séjours au Mexique, ses haltes vitaminées chez les Burroughs,
sa sensibilité et ses moments dépressifs sont autant de lignes de force
développées avec fougue et réalisme.
Neal Cassady (1926-1968) se montre tel qu’il est. Pas de faux semblant, pas de triche, pas de tabou. Le livre (qui n’est que le premier volume de son œuvre épistolaire) offre une vision assez précise de l’époque. On croise tous les protagonistes d’un mouvement littéraire qui en était alors à ses prémices. C’est un document indispensable pour suivre enfin, et longuement, cet autodidacte qui se voulait écrivain et qui l’est assurément, par fragments, au fil de sa correspondance, approchant des sommets dès qu’il se met à reconstituer point par point, introduisant dialogues et personnages, des scènes de vie intenses. C’est ce vécu immédiat, transcrit avec fracas, sans aucune manigance littéraire, qui emporte.
Neal Cassady (1926-1968) se montre tel qu’il est. Pas de faux semblant, pas de triche, pas de tabou. Le livre (qui n’est que le premier volume de son œuvre épistolaire) offre une vision assez précise de l’époque. On croise tous les protagonistes d’un mouvement littéraire qui en était alors à ses prémices. C’est un document indispensable pour suivre enfin, et longuement, cet autodidacte qui se voulait écrivain et qui l’est assurément, par fragments, au fil de sa correspondance, approchant des sommets dès qu’il se met à reconstituer point par point, introduisant dialogues et personnages, des scènes de vie intenses. C’est ce vécu immédiat, transcrit avec fracas, sans aucune manigance littéraire, qui emporte.
« J’ai eu l’idée du style spontané de Sur la route en voyant
comment ce bon vieux Neal écrivait ses lettres : toujours à la première
personne, une écriture rapide, folle et pleine de détails, comme une
confession. » (Jack Kerouac)
Neal Cassady : Un truc très beau qui contient tout, lettres 1944-1950, traduit et présenté par Fanny Wallendorf, éditions Finitude.
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