C’est à travers une longue lettre sinueuse, adressée à un grand-père
qu’il n’a pas connu, que le narrateur qui s’exprime ici souhaite poser
les jalons d’une histoire familiale qui lui échappe en partie. Pour
cela, il lui faut remonter aux sources, se rappeler les rares
confidences de la grand-mère et tenter de remettre en ordre les pièces
d’un puzzle qui a volé en éclats par temps de guerre, en l’occurrence
celle sévissant en Algérie, durant cette année 1957 que ne termina pas
l’homme autour duquel est conçu le roman. Il est le matelot inconnu du
titre, l’orphelin célèbre étant Albert Camus. Tous deux sont « frères de
bled et de tourment », nés à la même époque dans un pays qui n’était
pas tout à fait le leur mais où ils avaient leurs racines, leur maison,
leur famille. L’un s’est suicidé par balle à Guelma le 3 juillet 1957 et
l’autre est mort dans un accident de la route début janvier 1960.
« Le seul qui me parlait de ton pays, le seul dont j’avais lu les
livres, c’était Camus ; mais l’Algérie qu’il évoquait dans ses romans,
ses nouvelles, était une contrée mythique, allégorique, c’était une
Algérie vague, insituée, sans contours, parfois même innommée, qui se
retrouvait parachutée dans un Septentrion de l’esprit. »
L’Algérie que recherche le narrateur (et l’auteur), c’est celle où a
vécu et où est mort (et a été enterré) le grand-père. Il la reconstitue
en suivant le fil rouge de la grande histoire, en y intercalant des
bribes de mémoire transmises par ses proches, en questionnant photos,
papiers divers, coupures de journaux et en s’inventant, lui qui n’y a
jamais mis les pieds, un pays avec contrastes, odeurs, couleurs, arbres,
espace. Il y ajoute la Méditerranée et ses portes qui s’ouvrent au
monde. Revient sur le passé récent, sur la guerre, sur l’exode. Promet
d’entreprendre un jour le voyage. De fouler la terre où repose celui
qui, par bien des côtés, joue pour lui, des décennies après sa mort, un
rôle fondateur.
« Aujourd’hui je suis fier de savoir que cette guerre t’a laissé en
paix outre-mer ; fier de savoir que tu as déserté la énième armée de
honte l’arme au poing, que tu as fichu le camp, rompu le rang, mis la
clef sous le paillasson sali de l’Europe. »
C’est en remontant la généalogie familiale, dans des contrées de plus
en plus hostiles, qu’il parvient à toucher de près la réalité de
l’homme qui devait devenir son grand-père. Il retrace son parcours, ses
45 années de vie sur terre, sa reconversion d’ancien
matelot-télégraphiste en agent comptable. Il lui parle, lui demande
quelles étaient ses lectures et ce qui se cachaient derrière ses longues
insomnies. Il bute naturellement sur les raisons de sa mort
volontaire.
« À quoi pensais-tu, dans les derniers instants ? Le doigt crispé sur
l’échappatoire glacée, te disais-tu “maintenant je suis à moi !” tel
Caton d’Utique ayant caressé le tranchant du glaive qu’il reçut des
mains d’un enfant ? »
La langue employée par Emmanuel Ruben dans sa prière aux morts est
lyrique, rageuse et tourmentée. Il procède par incises brèves, impulsant
nervosité et densité à son texte. Les vingt chapitres qui composent
l’ensemble permettent un va-et-vient permanent entre les deux rives de
la Méditerranée, non seulement en mêlant passé et présent mais aussi en
décrivant, discrètement, la place que Camus a pu occupée au sein d’une
famille dans laquelle sa présence rassurante et durable de mort donnant
toujours de ses nouvelles a souvent permis de pallier (et de comprendre)
l’absence du disparu de Guelma.
Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.
Emmanuel Ruben : Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu, les éditions du sonneur.
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