vendredi 11 juillet 2025

Petits arrangements avec les mots

 « La mer déjà là fumante / se met à table se démonte », n’est pas d’humeur à s’alanguir sur le sable. Elle multiplie les coups de boutoir et ne se calme (en apparence) que pour reprendre des forces avant de repartir à l’assaut des rochers et des côtes. De ce manège furibond, de ce va-et-vient constant, chaloupé et chahuteur, Henri Droguet ne rate rien. Il se tient aux premières loges depuis son plus jeune âge et on ne peut s’empêcher de penser, en le lisant, que les éléments virevoltants ou simplement houleux dont il décrit l’incessant travail de sape façonnent le rythme de ses poèmes en les dotant d’un souffle rare et puissant.
 

« Jeter à bas tubas et timbales
mâcher l’armoise et l’artémise
prendre la route prendre la mer
l’eau cabossée sauvage dévalante merveille
à son bouillon turbulent phosphoreux
sa tambouille ratatouille
chevelu parloir à tout faire et défaire
qui simultanément divague
fauche écorche bronche
vaque désosse chuinte rince
happe râpe ponce »

Tous les jours ou presque, Droguet s’en va cueillir verbes et adjectifs. Il y en a à foison et sa pêche ne peut qu’être fructueuse. Il ramasse des mots ordinaires mais aussi quelques pépites peu usitées (maupiteux, spergulaires, drache ou tombier). Il en invente parfois. Les assemble en privilégiant les allitérations et les sonorités alléchantes. Il les polit, leur donne assez de tranchant pour qu’ils rabotent et dynamisent la langue. Conscient que les sons ont vocation à aiguiser et à égailler les sens, il ne s’arrête pas là et nourrit, inlassablement, son haletante (et rutilante) mécanique poétique.

« là-bas la mer nombreuse
fait ses paquets et moi
les miens »

Il y a tout autour, outre la mer, des présences qu’il invite à sa table. Toutes vibrent et participent aux bruissements du monde. Ce sont les luzernes, les jachères, les corneilles, les merles, les collines, les talus, les toits, tous soumis aux soubresauts du ciel, du vent, des nuages, de la pluie, de la lune ou du soleil. Sans oublier, égaré dans le paysage, "un quidam clandestin" qui ouvre grands les yeux et découvre à chaque fois une scène de vie élémentaire différente des précédentes. Quidam, bougre, piéton, figurant, commun des mortels, passant occasionnel, quelqu’un, quelque part, veille au grain. Et Henri Droguet peut tout à fait être celui-là. Qui stimule le langage en l’initiant au beau tangage océanique, au vivifiant tohu-bohu verbal.

« Ils sont deux
(JE & un autre qui passe là)
qui crient
dans les crachins percolateurs
les roses et la folle avoine
la houlque et le vulpin fléchi »

Le titre du livre est, confie le poète dans une note finale, « un écho, et un hommage, au beau film de Pascale Ferran Petits arrangements avec les morts, sorti en 1994 ».

Henri Droguet : Petits arrangements avec les mots, Gallimard

mardi 1 juillet 2025

Sonnets de la tristesse

Ce sont les visites régulières rendues à sa mère, qui passe les dernières années de sa vie dans une maison de retraite du Cantal, que Jacques Lèbre évoque ici, avec tristesse et désarroi, sans chercher à émouvoir plus qu’il ne faut, en décrivant simplement ses sentiments, qui vont de la mélancolie à la compassion, au contact de ces vieilles personnes définitivement recluses.

« Cela relève d’un abandon, pourquoi ne pas le dire,
même s’il est le fait des conditions modernes de l’existence,
éloignement des enfants qui tous vivent ailleurs,
appartements qui ne permettent pas de les prendre chez soi. »

Il remarque les corps affaiblis, les gens assis dont le menton tombe de plus en plus sur la poitrine, les paupières trop lourdes qui ne s’ouvrent qu’avec difficulté, les mots qui restent au fond de la gorge, les connexions grippées, usées par manque de sollicitations. Sa mère, toujours debout, et entrée dans son grand âge, résiste mieux que d’autres mais se languit, comme tous, de ces longues journées dilapidées à ne rien attendre, si ce n’est le repas de midi puis celui du soir, en regardant par la fenêtre de sa chambre la rue, les HLM, les parkings. »

« Tête penchée, elle regarde et remue ses doigts,
peut-être une façon de passer le temps
qui ne passe plus – désormais étale,
tel un lac dont on ne voit pas la profondeur. »

C’est ce monde oublié, recroquevillé sur lui-même, invisible pour beaucoup, que Jacques Lèbre côtoie au fil de ses visites. Il en dépeint quelques aspects et saisit avec réalisme le quotidien de ces personnes âgées qui, après une vie de travail et d’usure, ne peuvent s’échapper qu’en consultant leur mémoire, à condition que celle-ci fonctionne encore.

« Quatre-vingt-dix-neuf ans à l’automne prochain.
Capable encore de marcher, même difficilement.
Capable encore de lire le journal,
capable encore de faire des mots croisés. »

Ces 41 Sonnets de la tristesse sont précédés par Onze propositions pour un vertige, et autant de poèmes clairs et sensibles, où Jacques Lèbre dit l’absence (à soi et aux autres) d’un ami poète (dont le nom n’est pas cité) qui a définitivement perdu la mémoire.

« Quelque chose passe dans ton regard,
on ne sait quoi, un étonnement, une stupeur,
une sorte de reconnaissance panique.

Dans tes yeux, égarés tes yeux,
on ne sait quoi de volatil – qui s’enfuit,
ne se réfugie pas, non,
chez un être privé de tous ses souvenirs,
il n’y a plus de lieu pour un refuge. »

Le livre se clôt sur des moments plus lumineux, vécus dehors, dans les pépiements des oiseaux et le rire d’une fillette qui s’amuse, émiette du pain, parle aux moineaux, vit pleinement le moment présent.

Jacques Lèbre : Sonnets de la tristesse, Le Temps qu'il fait

dimanche 22 juin 2025

Choix de poèmes / Des objets nous accompagnent (ou l'inverse)

Deux livres de James Sacré paraissent coup sur coup et ce sont deux invitations, deux façons de poursuivre la route avec un poète qui continue de creuser et d’explorer un territoire littéraire qui lui est propre et auquel il ajoute régulièrement de nouveaux éléments.
Le premier ensemble est une anthologie personnelle dans laquelle il reprend un (ou plusieurs) extrait(s) de chacun de ses livres publiés, revenant ainsi sur un parcours extrêmement riche, débuté en 1965 et fort heureusement toujours en cours. Ce faisant, il donne la part belle à tous ses éditeurs et les remercie à sa manière. Avancer à ses côtés, de titre en titre, en suivant la chronologie des parutions, c’est arpenter des paysages familiers (les siens, du Bas-Poitou aux États-Unis en passant par le Maroc, l’Italie, la Galice) qu’il restitue par fragments, n’oubliant pas le bâti, les habitants, l’histoire et la spécificité des lieux.

« On s’aperçoit soudain
Que les arganiers ne sont plus des arganiers
Mais des acacias, le paysage aussi
A peu à peu changé mais à quel moment précis
Les arbres sont-ils devenus plus épineux
Soulignant maintenant le vaste plat des étendues
Avec leurs feuillages tenus en gestes de bras à l’horizontale
Et ne grimpant plus sur les pentes nues ?
La silhouette d’un dromadaire très au loin
Vue entre deux de ces acacias de maigre branchage
M’emporte dans des photographies de Lorand Gaspar
Où le proche a goût d’éternité qu’on n’atteindra jamais. »

Les thèmes qui irriguent l’œuvre de James Sacré défilent avec régularité dans ce Choix de poèmes. On y retrouve – outre l’unité et le foisonnement de son travail au long cours – la précision de son regard, son attrait pour les couleurs, son indéfectible attachement à la petite ferme vendéenne où il a passé son enfance et son adolescence, sa passion pour la langue, les mots, le vocabulaire, son écriture singulière, unique, imprégnée parfois de termes empruntés au patois de sa région natale, sa lecture particulière des paysages, son attention portée aux animaux, etc. Son champ d’investigation est vaste et fécond.

« Je croyais ne plus retrouver cette amitié silencieuse
De cougoulet ou de l’Ébaupinaie, et ce soir
Tout est là entre les machines agricoles, des champs de maïs
Et la compagnie d’un gros chien noir
(Comme son noir est noir dans l’épais vert de l’herbe) :
C’est dans l’Émilie, une ferme à Mascudiera, parfois
La nuit nous redonne tout
Avant de nous emporter. »

 

Le second livre est tout entier consacré aux objets, présents bien sûr (et depuis longtemps) dans nombre de textes de James Sacré. Ce qui l’intéresse ici, c’est leur présence, leur histoire, l’étrange cheminement qui fut le leur pour parvenir jusqu’à lui. Objets usuels ou désuets, familiers ou perdus de vue, nés de la main d’un artiste ou d’un artisan, objets avec lesquels s’établit un rapport durable et qui peuvent naturellement se muer en sujets. "Des objets de partout qui disent / Que l’homme s’en servait, puis les a perdus / En route vers les impasses et culs de sac du monde". Objets récupérés dans un grenier ou achetés dans une brocante ou un marché de plein air. Il y a là des poteries, des tissus, des tapis navajos, des bocaux et des bouteilles colorés, des bols de faïence, des plats, "tant d’objets qui ne t’ont rien demandé" mais dont la présence est réconfortante.

« Il y a dans un plat de faïence
À grands dessins bleus en son intérieur
Deux fruits qui vont brunir encore, ils gardent comme en mémoire
Le rouge que furent les grenades vivantes
Dans la fin de l’été passé.
L’été prochain on en remettra d’autres
Dans ce plat de céramique venu de l’Andalousie :
Léger gris nourri de rose en son extérieur
Et dedans le bleu d’un feuillage. »

Dans les notes qui figurent en postface, James Sacré explique clairement sa démarche. Voici ce qu’il en dit :

« Les objets du livre sont originaires de divers pays, les États-Unis, le Maroc, l’Espagne et l’Italie, et aussi ma Vendée natale. Mais si ces noms de pays peuvent évoquer des cultures particulières c’est pourtant un vivre commun à toutes ces "nations" que ces objets font découvrir : un vivre humain universel à travers des activités et des inventions qui sont de partout et de toujours. Tissages, tressages, inventions de poteries, d’outils, d’armes, de nourritures, de jardins, de maisons, musiques, peintures, paroles et langues. Autant de merveilles (avec parfois de dangereuses dérives). Chacun de ces objets, nommé et regardé dans ses singularités, nous ramènent vers ce nœud d’activités à l’origine de toutes nos aventures humaines. »

James Sacré : Choix de poèmes, éditions Unes, Des Objets nous accompagnent, éditions PURH, Presses Universitaires de Rouen et du Havre.

jeudi 12 juin 2025

Un peu de nos vies

« C’est une sorte de journal de bord de ma vie », dit François de Cornière en préambule à cette anthologie qui donne à lire, sur 384 pages, un choix de poèmes et de textes courts écrits entre 1978 et 2023. On y retrouve sa simplicité, son regard attentif, sa propension à s’emparer d’un détail anodin pour enclencher un poème qui est inévitablement bref, qui s’insère dans un lieu, en un moment particulier, et qui lui permet d’exprimer une émotion à la fois fugitive et précieuse.

« Ce ne sont pas de grands poèmes
mes petits vers.
Tout au plus des impressions
que j’ai du fond de moi
laissés venir sur le papier
- et quand je le pouvais. »

Il a toujours un carnet à portée de main. Pour noter, ne pas laisser s’échapper un mot, une expression, un regard, une silhouette, un pan de ciel traversé par un oiseau, un nuage, le crépitement de la pluie sur le pare-brise, le cri d’un geai qui s’envole, des voix dans la montagne, un martin-pêcheur qui rase l’eau de la rivière... Ces instants fragiles, infimes traces du quotidien, s’effaceraient s’il ne les saisissait pas sur le champ. Il prend plaisir à « attraper ce qui fuit ». C’est de là, de ces scintillements du présent (mais aussi du passé) si prompts à aiguiser sa pensée que le poème peut jaillir.

« J’ai noté
qui venait de la cuisine
le bruit d’un couteau sur une pomme.
Je l’entendais je l’ai marqué
avec d’autres mots
pour dire d’autres bruits
(comme celui d’un frigo
dans une maison vide
ou encore d’un râteau
sur des graviers l’été).

Aujourd’hui je les retrouve
- mots et bruits -
au milieu d’un carnet
qui me parlent toujours
me renvoient à des lieux
à des jours très précis »

Ce sont ces moments, subtilisés au temps qui passe, que François de Cornière assemble dans cette anthologie constituée de façon chronologique. Moments de sa vie mais aussi de celles de ses proches (femme, enfants, ami(e)s), le pluriel du titre s’avérant on ne peut plus explicite, moments agréables (vacances, plaisirs du bord de mer, séjours en Ardèche, lectures, jazz, haltes au café ou au resto) – le poète guettant ces émotions positives, sources de bien-être et génératrices d’énergie – mais aussi moments douloureux, tel le décès de sa femme, évoqué notamment dans Nageur du petit matin (Le Castor Astral, 2015).

« Je croyais pouvoir
ne jamais écrire sur ta mort
- question de pudeur
ou de dignité.

Pendant toutes ces années
- opérations, chimiothérapies
hospitalisations urgences -
je t’avais accompagnée.
Toujours c’était toi
qui montrais la voie.

Terrible faiblesse de ma part :
aujourd’hui j’ai écrit. »

Chez François de Cornière, l’image n’est jamais figée. Elle se déplace imperceptiblement, glisse dans le poème et disparaît au moment où celui-ci s’arrête, dans une chute (jamais brutale) qui laisse la boucle ouverte. À l’instant d’après et à la réflexion.

Un autre livre, Ces traces de nous, regroupant les poèmes écrits en 2022 et 2023 paraît simultanément au Castor Astral.

 François de Cornière : Un peu de nos vies, Points Poésie, Ces traces de nous, Le Castor Astral.

 

lundi 2 juin 2025

Les Jeunes Constellations / Prédilection pour un naufrage

En quête d’un père, qu’il n’a jamais vu mais dont il possède le journal, le narrateur du deuxième volume des Jeunes Constellations de Rayas Richa ne circule plus par voie terrestre. Il a abandonné la carriole (tirée par l’âne Mussé) qui lui avait permis de rejoindre Venise en compagnie de son maître Pelleas et s’est embarqué sur un bateau fatigué qui fait route vers l’Orient. Muni de son écritoire, rien ne lui échappe des jours et des nuits passés en mer et des promenades dans les villes très animées découvertes durant ses escales. Rencontres, discussions, anecdotes, légendes et ouï-dire alimentent son journal. Malgré son jeune âge, il en a déjà beaucoup vu et sait à quoi s’en tenir quant à la nature du genre humain.

« J’en ai pour trente jours et trente nuits à bord de cette coque ballottée sur les abysses.
Autour de moi, des bouchers de Dieu, des marchands et des larrons. Juste des hommes : des créatures qui souffrent, qui se tourmentent et qui espèrent... »

Il y a du beau (et du moins beau) monde à bord de la Fortunera, en ce moyen âge tardif où les croisés, tout feu, tout flamme, ne tiennent pas en place. Ils sont évidemment du voyage. Ils partent, disent-ils, délivrer Jérusalem. Avec eux, outre les marins qui s’échinent à la manœuvre, se trouvent des marchands, mal en point à cause d’une mer agitée qui les force à se pencher, goules grandes ouvertes, sur les rambardes.

« Au début, ils couraient jusqu’au bastingage, puis très vite, ils ont commencé à se vider à l’endroit où ils se trouvaient. »

Le narrateur suit les mouvements, les prières, les murmures, les lamentations, les complots et les vociférations des uns et des autres et s’éloigne (sans rien perdre du spectacle constant) pour s’approcher de ceux avec lesquels il espère nouer des contacts plus personnels. C’est ainsi qu’il se lie avec Willy, le charpentier, qui le présente ensuite à l’Uccelino, le maître-coq.

« Il me le décrit comme un saint ; un homme tombé d’une icône byzantine. »

Il se rapproche également de Tiamat, la fille du capitaine. Passe de longs moments avec elle. Écoute ce qu’elle a à lui dire de son histoire et de la vie à bord de la Fortunera dont la coque craque de plus en plus. Il s’entretient avec le forgeron et son chat. Lit de temps en temps des extraits du journal de ce père, très porté sur les lieux de plaisir, qui a précédemment emprunté ces mêmes routes.

« Je pense à ce géniteur contre lequel je me suis construit. Quelques feuillets et voilà que je rêvasse de le trouver, de le connaître. »

Ainsi vogue le rafiot mal en point. En un rude et tourmenté voyage, magnifié par la langue intuitive de Rayas Richa qui sait inventer et trouver les expressions adéquates, les mots rares, les comparaisons de haute volée, les portraits ciselés, l’humour tonique et les détails qui frappent pour procurer plus d’ampleur et de nerf à un récit finement construit.

« Je suis remonté vers le pont avec un couple de rats. Ils avaient volé un œuf et se tractaient à tour de rôle. L’un se mettait sur le dos serrant l’œuf contre lui, tandis que l’autre le tirait par la queue. Nous autres bipèdes savons pareillement nous entraider – à l’occasion d’un larcin ou d’un crime. »


On retrouve ici la même ardeur poétique, la même prose chaloupée, le même élan narratif, la même prédisposition à créer des situations particulières et à portraiturer avec malice des personnages haut en couleur que dans son premier roman. Celui-ci, publié il y a près de dix ans, avait surpris et enthousiasmé la critique. On y décelait une écriture rare qui sortait du lot. Le livre est réédité en collection de poche chez le même éditeur.

Rayas Richa, né en 1978, a passé son enfance au Liban. Il vit désormais en Occident et continue à travailler à ses Jeunes Constellations.

 Rayas Richa : Les Jeunes Constellations / Prédilection pour un naufrage, Quidam éditeur. En poche, collection « nomades », parution du premier volume des Jeunes Constellations : Une croisade buissonnière.