Si Lutz Bassmann et Manuela Draeger (que l’on croisait déjà, bien avant leurs premières publications, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (éd. Gallimard, 1998) sont peu à peu devenus auteurs à part entière, il n’en va pas de même, en tout cas pas encore, pour ceux qui se retrouvent au coeur du dernier livre d’Antoine Volodine. Qu’il ait choisi de lui donner pour titre Écrivains ne surprendra pas ceux qui fréquentent son univers depuis près de trois décennies. Chez lui, les personnages, qu’ils soient exclus, condamnés, hallucinés, en souffrance, en transe ou même morts, se lancent souvent dans des fictions inachevées. C’était notamment vrai dans Lisbonne, dernière marge et dans Des anges mineurs. Ce l’est également ici. Les écrivains qu’il nous propose de suivre ont des parcours et des œuvres tragiques. Ce qui ne les empêche pas de vibrer, de résister et de se frotter à une langue qu’ils ne maîtrisent pas toujours.
Ainsi l’analphabète Kouriline. Celui-ci, « touché par l’exigence de l’écriture » mais incapable d’assembler deux phrases de suite, finira par évoquer oralement, devant un auditoire composé d’un bout de bois, d’une quille et d’une collection de débris de ferraille ramassés dans une déchetterie, les dissidents exécutés par Staline le jour même, et sur le lieu même, de sa naissance.
« Avec ce discours au bout de bois, Kouriline ce matin-là entame la scansion de son œuvre unique mais considérable, qui fera de lui un des écrivains les plus méconnus de son siècle et, si l’on se réfère à une périodisation précise, sans doute l’écrivain le plus ignoré de la perestroïka, celui qui, à l’évidence, aura laissé le moins de traces dans le monde de la vaine parole. »
Il arrive que tel ou tel écrivain s’exprime tout en étant déjà mort. C’est le cas de Maria Trois-Cent-Trois. Son corps vient de lâcher. Elle court dans le noir. Elle est nue. Le lama qui devait s’occuper d’elle à l’institut médico-légal est mort lui aussi. Elle court pour se rendre à un colloque où elle doit donner une conférence sur « la théorie de l’image ». C’est ce qu’elle fait. Dans l’obscurité totale.
« A la fin, du moins dans notre monde post-exotique, il n’y a pas non plus de verbe. Comme au début, il n’y a pas de verbe. Seule l’image compte. »
L’humour, teinté de noir, celui du désenchantement, voire du désespoir, ce trait si spécifique qui faisait dire, il y a peu, à Pierre Michon qu'il aimerait que ses "récits aient la fulgurance, la justesse, le tremblement à la fois désespéré et secoué de rire de ceux d'Antoine Volodine," cet humour est parcimonieusement présent dans Écrivains. Il vibre plus fort dans l’un des sept chapitres, celui intitulé Remerciements, qui permet à l’auteur inconnu, et néanmoins prolifique, de Rendez-vous chez les Boyols (ou de Chaos en Kirghizie, ou de Titanic à bâbord, ou de Orage sur Madeleine Polpot, etc.) d’exprimer sa reconnaissance envers tous ceux qui l’ont aidé à poursuivre son œuvre invisible.
« Il me semblerait injuste de ne pas mentionner, en bonne place parmi les personnes à qui je veux exprimer ici ma gratitude, le chien Ramsès de ma sœur Birgit, qui plusieurs fois m’a averti de l’approche d’importuns, et, avec une intelligence rare, les a tenus à distance, le temps que je me cache dans la chambre d’amis pour y faire le mort. »
La figure de l’écrivain décrite ici, sept fois de suite, par Volodine est plus proche qu’il n’y paraît d’une réalité évidemment assez peu visible. Ce n’est pas celle du poseur, du romantique, de l’inspiré, de l’aspiré, du murmurant auréolé de grâce soudaine mais celle, vibrante, tenace, ténue, tonique, d’un inconnu qui a souvent tout perdu (y compris ses dernières illusions) mais qui, loin de se résigner, a choisi de se battre, de s’exprimer, de trouver des failles, de s’y faufiler et de sortir, même en morceaux, par fenestrons et meurtrières, de son enfermement.
Antoine Volodine : Écrivains, éditions du Seuil.
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