« Aujourd’hui la guerre a commencé. À moins que ce ne soit il y a
longtemps. Je ne comprends pas très bien quand les choses commencent.
Elles m’environnent d’un seul coup et ressemblent à des personnes que
j’aurais toujours connues. »
Celle qui prend la parole – et qui la gardera jusqu’au terme du
récit – est une petite fille qui voit son monde basculer en quelques
heures. Cela se déroule chez son grand-père qui est bourrelier à La
Laguna, aux Canaries. Dans le vacarme de la rue, cris et coups de feu se
mêlent aux tremblements des vitres et des fenêtres. Des hommes
appartenant aux forces franquistes viennent, fusil à l’épaule, fouiller
la maison, l’atelier et le hangar dans l’espoir d’y trouver Santiago, le
père de la narratrice, journaliste républicain qui finira par être
arrêté puis emprisonné. Débutent alors, pour celle qui se plaisait à
vivre en harmonie avec ses rêves au sein d’une famille très unie, des
heures et des jours qui vont la faire « grandir brusquement de plusieurs
années ». Elle va découvrir de nouveaux mots (gardes, prison, parloir,
salle des actes, juges, procureur), se frotter à des décors inconnus,
les visualiser, les intégrer à son propre univers et activer son
imagination en créant des associations étranges entre les lieux et les
êtres.
« La prison est au fond, elle nous attend, elle est devenue notre
maison, et peu importe que nous rentrions, puisqu’elle fait partie du
corps de papa, puisqu’ils ne sont plus qu’un seul être. Leur unique
préoccupation est de veiller l’un sur l’autre, et un jour viendra où la
prison sera l’intérieur de papa, où il ne pourra plus en sortir, où il
devra la garder au fond de lui-même. »
Habitée par des sentiments contradictoires et par des émotions
qu’elle ne parvient pas à faire partager à ses proches, elle cherche en
permanence ce point d’équilibre qui l’aidera à adapter sa vie à la
réalité de la guerre civile tout en s’inventant des moments de répit
pour s’en détacher. Pour cela, elle a ses souvenirs, ses rêves, ses
pensées, sa façon bien à elle d’interpréter les gestes répétitifs du
chien (« je crois que la peur est dans l’air et que Yoli, avec ses
pattes, la déplace ») et d’envier la manière de vivre du chat.
« J’aime te regarder. Tes yeux ressemblent à une horloge. Si tu
t’avances seul et que personne ne t’effarouche, tu marques des heures
lointaines, très lointaines, tu deviens une longue rue, un couteau, un
soulèvement. »
Cette propension à lâcher prise grâce à une intériorité très
créative génère également sa part de cauchemars. Ceux-ci se nourrissent
de la peur qu’elle emmagasine chaque jour et qui culmine avec le
passage fréquent des camions qui transportent les prisonniers au
Tanqueabajo, un ravin immense « où l’on jette les cadavres des animaux
et les ordures de toute la ville » et près duquel la famille a
auparavant habité.
« Penser que j’ai vécu près de l’endroit où papa est peut-être en
train de pourrir me donne des sueurs froides. Mais ce n’est pas
possible. Son nom ne figure sur aucune liste. »
Le Ravin, qui fascine et emporte par son ton haletant et ses
images spontanées, a été publié une première fois en 1958 par Maurice
Nadeau. Il a ensuite connu une deuxième édition en 1986 chez Actes Sud.
Il occupe une place à part parmi les nombreux romans consacrés à la
guerre civile en Espagne. Celle-ci, vue à travers le bouleversement et
les drames qu’elle engendre au sein d’une seule famille, est transmise
par le regard d’une enfant qui dit sa solitude, ses peurs, ses
angoisses. L’itinéraire de Nivaria Tejera ressemble beaucoup à celui
de la narratrice. Née en 1930 à Cuba, de mère cubaine et de père
espagnol, elle a passé son enfance à Tenerife, aux îles Canaries, et son
père a été emprisonné pendant plusieurs années dans les geôles
franquistes.
Nivaria Tejera : Le Ravin, traduit de l’espagnol par Claude Couffon, éditions La Contre Allée.
Nivaria Tejera : Le Ravin, traduit de l’espagnol par Claude Couffon, éditions La Contre Allée.
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