Onze récits. Et autant de portraits de femmes qui se ressemblent. Toutes
vivent à Los Angeles ou aux alentours. Elles flirtent avec la
quarantaine. Habitent dans des appartements situés dans les quartiers
pauvres. S’invitent parfois chez les riches, le temps d’un vernissage ou
d’une soirée dans un bar branché. S’offrent à l’occasion un séjour à
Hawaï. Rêvent alors au bleu du ciel et à des jours meilleurs, capables
d’absorber le trop-plein de leurs années de galère. C’est qu’elles ont
déjà accumulé un très lourd fardeau. Un passif qui pèse. Et qui devient
de plus en plus difficile à porter. Pour leur corps, leurs nerfs, leur
tête.
« Elle s’enferme dans les toilettes des femmes et tire quatre lignes
de cocaïne, elle agit vite et réitère l’opération. Le bistrot tient du
boui-boui. La nappe en plastique est sale. Le ventilateur hors service.
Les vitres maculées de traces de doigts. Elle devrait, se dit-elle,
garder le fil de sa consommation de coke. »
Elles sont seules. Elles naviguent sur le fil du rasoir. Elles ont
presque toutes un enfant à charge. Elles lisent et écrivent de la
poésie, animent des ateliers d’écriture, restent sous la menace
d’addictions diverses, pointent aux Alcooliques Anonymes et se battent
jour après jour pour ne pas replonger. Il suffit d’un verre pour
annihiler, en une seconde, la lutte menée pendant des mois d’abstinence
et éprouver à nouveau la honte, la douleur de n’avoir pas pu tenir. La
présence des hommes ne leur facilite pas la tâche. D’autant que ceux que
le hasard des rencontres placent sur leur chemin s’avèrent peu
fréquentables.
« Nous sommes une espèce réfugiée à qui même la symétrie ordinaire
fait défaut. Nous sommes mutilés. Rien ne renaît de ses cendres. Cette
terre, c’est l’enfer. »
Avec son style implacable, ses phrases nettes, tranchantes, ses
éclats colorés, sa façon de brosser des séries de portraits brefs,
d’improviser de fréquents retours en arrière en multipliant les scènes
très visuelles, presque cinématographiques, Kate Braverman
nous plonge dans une réalité qu’elle connaît bien. Le rythme qu’elle
impulse à ses récits est intense. Tous les sens sont sollicités. Il y a
chez elle un lyrisme retenu qui amène le lecteur au centre d’un univers
à la dureté palpable et lumineuse, sans le moindre pathos. Sa langue
monte en puissance au fil de la narration, créant de beaux (et cruels)
télescopages entre les espoirs et les désillusions, entre la nécessité
de tenir debout et le quotidien douloureux vécu par chacune de ces
femmes, entre l’apparence qu’elles se donnent en société et la fracture
intérieure qu’elles essaient d’endormir du mieux possible.
« Mes amies sont avec moi en permanence, elles luisent dans le noir,
rouges, inhérentes à mon horizon intime. Elles m’aident à voguer sur les
flots pernicieux et obscurs qui animent toute chose. Elles font office
de cierges ou d’incantations visuelles. Elles tempèrent le néant miné
jusqu’à la gueule, tous les crocs dehors. »
Kate Braverman : Bleu éperdument, traduit de l’anglais par Morgane Saysana, Quidam éditeur.
Kate Braverman : Bleu éperdument, traduit de l’anglais par Morgane Saysana, Quidam éditeur.
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