mercredi 15 avril 2015

Nocturama

La nuit tombe sur les Ardennes et Sedan, vue d’en haut, émerge de la brume grâce à ses centaines de spots orangés qui clignotent dans les bas-fonds. C’est le moment idéal pour surprendre dans les parages un type en train de s’amuser en roulant tous feux éteints sur une route qu’il connaît comme sa poche ou une jeune femme sillonnant sous acide des chemins tracés entre des friches appelées à disparaître à plus ou moins long terme. Ces deux-là se retrouvent, avec d’autres, et pas uniquement saisis au pays des sangliers mais également à Rouen, à Londres, à New York ou ailleurs, dans les récits intenses vécus et transmis par G. Mar dès que la nuit noire lui permet de devenir rêveur impénitent tout occupé à recycler et à transcender avec fougue les images d’un passé peu pimpant.

« Isabelle conduit en état d’ivresse dans un décor de cambrousse et de carcasses de tracteurs plantées au bord d’une route pleine de chats dégoulinant d’huile de moteur et d’insectes affairés à la copulation ou la ponte – nous nous rendons tous les deux dans un bar de village où l’écriteau "Interdit de servir de l’alcool aux mineurs" n’est accroché au-dessus des bouteilles qu’à des fins de déco. »

Il arrive que certains des personnages qui débarquent sans crier gare pour effectuer un tour de piste chez les vivants soient déjà morts depuis un bon bout de temps. Quelques uns, adeptes d’un "no future" catégorique, ont tiré leur révérence en faisant parler la poudre ou la corde. Trop à l’étroit dans les mémoires, ils s’affranchissent des prisons mentales où leur statut de disparus les avait relégués pour venir réactiver les souvenirs du narrateur. Ils en profitent pour titiller son imaginaire tout en aiguisant son attrait pour la fiction. Cela déclenche chez lui des séries d’improvisations oniriques avec errances garanties et scènes fulgurantes à l’appui. Les rescapés de la mémoire (« les anges de la désolation punk ») s’en donnent à cœur joie. Ils roulent sur les jantes, mordent les bas côtés de la réalité et osent enfin entreprendre ce que la raison leur avait trop souvent ordonné de ne pas faire.

« Christelle se colle du rouge à lèvres autour des yeux – Jimmy s’accroche des centaines de cadenas à la ceinture – Annabelle un chiffon imbibé de K2R sur le bas du visage cligne à toute vitesse des paupières dans ma direction – Marc a les pupilles dilatées à la taille de boules de billard et couve un affreux rictus de gosse fou – Fresse jongle avec des haches à découper les poulets en crachant du feu – Maurice assène des coups de poings stroboscopiques au vide – Bastos se perce les oreilles avec des aiguilles à tricoter. »

Le texte de G. Mar, qui alterne passages posés et scènes cadencées, vibre en permanence. On y pressent une autobiographie remixée qui s’aère, se frotte parfois aux événements du monde (Tchernobyl, J.O. de Londres, chute du mur de Berlin) tout en restant portée par un phrasé à flux tendu. Les vingt-deux séquences de son diaporama nocturne balaient hameaux perdus, zones industrielles ou mégalopoles. Ses reflets bleu-acier (qui courent des eaux de la Meuse à celles de la rivière Chicago) permettent à tous ceux qui cognent leur verre l’un contre l’autre dans les bistrots isolés des campagnes désertes de se regarder (morts ou vifs) droit dans les yeux, et ce jusqu’à l’aube.


G. Mar : Nocturama, Le Grand Os éditeur.
Auteur d’un premier livre, The Beat Degeneration (D. Fiction, 2014), G. Mar anime le site La part du mythe.

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