Juan est seul, assis au soleil sur une vieille chaise en bois. Il
attend. Et perçoit au loin le bruit d’une voiture. Ce sont les hommes
de loi chargés de l’expulser de sa maison – pour la raser et construire à
la place une résidence balnéaire – qui viennent. Ils sont jeunes,
implacables, silencieux. Il n’a rien à leur opposer, à part son bon
sens, sa paix intérieure et sa mémoire, qui est adossée à celle des lieux, des
murs, des arbres...
Ce sont quelques bribes de cette histoire qu’il veut avant tout
(avant de lever le camp) leur conter, très calmement, en leur disant – en
pure perte : ils ne sont pas instruits pour pouvoir entendre et
comprendre ce genre de discours – les liens secrets et invisibles qui
lient étroitement un homme et un lieu.
« Vous vous demandez en râlant pourquoi cette résistance, pourquoi je
m’accroche à ce bout de désert qui nous entoure. C’est normal, vous
êtes des étrangers sur cette terre habitée par mes souvenirs. Cet
endroit n’a pas de nom, comme je n’en ai pas non plus, ni nom, ni vie,
sur ces paperasses que vous brandissez devant moi comme la vérité
suprême. »
Ceux qui se trouvent à l’origine de ces documents brandis sont les
héritiers d’une jeune fille expatriée qu’il a jadis aimée (le temps d’un
été, d'un retour au pays en compagnie de ses parents, issus de ce même village
isolé d’Espagne) puis perdue de vue et retrouvée bien plus tard, alors
qu’elle était en fin de vie, lors d’un séjour rapide à Paris où elle lui
avait enfin offert ce livre, intitulé Les Pigeons de Paris, dont elle lui lisait, lors de ce fameux été, des extraits.
« Elle m’apprenait à lire quelques mots, des phrases courtes de sa
moitié de langue dans un petit livre à couverture bleue dont elle ne se
séparait jamais. (…) Que vous me croyiez ou non, je n’avais jamais vu un
livre d’aussi près. Pas plus qu’une Française à moitié, et encore moins
senti au bout des doigts le contact d’un soutien-gorge en dentelle. »
Les hommes de loi l’écoutent à peine. S’ils sont présents à sa table,
c’est simplement pour lui signifier qu’il a, un jour, reçu un courrier
d’un cabinet d’avocats lui annonçant le décès de cette femme qui lui
laissait en héritage tous ses biens. Courrier dont il n’a pas tenu
compte, se contentant de prendre soin, en l’enterrant près d’un vieil
olivier, de l’urne couleur acajou qui contenait les cendres. Il en
profita pour caler également le petit livre bleu au fond du trou. C’est
cet héritage qui est aujourd’hui contesté par les descendants de la
défunte. D’où cette procédure extrême, en guise de dédommagement.
Víctor del Árbol – connu jusqu’alors pour ses romans noirs (traduits chez Actes Sud) –
noue les fils de ce récit avec une grande finesse.
Il met face à face deux mondes irréconciliables : celui de Juan, le
vieil homme et celui des froids représentants de la justice. L’un évoque
son passé et son intégrité pendant que les autres se posent en
exécuteurs des basses œuvres d’un présent qui lui échappe.
« Avant, il y avait des loups dans les montagnes, mais il ne reste que des moutons. »
Víctor del Árbol : Les Pigeons de Paris, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, éditions La Contre-Allée
Víctor del Árbol : Les Pigeons de Paris, traduit de l’espagnol par Claude Bleton, éditions La Contre-Allée
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