Kerouac revenait fréquemment sur ses origines bretonnes. Enfant, son
père Léo ne manquait jamais de les lui rappeler. On les retrouve,
parfois fantasmées, dans plusieurs de ses textes et tout
particulièrement dans Satori à Paris,
le roman qui relate son voyage à Brest, sur les traces de ses ancêtres.
On sait qu’il rentrera bredouille, fatigué, esseulé, heureux de
retraverser l’océan après ce périple brumeux et très alcoolisé qui eut
lieu au printemps 1965. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à la suite de
ce voyage, et après parution du texte consacré à ce séjour épique dans
deux numéros successifs de la revue Evergreen, un artiste
breton, poète, musicien, chanteur et sculpteur, qui lisait Kerouac
depuis déjà de nombreuses années, osa enfin entrer en contact avec lui.
Il s’appelle Youenn Gwernig. Il vit à New York depuis la fin des années
cinquante. Il a même pris la nationalité américaine. Le lien entre eux
est d’abord la Bretagne.
« Quand je suis arrivé dans ce pays, j’ai acheté un de vos livres, Sur la route,
juste parce que votre nom me rappelait le nom d’un lieu-dit, Kerouac’h,
près de ma ville natale qui n’est pas loin de Quimper en Cornouaille. »
Kerouac lui répond rapidement.
« Oui, j’aimerais vraiment beaucoup te voir, lors de mon prochain
voyage à New York City... J’aurais aimé aller à Kerouac’h avant d’écrire
le livre... mais j’envisage de retourner en Bretagne, en voiture avec
un ami, et de la visiter vraiment cette fois-ci. »
Au fil des rencontres et des lettres échangées, une amitié naît entre
ces deux hommes qui ont à peu près le même âge et qui se sentent à
l’étroit dans un monde réel bien trop petit pour pouvoir satisfaire leur
besoin de grand large. Ils veulent vivre et vibrer, plus ardemment,
plus intensément. Leur correspondance est à ce titre très explicite.
Elle durera trois ans et ne s’arrêtera qu’avec la mort en octobre 1969
de celui que l’on surnommait Memory babe, en référence à cette phénoménale mémoire qui ne le lâchait jamais.
Ce sont ses dernières années qui sont ici évoquées, non seulement par
écrit mais aussi à travers le regard et la sensibilité du photographe René Tanguy.
Celui-ci a remarquablement saisi l’esprit de l’écrivain. De Lowell,
Massachusetts à Brest en passant par New York ou St Petersburg, Floride,
ultime lieu de résidence de Kerouac, il multiplie les prises de vue
avec pour seule ambition le désir de laisser se croiser deux itinéraires
prompts à transmettre une irrésistible envie de départ à qui accepte
d’entrer en contact avec ces paysages urbains, maritimes, ferroviaires
ou forestiers qui les traversaient en permanence.
Tout y est. La ville qui glisse dans la brume, les fins de soirées
piquetées de lumières, les enseignes vives qui clignotent au-dessus des
motels, l’intérieur bleu nuit d’un bar fermé, les pierres noires et
rudes prises d’assaut par une mer en furie, les feux arrières des
voitures qui disparaissent au loin, les bateaux pris dans la tempête, le
v des oiseaux migrateurs zébrant un ciel blanc... Et les ruelles pavées
et luisantes des communes endormies du centre Bretagne, les arbres
tordus d’une forêt qui est peut-être celle du Huelgoat, là où un autre
voyageur, Victor Segalen, fut retrouvé mort. Sans oublier les ponts, les
palissades, les voies de chemin de fer, les immeubles de banlieue, le
cimetière dans la neige et l’inévitable berline abandonnée, coffre
ouvert et roues démontées, dans un garage de fortune.
Le livre (dont le titre est emprunté à un poème de Ginsberg) est
superbe. Il incite au voyage. Les lettres, reproduites en fac-similé,
sont traduites en fin d’ouvrage. Il donne envie de relire (encore et
encore) Kerouac qui tenait Gwernig
en grande estime. « Je crois que tu es le seul homme que je connaisse
aujourd’hui dont la conversation et la présence sont un cadeau », lui
écrivait-il le 19 juillet 1967. Il permet aussi de mettre enfin en
lumière cet homme discret et malicieux, auteur, entre autres titres, de
La Grande tribu
(Grasset, 1982), qui a mené sa vie sans jamais s’enorgueillir d’avoir
eu un ami si célèbre. Lors d’une visite chez lui, à Locmaria-Berrien, en
1998 (en compagnie d’Alain Jégou pour la préparation du livre collectif
Kerouac city blues), il nous parla avec retenue de leurs
rencontres régulières, de ces week-end agités, se souvenant entre deux
rires de quelques anecdotes, disant également que l’auteur de Sur la route
dormait peu et lui téléphonait souvent en cours de nuit, passant un
temps fou en ligne. Il nous montra pour finir les fameux numéros de la
revue Evergreen.
Les derniers mots reviennent à Stella, la veuve de Jack Kerouac,
écrits quelques jours après la mort de celui-ci, dans une lettre
adressée à l’ami qui avait, peu avant, quitté les États-Unis pour
revenir vivre en Bretagne (où il décédera en 2006) :
« Il buvait beaucoup, nous le savions tous. On le croyait quand il disait qu’il savait quand s’arrêter.
C’était un petit garçon qui refusait de grandir. Et pourtant il avait tellement de projets pour l’avenir. Jusqu’à la fin, il disait qu’il allait retourner à Lowell, visiter la Bretagne, découvrir l’Europe et se construire une maison dans les bois de Nouvelle-Angleterre.
Ce fut très soudain, pour lui comme pour nous. Les médecins ont tout fait pour le sauver et jusqu’au bout il s’est battu comme un tigre pour vivre. »
C’était un petit garçon qui refusait de grandir. Et pourtant il avait tellement de projets pour l’avenir. Jusqu’à la fin, il disait qu’il allait retourner à Lowell, visiter la Bretagne, découvrir l’Europe et se construire une maison dans les bois de Nouvelle-Angleterre.
Ce fut très soudain, pour lui comme pour nous. Les médecins ont tout fait pour le sauver et jusqu’au bout il s’est battu comme un tigre pour vivre. »
Sad paradise, la dernière route de Jack Kerouac,
photographies de René Tanguy, lettres de Jack Kerouac et de Youenn
Gwernig, traductions de Annaig Baillard-Gwernig, textes de présentation
de Jean-Luc Germain, éditions Locus Solus.
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