En prenant pour modèle l’album Darkness on the Edge of Town de
Bruce Springsteen, reprenant en partie son titre, et structurant son
livre de façon à ce que les dix nouvelles qui le composent répondent
aux dix titres conçus par le Boss en 1978, Julien d’Abrigeon parvient à construire avec Sombre aux abords
un ensemble fulgurant où la langue tonne, résonne, fait feu de tout
bois et s’embrase pour porter son incandescence au cœur de la nuit, sur
des routes de moyenne montagne qui se trouvent soudainement éclairées
comme en plein jour.
« Cent soixante-dix chevaux, assoiffés. Toute une cavalerie au repos,
sous ma fenêtre, sur le parking, sous le capot, à l’affût du premier
coup de clairon. La nuit va lâcher prise mais elle tient encore debout,
éblouie par la lumière polie de boules blanches emmoustiquées perchées
tous les huit mètres pour éclairer la chaussée, les trottoirs, leurs
poubelles et les chiens qui les grattent afin de mieux les éventrer. »
Il n’y a pas de tours de chauffe. Ça part au quart de tour et voilà
tout à coup le New Jersey qui s’invite dans le Massif central. Ça
vrombit. Les feux follets volent en rase-mottes au-dessus des
cimetières. Celui qui conduit pied au plancher, destination inconnue,
fuyant d’abord un quotidien qui sent trop l’échec et le culte des pères
empilant des vies usées pour rien, les salue et continue son périple sur
des départementales ardéchoises qui sentent parfois l’odeur âcre du
pneu brûlé.
Ce qui se dit, s’écrit au fil des nouvelles, avec personnages
interchangeables, sur fond sonore rude et envoûtant, c’est le désir
d’espérer un peu plus que ce rien promis à qui est né avec une cuiller
maculée de vert-de-gris dans la bouche. Il lui faut garder ses
distances. Ne pas prendre l’expression « tuer le père » au pied de la
lettre mais, à tout le moins, lui raboter le piédestal, ne pas l’imiter,
ne pas user inutilement ce corps qui n’est pas uniquement destiné au
travail. Ce qui se dit, se crie, c’est qu’il convient, quand il en est
encore temps, de savoir tourner la page, d’en ouvrir une autre, d’y
façonner son destin, de tailler la route, se tirer ailleurs, sortir du
rang, s’arracher, prendre la tangente, casser la routine et se casser
tout court.
« Alors, d’un bon coup d’Opinel, je m’ôterai ce qui me reste de souffrances, de nœuds non dénoués.
Et je trouverai dans les gravats cendrés une fille à qui changer de peau démange, prête à la laisser sécher là, comme moi, une fille prête à prendre, avec moi, la route, prête à prendre et la route et moi. »
Et je trouverai dans les gravats cendrés une fille à qui changer de peau démange, prête à la laisser sécher là, comme moi, une fille prête à prendre, avec moi, la route, prête à prendre et la route et moi. »
La voiture, omniprésente, s’offre ici de nombreuses embardées. On y
ceinture sa solitude, son mal-être et on démarre. Elle suit, et parfois
même détermine, le rythme de l’écriture. Elle s’emballe, klaxonne,
double, laisse de la gomme sur la chaussée. Elle incite à l’aventure.
Doit évidemment tourner comme une horloge. Ça, l’auteur le sait. Qui
connaît la mécanique. Et qui la veut à l’image de sa prose. Précise,
nerveuse, rageuse. Apte à répondre aux sinuosités de la route. Prête à
rugir, à rompre les amarres, à laisser les lucioles orangées d’Aubenas
loin derrière. Elle devient également fort utile quand il s’agit de
passer ses nerfs, après une rude journée de labeur, en se payant des
rodéos nocturnes sur l’A7, avec de grandes bouffées d’adrénaline en
récompense. Born to run, dirait Springsteen qui vient tout juste de donner ce titre, celui de son troisième album (1975), à son autobiographie.
Avec ou sans bande-son, Sombre aux abords emporte. La langue,
le texte, sa rythmique et son allant trouvent et gardent tout au long
du recueil (dans lequel les nouvelles forment bloc) une étonnante,
longue et effrénée respiration.
Julien d’Abrigeon : Sombre aux abords, Quidam éditeur.
Julien d’Abrigeon anime le site tapin²
Julien d’Abrigeon : Sombre aux abords, Quidam éditeur.
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