Il sait que beaucoup d’auteurs « ont fait ça », et parmi eux les plus
grands, Montaigne bien sûr mais également « les Des Forêts et les Tu
Fu ». Il les lit, apprécie leur compagnie et s’est mis, lui aussi, à
« noter le pas notable », ces riens qui semblent inutiles et qui,
s’accumulant, permettent de découvrir les paysages intimes et les
différentes étapes d’un parcours de vie sensible et intense.
« Cela ne mène à rien, c’est juste des menus moments de résistance, élémentaire & légitime plaisir d’exister. »
Ces moments deviennent chez Lambert Schlechter des fragments littéraires qu’il cisèle depuis 2006. Il les réunit dans Le murmure du monde,
vaste projet dont voici le septième volume. Il possède, comme les
précédents, sa propre architecture, en l’occurrence 108 textes construits
selon une contrainte bien précise :
« Tout ce que tu as à écrire, tu l’écriras en vingt-neuf lignes, mille signes, les thèmes ne sont pas choisis, les thèmes tombent, s’imposent. »
La plupart sont récurrents, que l’on repérait déjà auparavant. Ainsi
les références aux écrivains, philosophes et poètes (anciens ou
contemporains) qu’il lit avec assiduité. Ainsi les bouffées érotiques
qui s’emparent de lui dès qu’il se remémore ou imagine une séquence de
volupté partagée. Ainsi la mélancolie qui le désarçonne fréquemment. Ou
le moment de grâce passager – infime et salvateur – qui lui redonne de
l’énergie. Sa mémoire est constamment à l’écoute. Il n’a pas besoin de
la solliciter. Elle reste en éveil et surgit sans crier gare, vient
s’immiscer dans le présent ordinaire, réactive un fait précis, une date,
une photo, une lecture, un voyage. Il arrive qu’elle se heurte à des
épisodes plus douloureux. Ou qu’elle ravive certains ravages intérieurs.
Il les note posément, cherche le difficile point d’équilibre entre
sagesse et souffrance et finit par s’en remettre aux mots, les frottant,
dès qu’il en a la possibilité, à sa sensualité en alerte.
Lambert Schlechter observe, questionne, réfléchit, lit beaucoup, se
laisse surprendre par la lumière, note ce qu’il voit et ce qu’il
ressent. Il varie les thèmes et les développe en suivant simplement le
cours de sa vie et de ses pensées, procurant par là même au livre qui
se construit sous nos yeux une incomparable densité.
Au fil de ce volume, il évoque à plusieurs reprises un événement qui
l’a profondément marqué. Le 18 avril 2015, sa maison-bibliothèque de
Eschweiller, au Luxembourg, a brûlé. Des milliers de livres, ainsi que
ses carnets et ses manuscrits, sont partis en fumée. « Je ne pourrais
jamais me remettre de ça », dit-il en songeant aux livres perdus,
revoyant les titres, le nom des auteurs, les étiquettes, les planches
sur lesquelles ils se trouvaient en même temps que le feu qui embrasait
tout ce qu’il effleurait.
« Dans mes quotidiens cauchemars, je déambule à travers ma bibliothèque et examine un à un les livres qui n’existent plus. »
Lambert Schlechter : Une mite sous la semelle du Titien, éditions Tinbad.
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