mardi 25 septembre 2018

Le coeur de l'Europe / Terminus Schengen

Les deux livres qu’Emmanuel Ruben vient de publier presque simultanément sont indissociables. L’un et l’autre ont pour point de départ Novi Sad, une ville située dans le nord de la Serbie. Il y a longuement séjourné et s’est déplacé dans les pays proches, autant en géographe qu’en bon connaisseur de l’histoire (souvent tragique) de ces lieux, emportant avec lui quelques livres essentiels, à commencer par Le Pont sur la Dina, d’Ivo Andrić. Il a suivi les rives du Danube et ses ponts détruits pendant la guerre. Il a fait étape à Sarajevo, à Visegrád, à Goražde et ailleurs. Il a pris le pouls de ces territoires aux frontières mouvantes où cohabitèrent, il n’y a pas si longtemps, religions et langues différentes. Il a vu les gens vivre, les a rencontrés et écoutés.

Le Cœur de l’Europe est un journal de bord tenu au fil de ses périples en ex-Yougoslavie durant l’année 2015 tandis que Terminus Schengen est un long poème, en plusieurs parties, un texte-cri qui suit l’avancée et le raclement du train sur le ballast tout en donnant à entendre la voix des réfugiés qui marchent sous couvert, à l’écart, invisibles mais néanmoins présents derrière les talus, les herbes et les arbres qui défilent. Ceux qui se cachent ainsi ont, pour la plupart, fuient la guerre en Syrie et traversé de nombreux pays avant de venir se heurter au mur de barbelés qui se dresse à la frontière hongroise.

« Regardez cette utopie rayée dont vous avez fait une prison.
Regardez ces frontières fantômes qui se réveillent sous nos pieds.
Vous avez cru les démanteler mais les barreaux de vos États-cages
ont laissé leurs ombres en filigrane sur les cartes
et vous êtes restés captifs de ces ombres qui ont fait de la terre
cette triste utopie quadrillée par vos conquêtes. »

Ainsi s’exprime le chœur des réfugiés et il est bon de l’écouter, de percevoir ce qu’ils disent de cette vieille Europe qu’ils pensaient accueillante et qu’ils découvrent cadenassée, peureuse, repliée sur elle-même et dirigée, gangrenée par des forces nationalistes qui pourraient devenir tout aussi redoutables que celles qu’ils ont laissé derrière eux. Le Cœur de l’Europe, que Nicolas Bouvier (cité en exergue) situait dans les Balkans est devenu dur et froid, pour ne pas dire glacial, refoulant ceux qui tentent d’y entrer.

« Je vois soudain, agglutinés à la vitre d’un autre train, une foule de visages hagards, des multitudes de bras qui surgissent dans la nuit, des enfants agrippés au sein de leur mère, j’entends des cris, des râles, des soupirs. (…) Ces gens parqués dans des compartiments comme des bêtes, je sais bien d’où ils viennent, je sais qui les refoule, je sais quel enchaînement de faits entraîne cette panique – ces gens qui ont fui Daesh veulent gagner la zone Schengen au plus vite, avant que la Hongrie de Viktor Orban ne leur claque la porte au nez. »

D’un texte à l’autre, du journal de bord au poème puissant, Emmanuel Ruben se montre incisif et précis. Il s’arrête, regarde, note, argumente, s’ouvre aux autres. La réalité qu’il découvre a peu à voir avec l’Europe dont il rêve mais certaines rencontres le confortent dans son désir d’exister plus librement et autrement sur ce continent qui, à force de se fermer comme une huître, risque bien d’imploser. Il décrit les blessures de la terre et des villes (notamment celles dues à l’histoire récente) et plus encore celles des hommes qui se cramponnent à des bouts de terre fractionnés par de multiples poste-frontières.

« Dans le petit atlas en miettes étalé sur ta couchette
tu parcours du doigt l’Europe de l’Atlantique au Bosphore
l’Europe est si petite, si étroite, si étriquée, que tu te dis parfois qu’il faudrait l’étirer – on croirait une vieille chemise qui a rétréci au lavage ; à défaut de pouvoir s’élargir vraiment, elle n’a cessé d’étouffer le reste du monde
et d’emprisonner les peuples dans la camisole des empires ou des nations. »

Emmanuel Ruben : Le Cœur de l’Europe, éditions La Contre Allée et Terminus Schengen, éditions Le Réalgar.

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