Si Nikos Kavvadias est connu pour être l’auteur d’un unique roman, et
qui plus est un chef-d’œuvre, puisqu’il s’agit de l’exceptionnel Le Quart,
l’odyssée d’un cargo grec et de son équipage en mer de Chine, son œuvre
ne se résume pourtant pas à ce seul ouvrage, publié en 1954. Elle a
commencé bien avant, par des poèmes (son premier recueil, Marabout,
date de 1933) mais aussi par plusieurs textes en prose initialement
publiés en revues. Ce sont eux qui sont réunis dans ce volume. Presque
tous ont été écrits en 1932.
Kavvadias a alors vingt-deux ans et il y a déjà quatre ans qu’il
navigue. La ligne Alexandrie - Port Saïd – Marseille, sur laquelle il a
débuté, avant d’embarquer sur d’autres bateaux, n’a aucun secret pour
lui. Il la connaît bien et la décrit aisément. Mais ce qui l’intéresse,
outre l’océan, ses humeurs changeantes et les multiples aléas de la vie
sur un rafiot loin des côtes, ce sont les histoires que les marins se
racontent à bord. La plupart tournent autour de l’agitation nocturne
dans les ports où ils accostent et des femmes qu’on y rencontre à la
sauvette, au hasard des bars et des tripots. Rien de ce qui se dit ou
se murmure durant les traversées ne lui échappe. Le huis-clos est
propice aux confidences.
« On ne parle jamais très fort sur les cargos. Les postes de proue
sont toujours sombres, saturés d’odeurs lourdes, ils ressemblent à de
grandes cellules de prison. »
La meilleure façon de s’en extraire reste le journal. Que le timonier
rédige tout en tenant la barre. L’homme semble revenu de tout. Il ne
ressemble pas aux autres. Il y a des mois qu’il n’a pas quitté le
bateau. Belle lurette qu’il n’a pas couché avec une femme. Il explique
comment et pourquoi il en est arrivé là. De temps en temps, il pense à
sa mère, à sa sœur. Se souvient de la vie au village. Avant de revenir à
la réalité. Qu’il affronte avec ses compagnons de travail. Qu’il
portraiture volontiers. « J’ai connu un nombre incroyable de gens
bizarres », dit-il.
En fait, tous les textes rassemblés ici (cela va du journal au récit
en passant par les lettres et les chroniques) annoncent déjà Le Quart.
Tous les thèmes chers à Kavvadias sont là. On y croise la solitude des
marins, les diverses raisons qui les ont poussés à larguer les amarres,
les virées alcoolisées dans les ports, les sentiments ambigus qu’ils
nourrissent envers les femmes, leurs redoutables silences entrecoupés
de tirades effrénées. Il ne lui faut jamais longtemps pour poser un
décor et y faire bouger quelques personnages en les mettant en scène
dans des aventures plus ou moins cocasses. Ainsi L’incroyable apparition du chef d’équipage Nakahanamoko, fantôme surgi de nulle part, découvert accroché en haut du mât d’artimon après que Le Perroquet vert, un clipper parti de Liverpool, eut essuyé un cyclone dans l’océan indien.
« C’était un Malais de petite taille, son visage ocre jaune rappelait celui d’un mort.
Nous nous regardions les uns et les autres, bouche bée, complètement abasourdis, nous n’en croyions pas nos yeux. »
Nous nous regardions les uns et les autres, bouche bée, complètement abasourdis, nous n’en croyions pas nos yeux. »
Cette nouvelle inachevée (et néanmoins haletante) nous emporte dans
un monde maritime peuplé d’histoires et de récits sans doute hors normes
mais toujours terriblement humains. Kavvadias n’a jamais cessé de les
capter, de les transcrire et de les porter grâce à son sens aigu de la
narration. Ce volume – qui ne déroge pas à la règle – est une belle
invitation à découvrir, une fois encore, ce monde qui tangue loin de la
terre ferme, en compagnie d’un expert en la matière. L’écrivain navigua
jusqu’à sa mort, en février 1975. On raconte que le jour de ses
obsèques, dans le plus vieux cimetière d’Athènes, les dockers du port du
Pirée lui rendirent hommage en versant de l’eau de mer sur son
cercueil.
Nikos Kavvadias : Journal d’un timonier et autres récits, traduit du grec par Françoise Bienfait, postface de Gilles Ortlieb, Éditions Signes et Balises.
Bel article, mais il faut dire aussi que ce livre te va comme un gant ! Amitié
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