Entre l’extrême sobriété de la couverture et l’énigmatique quatrième
se cache un ensemble foisonnant. Un livre dense avec de nombreuses
portes d’entrée comme a l’habitude d’en concevoir Dominique Meens.
Flâneries, pensées, dialogues, lettres, poèmes et traductions cohabitent
et circulent librement, se passant fréquemment le relais. Quant à
l’auteur, il se dédouble aisément.
« L’auteur ne sait s’il est lui-même ou Ni, Brahms, Soi-disant,
Tadeusz, autrefois Clémence, autre encore si possible. Car il ne sait ce
qu’est être lui-même. »
Ni et les siens se retrouvent « au coin bon ». C’est leur quartier
général. C’est là que s’écrit, fébrilement, en partant de fragments liés
aux promenades, lectures, réflexions, un « roman ha-ha » où les
oiseaux ont la part belle. Nombreux sont ceux qui traversent ces pages.
Rien d’étonnant quand on connaît la passion que leur voue l’auteur d’Ornithologie du promeneur (en trois volumes chez Allia), de L’Aigle abolie (POL), de L’hirondelle (Comp’Act) ou encore de Mes langues ocelles
(POL). Que ce soit à Paris ou sur l’île d’Oléron, les rencontres sont
toujours au rendez-vous. Il suffit d’avoir l’œil affûté tout en étant
attentif et patient pour les vivre pleinement.
« Le geai passé ce matin sur le toit-terrasse voisin de mon balcon,
accompagné d’un autre que j’ai vu trois bonnes minutes plus tard et plus
loin, a passé dans l’autre sens, je veux dire qu’alors je le voyais
venir du sud, de l’intérieur parisien, quand aujourd’hui du nord de la
porte Montmartre. Voilà longtemps que ces manèges d’oiseaux intriguent.
On trouve par exemple au manuscrit 24 796 de Hugo, ceci, daté de 1866 :
"la fauvette revient le premier avril, le rossignol des murailles le 10
avril, le rouge-queue le 22 avril, le rossignol chanteur le 25 avril, le
martinet le 5 mai (il part le 2 août), le coucou le 27 mai.
L’hirondelle des rivages le 5 avril, l’hirondelle de fenêtre le 6,
l’hirondelle de cheminée le 7". »
Aidé par ses doubles fictifs, qui l’accompagnent au gré des lettres
et des dialogues, Dominique Meens suit sa route en faisant en sorte
qu’elle ne flirte jamais avec la ligne droite. Il apprécie les zigzags,
les chemins de traverse, les retours en arrière, les sentiers
buissonniers propices à l’allongement du trajet. On risque de rater
l’essentiel si l’on néglige les bas-côtés. Il observe, note, décrit.
Ici, l’arrivée féerique d’une dizaine de roitelets mâles illuminant une
forêt sombre, là, un cygne descendant vers le pont de la Concorde,
là-bas, un cormoran s’envolant au niveau du pont Royal, ailleurs, le
chant d’une grive résonant dans les toilettes d’un aéroport européen.
« Deux cigognes remontent au fort vent du nord. Elles volent assez
bas, viennent de franchir l’autoroute. Nous sommes très proches de
Paris, un vingt-six février. Où vont-elles, pour partir si tôt ? Quel
temps fait-il où elles étaient pour leur hivernage, pour qu’elles soient
parties si tôt. »
Il consulte régulièrement les livres de ses lointains prédécesseurs. N’a de cesse d’affiner ses connaissances. En traduisant Un glossaire d'oiseaux grecs de D’arcy Wentworth Thompson pour les éditions Corti, il s’est
notamment familiarisé avec l’œuvre d’Élien (né vers 170, décédé vers 240
après J.C.,) qui fut grand lecteur de Pline l’ancien et d’Aristote. Il
traduit ici de nombreux paragraphes de l’auteur romain qui écrivait en
grec et qui s’intéressait (entre autres) aux oiseaux. Ses descriptions
sont incomparables. Élien était un observateur avisé qui se documentait.
Curieux, flânant, regardant, restant à l’écoute des légendes, il
cousait ses phrases avec subtilité. L’ibis égyptien, l’aigle doré, la
perdrix de Syrie ou la huppe indienne n’avaient aucun secret pour lui.
« Jamais un faucon ne mangera un cœur, geste propitiatoire peut-être,
ou mystérique. Le cadavre d’un homme, qu’un faucon l’aperçoive, privé
de sépulture, il le couvrira de terre (…) et ne touchera pas le corps.
Il attend, à jeun, avant de boire, si l’homme fait s’emplir le drain
d’eau, car il croit qu’à celui-là qui travaille dur, il ferait du tort
en détournant pour lui l’eau qui satisferait son besoin ; si plusieurs
sont à irriguer, il voit que l’eau coule en abondance, comme une coupe
levée à l’amitié à laquelle il aurait part, et boit volontiers. »
Il y a bien d’autres pépites et surprises à découvrir dans Ni. D’autres traductions (telle A une alouette de Shelley), des lettres, des poèmes, six planches de Michael McGriff ainsi qu’une fable radiophonique, La Mouche et le Musicien,
(où l’on suit au fil des infos les pérégrinations d’un pilleur de
plumes qui sévit pour fournir des appâts de choix aux férus de la pêche
à la mouche).
Deux cents pages durant, le guide, le ciseleur de phrases, le
virevoltant regardeur d’oiseaux, « l’auteur, dit parfois le promeneur,
se r’trouve et fait l’Grec, à peine couvert d’un tissus de laine rêche,
ballant par les chemins sa lanterne en plein jour, cherchant l’homme
qu’il est. »
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