samedi 14 septembre 2024

Pêche à pied

Pas besoin de s’encombrer de l’habituel matériel du parfait pêcheur à pied pour accompagner Dominique Meens en bordure de mer, là où il vit, lit et écrit, sur l’île d’Oléron. Ce qu’il faut, pour profiter pleinement d’une sortie à ses côtés, c’est une extrême attention à tout ce qui bouge et s’agite sur terre, sur mer, dans les airs ou dans les herbes. Bref, être aux aguets, avoir les yeux bien ouverts et l’ouïe fine, savoir lire le paysage, les dunes griffées par le vent, les frises dessinées sur l’eau, ce que disent les reflets, les ombres, les scintillements. Dès lors, la pêche ne peut qu’être bonne. Et la lecture également.

« Aujourd’hui premier novembre à sept heures, soit à six heures solaires, sous le dernier croissant d’une lune à venir nouvelle, je sursigné, auteur, certifie avoir entendu puis écouté sifflé un merle. L’île était à cette heure particulièrement silencieuse. »

Précis, l’auteur, tout en tâtonnant, l’est souvent. Surtout quand il parle des oiseaux, sédentaires ou migrateurs. Il lui faut les nommer, suivre leurs vols, capter leurs chants, décrire leurs prises de bec, s’enquérir de leurs déplacements et de leur façon de pêcher ou de chasser.

« A trois heures et demi, heure solaire, la nuit est profonde, mais dès quatre heures le merle du rempart voisin est audible. À cinq heures et demie, toujours solaires, les martinets descendent de leurs hauteurs, de dessous les cirro-cumulus en écailles de tortue. Un coucou passe ma part de ciel avec sa gueule d’épervier, venu du sud et filant vers les marais. Il chante deux fois, soit quatre "coucou". »

Si les oiseaux occupent une place importante au quotidien pour celui qui a écrit (entre autres) Ornithologie du promeneur (3 tomes aux éditions Allia) et Mes langues ocelles (P.O.L.), ils ne sont pas seuls, loin s’en faut. Pêche à pied est un livre aux multiples entrées. Y cohabitent, en un savant désordre, dans un parti-pris assumé du discontinu, des notes de lectures, des observations du paysage, des réponses à des entretiens littéraires, des carnets de séjour en Hongrie, un compte-rendu de « tourisme fumiste » au Maghreb, des références à divers philosophes, poètes et psychanalystes, des citations, une évocation de l’écrivain, cinéaste, poète et plasticien Gil J Volman (1929-1995), l’un des quatre fondateurs de
l’Internationale Lettriste ("Volman m’a indiqué un style de vie possible"), des remarques pertinentes sur La descente de l’Escaut de Franck Venaille, des souvenirs de discussions avec Claude Ollier, des réflexions sur la langue, la poésie, l’écriture.

« Quand j’écris, je suis un autre, ou je suis autre que celui qui verrait venir à lui l’angoisse. Je me déguise. D’où l’importance des idéaux qui soutiennent l’entreprise, ceux choisis dans la bibliothèque, qui participent à la construction d’un Moi-idéal chargé de se retrouver parmi eux, dans cette même bibliothèque. »

Bibliothèque pleine de pépites anciennes ou contemporaines où il ne manque jamais de détecter, en tel ou tel ouvrage, un début de réponse aux interrogations qui tournent dans sa tête et qui s’éclaircissent lors de ses marches sur l’île.

Dominique Meens choisit des compagnons de route (hommes, femmes, oiseaux) capables de l’aider, par leur présence et leurs réflexions, à nourrir ses blocs de prose et ses poèmes. Il lui arrive d’en traduire quelques-uns. C’est ce qu’il fait ici en s’emparant du Zoo du poète russe Velimir Khlebnikov (1885-1922).

Dominique Meens : Pêche à pied, augmenté de Zoo de Velimir Khlebnikov, graphies orales de Jim Skull, éditions Pontcerq.

Le numéro 254 (juin 2024) du Matricule des anges consacre un copieux dossier à Dominique Meens.

vendredi 6 septembre 2024

Le Testament de Barcelone

Roman adossé au réel et à l’Histoire, Le Testament de Barcelone est d’abord un bel hommage à une femme ici nommée Dora Mugró.
Le narrateur (qui va, tout au long du livre, lui donner la parole) nous invite à la suivre, de l’enfance (orpheline élevée par une tante libertaire) sous le joug du franquisme jusqu’à l’âge adulte (et bien après) dans une Catalogne meurtrie, en pleine effervescence artistique et en quête d’autonomie. Il retrace son parcours en traduisant les quatre cahiers du journal intime qu’il a récupéré après la mort de Dora, en 1975, l’année même où survint celle du dictateur Franco. « Seul maître à bord de son esquif », il lui faut réinventer un langage, déchiffrer le texte original, rendre compte des hésitations, des mots barrés et remplacés, garder certaines expressions catalanes très expressives.

« Je m’appelle Dora et j’ai cinquante ans. Tout rond. Toute ronde. N’est-il pas temps de me poser les questions nécessaires ? Ce nom, je l’habite et le nourrit de ma sève. »

Elle noircit ses cahiers en attendant la venue de son amant, Josemar Josemar, un industriel fou de vitesse et d’automobile avec qui elle entretient des relations clandestines depuis vingt-six ans. Il est en route, plein gaz comme il en a l’habitude, mais n’arrivera jamais à destination.

Au fil des heures et des pages, Dora, seule avec son chat, raconte sa vie, ses premières années, son éducation particulière, la présence chaleureuse de sa tante Rosa, la guerre civile, son initiation à l’art des modernistes, son expérience de modèle posant nue pour un peintre, sa soif de culture, sa découverte de l’érotisme puis de l’amour, son besoin de peindre, de s’adonner à l’aquarelle, son penchant pour le vin doux. Elle écrit (et boit) en guettant le vrombissement du nouveau bolide que Josemar Josemar vient d’acquérir.

« Je me raccroche à ma table comme à une planche de salut. Peut-être un peu d’hypoglycémie. Un verre de Malvasia de Sitges et voilà l’affaire. Encore une coupe, et plein de tours dans ma tête. »

Par son écriture ample, joueuse, généreuse, Albert Bensoussan nous amène à serpenter dans l’itinéraire sinueux de cette femme en quête de calme et de plénitude. Son roman est un hymne à la vie et à la création (beaucoup d’artistes y circulent), un hommage appuyé à Dora (qui a bel et bien existé, sous un autre nom) et à toutes les femmes Catalanes qui l’ont accueilli quand il a épousé, il y a plusieurs décennies déjà, l’une d’entre elles. Il sait – et le dit avec ce ton enjoué qui le caractérise – ce qu’il leur doit, lui l’inlassable traducteur de l’œuvre de Vargas Llosa mais aussi de certains romans de Juan José Saer, Cabrera Infante, Manuel Puig, José Lezama Lima, Juan Carlos Onetti et de bien d’autres encore, dont le théâtre de Lorca à qui il a, par ailleurs, consacré une biographie (éditions Folio Gallimard).

Albert Bensoussan : Le Testament de Barcelone, La Part commune.