Claire n’en peut plus. De son milieu professionnel, de sa vie à l’étroit – soumise, sous cloche – dans cet immeuble de verre où tous, toutes doivent chaque jour mettre leur vie intérieure entre parenthèses. Il lui faut de l’air, de l’espace, une liberté à conquérir coûte que coûte. Il y a longtemps qu’elle perçoit ce décalage, d’abord infime puis de plus en plus déstabilisant, entre elle et les autres et voilà que l’occasion lui est offerte, presque par hasard, de se détacher de ce monde clos qui l’empêche de respirer amplement.
« Au départ, entrer dans cette institution, c’était pourtant tout ce dont je rêvais. Je n’imaginais pas qu’on puisse faire autre chose de sa vie. Chaque jour, j’y frôlais le prestige et le pouvoir. »
Elle ne s’en va pas en claquant la porte, ne laisse pas éclater son mal-être au grand jour mais s’esquive en silence, sans témoin, en grimpant à l’échelle qui ne sert qu’aux pompiers et en poussant le battant de la trappe qui lui permet de se hisser sur le toit de l’immeuble.
« Ma présence suspendue ne changera pas l’organisation du pays, ne
fera rien revenir en arrière, et ne sculptera l’univers en aucune façon.
Mais je ne m’excuserai pas d’être montée ici.
Le dégagement me repose. »
Elle passe la nuit là-haut, avec le vent, la tempête, les bourrasques folles, recroquevillée sous une bâche près de la cheminée, n’attendant rien, vivant le moment présent comme jamais elle ne l’avait fait auparavant et dormant jusqu’aux premières lueurs de l’aube.
« Au bout de quelques minutes, je me relève et déplie le pantin
humide, la grande bête idiote à peine sortie de sa sidération. Je ne
sais pas combien de temps je suis restée enroulée dans cette bâche.
Je tremble, mais je remarque que je n’ai plus aucun poids sur le thorax. »
Ainsi s’échappe Claire, que ses collègues ne reverront plus. Celle qui semble s’être volatilisée vient en réalité de renouer avec elle-même en coupant des liens invisibles et en s’inventant une vie autre, plus simple, non formatée, précaire peut-être mais autonome.
Cette rupture radicale est décrite avec efficacité par Mariette Navarro. Son écriture souple et contenue porte en elle profondeur et légèreté. Elle saisit en peu de mots les gestes, les regards, les failles. Son roman, où s’opposent à distance l’émancipation de Claire et la résignation de ses collègues, s’ancre dans une réalité sociale bien plus âpre qu’il n’y parait. Insidieuse et dévorante, elle irrigue, sans bruit, l’ensemble d’un texte porté par la langue posée et néanmoins incisive d’une autrice qui réaffirme, trois ans après Ultramarins, son premier roman, sa proximité avec celles et ceux qui osent, ne s’en laissent pas compter et assument de sortir du rang et de vivre hors les murs pour y gagner leur part de liberté.
« Ce n’est pas une histoire triste.
Ce n’est pas le silence des fantômes.
Et c’est tout le contraire de mourir : c’est la vie possédée de nouveau. D’un glissement. »
Mariette Navarro : Palais de verre, Quidam éditeur.