Le poète Michel Merlen est décédé le vendredi 30 juin 2017. Voici, en hommage à cet auteur discret qui n'aimait pas capter la lumière, un portrait, publié dans une première version, il y a quelques années.
" il était décidé à ne rien faire
mais il n'eut pas la force nécessaire
il fallut qu'il se commette avec les mots "
Michel Merlen, Abattoir du silence
C'est
un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, sous un ciel bas,
dans la grisaille du quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle
L'écume. Il paraît que la poésie y rôde par effraction.
Qu'on lui réserve un jour par semaine. Que les ténors du genre
boudent l'endroit. Que seuls les outsiders et les porteurs d'ombre
munis de feuilles volantes pliées en quatre dans les poches
intérieures de leurs vestes élimées viennent y frotter leur
solitude. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre,
j'arpente des rues sombres et sinueuses situées derrière la gare
Montparnasse. Le vent colle les résidus d'une bruine tenace au ras
du bitume. L'endroit, vu du dehors, avec sa porte noire et ses
fenêtres aux vitres teintées, ne paie pas de mine. À l'intérieur,
tout est différent. On y retrouve le long brouhaha des buveurs en
action. Leurs mots fusent dans la pénombre tamisée. Merlen,
chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui.
J'apprécie l'homme et le poète. Celui qui dit la ville, l'envers
du décor, les corps en émois, les mains qui se nouent en terrasse
des bars, les auvents qui claquent les jours de tempête, les
disputes qui éclatent pour un mot trop blessant ou un regard de
pierre. Trois vers lui suffisent pour passer de la sensualité au
mal-être. Sa façon de saisir des fragments de scènes quotidiennes
en un clin d’œil et d'y projeter son anxiété, sa soif de
tranquillité et les failles d'un passé douloureux où certaines
morsures secrètes ne transparaissent qu'à contre cœur, est
spontanée et efficace. D'emblée, je lui parle d'un projet, à
propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il
m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il s'exprime
en douceur, donne sa chance au vertige, m'offre au passage Fracture
du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans
« l'étonnement d'une rencontre vraie », se lève,
s'entretient avec d'autres, ne s'épanche pas beaucoup et s'esquive,
aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979. Il m'annonce qu'il va
m'aider, me guider, me donner un coup de main. Il ira voir Rancillac,
Schlosser, Ipoustéguy, Giai-Minet, Abel Ogier et les autres. Il les
suivra jusqu'au creux de leur terrier. Calé dans les angles morts,
se fera oublié et détaillera leur travail à l'atelier. Il s'y
rendra avec carnet et appareil-photo. Et me confiera ce qu'il aura
glané (des liasses de documents) le moment venu.
« il
est tard
les
ailes des oiseaux
barrent
le ciel fragmenté
que
ronge la mousse bleue
des
jours à l'envers. »
Quand
il s'éclipse ainsi, personne ne sait où il va. Ni quand il
reviendra. Le sablier bleu du hasard qui colore ses dérives peut
prendre des allures de gyrophare. C'est un homme secret qui part sans
se retourner. Tout vêtu de noir, je l'ai vu se faufiler et se
fondre dans l'obscurité. Cette nuit-là, il a dû errer longuement
dans les rues. Puis il est resté silencieux pendant des mois, le
temps que je m'habitue, comme les autres, à ses manières d'être et
de disparaître. Dans l'enveloppe qui signifiait son retour aux
affaires, et au dos de laquelle figurait une nouvelle adresse, qui ne
serait d'ailleurs que passagère, se trouvait tout ce qu'il m'avait
promis.
Au
fil du temps, d'autres éclipses partielles ont eu lieu. Qui se
répercutèrent jusque dans ses publications. Le poète de l'éros
sombre qui marchait en laissant son ombre flotter avec légèreté au
ras des réverbères et dont les textes coupants, gorgés de
mélancolie et de désir firent tilt dans les années 70 et 80,
figurant dans de nombreuses anthologies, est ainsi devenu de plus en
plus rare. On a beau reprendre ses livres pour tenter de dénouer
l'énigme, de comprendre ces départs précipités, ces absences
prolongées et ces plombs qui sautent à l'improviste, le jetant hors
du monde, on ne déniche que des réponses de bric et de broc. Les
critiques disent qu'il écrit dans l'urgence et que c'est également
ainsi qu'il vit. Poète étrange, insolite, inquiet, fragile,
désespéré parfois mais plus enclin, cependant, à ouvrir ses
rêves plutôt que ses veines.
« Je
sors des hôpitaux
pour
me soigner
au
vent cinglant des villes. »
Il
ne se confie pas. Ou à peine. Dit qu'il fut tour à tour employé de
banque, aide-géomètre, surveillant, correcteur d'imprimerie. Dévie
en alignant quelques faits anodins. Déclare qu'il est né à Hyères
où il retourne parfois revoir sa vieille mère, que sa fille se
prénomme Julie et son chat Ulysse. Évoque ici la prison des
Baumettes, là une entrée aux urgences après une traversée de
Paris allongé à l'arrière d'une ambulance sous assistance
respiratoire. Rappelle qu'un après-midi du siècle dernier,
s'ennuyant ferme, il est allé rendre visite à Baudelaire. Il ne
l'a pas trouvé au mieux. Le dandy, seul et malade, déclinait et maugréait en
buvant une fée verte à petites goulées.
Plus
tard, on apprend, presque par hasard, qu'il y a eu, en prélude
infernal, avant même que les premiers poèmes ne viennent griffer
ses insomnies, la guerre d'Algérie. Celle-ci vint, en guise de feu d'artifice,
arroser de billes d'acier ses vingt ans. Trois années de djebel et en
prime un nœud trop serré et suintant sous la pomme d'Adam pour
pouvoir simplement en parler. Un bloc de « mots dans la gorge
de celui qui ne parvient pas à trancher entre la parole et les
cris ». Avec en creux, déjà solidement ancrée, la nécessité
de ne jamais suivre la meute, de se planquer dans l'ombre des portes
cochères, d'effacer ses traces, de devenir invisible, de brouiller
les pistes, de se perdre dans la stratosphère poétique et d'aller
la nuit écouter aux murs des Abattoirs du silence (ces
foutus hôpitaux) pour en interpréter les cris perçants.
« La
gorge nue sous le métal
j'aboie
muet
surgit
alors
l'homme
en blouse blanche
qui
prend ma main
mais
ne dit pas bonjour.
Cette
propension à disparaître, il n'aura cessé de l'expérimenter et
est si bien parvenu à la mettre en œuvre qu'il a fini par s'effacer
presque totalement. Aujourd'hui, son nom n'apparaît que pour parler
d'une époque que l'on dit révolue. Il sourit en songeant que c'est
ainsi que chaque nouvelle génération enterre la précédente. Cela
dure depuis la nuit des temps. À la limite, il s'en fout. N'a pas
triché. N'a jamais élaboré de plan de carrière. Ses poèmes sont
dispersés dans des livres parfois introuvables. Lui, il habitait, il
y a peu encore, dans une grande bâtisse. Sa fenêtre s'ouvrait sur
un parc classé. Il écoutait le bruissement du vent qui roulait dans
les feuillages. Se souvenait de ses escales à Barcelone, à
Madrid, à New York ou à Tunis. Et des fragments ciselés, habités
par l'instant, gravés sur le motif, à même la rue, avec
personnages en appui, qu'il avait écrits d'un seul jet, sans
illusion, sans rature, simplement parce qu'il en avait besoin pour
vivre, en s'imprégnant de ces villes qui lui parlaient avec tant de
légèreté. Il lisait et écrivait toujours. Semblait en harmonie avec
lui-même. Après avoir traversé plusieurs vies. En solo ou en
compagnie. Jusqu'à ce que la mort ne vienne le surprendre, le vendredi 30 juin 2017.
Bibliographie
de Michel Merlen :
Les
Fenêtres bleues (Jeune Poésie, 1969)
Fracture
du soleil (La Grisière, 1970)
Les
Rues de la Mer (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1972)
La
Peau des Étoiles (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1974)
Quittance
du vivre (éd. Possibles, 1979)
Le
Jeune homme gris (Le Dé bleu, 1980)
Abattoir
du silence (éd. Saint-Germain-des-Prés, 1982)
Poèmes
Arrachés (Le Pavé, 1982)
Le
Désir, dans la poche revolver (Le Pavé, 1985)
Made
in Tunisia (Polder, 1983)
Généalogie
du hasard (Le Dé bleu, 1986)
Terrorismes
(Polder, 1988)
Borderline
(Standard, 1991)
La
Mort, c’est nous, avec Catherine Mafaraud-Leray, (éditions
Gros Texte, 2012).