mardi 24 septembre 2013

Else avec elle

Dès le premier poème de cet ensemble, construit en forme de triptyque, Lou Raoul s’adresse à celle qu’elle nomme Else en lui donnant, en offrande, son intégrité, son regard, son présent, sa mémoire, son calme apparent, ses souffrances intérieures et ce quotidien qui est sien et qu’elle ne peut concevoir sans nouer d’infimes mais solides liens avec le monde (humain, animal et végétal) qui l’entoure.

« un jour tu es
et tu me dis que c’est ton nom
alors comme j’ouvre toutes les fenêtres à l’air nouveau
et au bel air
je touche tes yeux qui ne s’émiettent et je te donne, Else, ma vie »

Passé ce poème inaugural, le « je » n’aura plus lieu d’être (il ne réapparaîtra que dans le dernier volet) et c’est à travers Else que l’auteur va avancer en gardant toujours une salutaire bienveillance vis à vis de celle en qui elle met évidemment beaucoup (si ce n’est tout) d’elle-même. Elle lui parle, l’accompagne dans des voyages où, tout exotisme étant exclu, il faut saisir la rugosité du territoire découvert et les pratiques ancestrales de ceux qui y vivent.

« ils chassent écureuils, zibelines pour la chair et la peau
les peaux lustrées qu’ils troquent contre thé, café, tabac, vêtements, tissu
les peaux qu’au village d’autres assemblent pour confectionner des chapeaux très chauds »

Ces incursions dans le grand nord ou ailleurs, au pays des rennes et « des toiles tendues sur les armatures de bois » en suscitent d’autres, plus proches, et presque toutes ancrées en Bretagne, où la frontière entre les vivants et les morts devient souvent presque invisible. Ainsi cet homme qui sort du bois, à l’heure où ses congénères, par milliers, dans des villes « se coiffent, se rasent ou se maquillent, se vêtent, se chaussent », cet homme qui boîte et qui s’en va, chaque jour, se placer au cimetière près des siens. Ainsi Else, elle-même, qui, au centre du livre, se porte au chevet de Yuna qui va mourir et restera, pour toujours, « la femme morte quand elle est vivante ».

« Un jour, Yuna montre à Else son nouveau sein droit, reconstitué. Il a un peu de cicatrices et pas de mamelon. Son dos porte aussi une longue cicatrice. Le mamelon est prévu pour plus tard. Comme tout va vite ou faire comme si Yuna n’est pas malade. Else est étonnée. »

Treize tableaux en prose, où la vie va, continue et contourne l’inévitable en s’y appuyant pourtant, attestent, au centre du livre, du lien très fort qui unit ces deux femmes que la mort ne réussira pas à séparer. Passé et présent ne sont ici que l’endroit et l’envers d’une même pièce que l’on ne peut couper en deux.

La façon d’écrire de Lou Raoul, tour à tour allusive, elliptique, précise et tranchante, lui permet de traverser, outre les frontières, ce miroir si prompt à lui renvoyer un double qui ne demande qu’à vivre pleinement. Cette écriture est portée par une langue qui sait ce qu’elle doit à l’oralité. Certains poèmes, qui se déploient et s’enroulent, contant tel ou tel épisode de vie, s’avèrent à cet égard assez proche de la complainte. D’autres, plus compacts, resserrent les boulons de la grande mécanique du monde. Pour en saisir les nuances et les subtilités, il faut rester (ce qu’elle fait) en éveil, en attente de ce qui va advenir ou revenir. D’autres enfin, qui constituent le dernier volet du livre, viennent, plus légers, plus brefs, dire que ce qui devait être écrit, en puisant dans l’ordinaire ou dans le douloureux, l’a été. La respiration se fait plus calme. Else, ce personnage, ce double qui va et vient d’un livre l’autre de Lou Raoul, peut alors s’éclipser, non sans entendre, au loin, la voix de l’auteur qui, hésitant un peu entre langue bretonne et française, lui parle et la remercie.

« tremen ’ra an amzer un jour c’est tard le temps passe et d’un vol ralenti lent au-dessus de ce champ de ce petit bois de saules mon ange tu voles »

Lou Raoul : Else avec elle, éditions Isabelle Sauvage.
(Le prix PoésYvelines 2013 a été attribué à Lou Raoul pour ce livre).

mardi 17 septembre 2013

Décembre m'a ciguë

« C’est pour bientôt, on m’a dit : pour décembre ». Et décembre est là. Froid, pâle, métallique. Presque cassant de certitudes. Tout près, il y a le canal gelé, des corbeaux à l’écluse, un écureuil qui ose encore quelques allers-retours du pied de l’arbre à sa réserve secrète, le bois qui craque comme de vieux os dans la maison où elle vit, travaille, attend et redoute ce qu’elle ne peut concevoir. La nouvelle viendra par le téléphone. Le danger, le déclencheur de douleurs, est en permanence en veille, ou en pré-alerte, à ses côtés. Elle lui parle sèchement, lui intime l’ordre de se taire, de ne pas se mêler de ce qui ne le concerne pas.

« Non, pas toi pas toi. Dring, dring, je l’entends déjà ta sonnette, et tout mon sang se fige. Veux pas veux pas, tu ne peux pas m’appeler pour ça, t’entends, t’entends, t’entends le téléphone, va-t’en ! Va-t’en, viens pas me faire carnage au corps. »

Pour éviter de ne penser qu’à l’échéance, puis à l’absence, à la béance qui suivra, ou plus simplement pour tenir, pour offrir du contenu à son temps, elle s’invente des rituels de sauvegarde. Ce sont des douceurs au corps et à l’esprit. Des gestes simples : allumer une bougie, fumer une cigarette puis une autre et une autre, boire une tisane, dessiner, graver, s’emplir de nuit claire, regarder la lune au-dessus du cyprès qui fait face à la chambre et se dire, instantanément, que la grand-mère qui, au loin, respire si mal en ces derniers jours de vie, la voit elle aussi et que le moment est idéal pour bouger, pour s’adresser à elle et ne pas rater leur rendez-vous quotidien par courrier.

« Alors à nouveau mon urgence, le cerveau fait sourdine j’écris n’importe quoi, tout ce qui passe dans ma main pourvu que tu m’attendes, pourvu que ton regard, pourvu que... : “Ma petite Mamie, avec tout cet hiver surtout, ne prends pas froid. Ne pars pas à New York courir le Marathon, repose-toi, bouquine, prends soin de toi, prends en bien soin...” »

Au présent s’ajoutent des scènes qui reviennent du passé et particulièrement de l’enfance. Leurs bienfaits restent lumineux dans la mémoire de celle qui rassemble ses forces, réfléchit à ce qui la lie à l’espace et au temps, interroge les grésillements qu’elle perçoit sur sa ligne intérieure, écoute son corps douloureux et essaie d’apaiser ce qui dans sa chair palpite et souffre de trop anticiper les effets de celle (la mort) qui là-bas approche.

« Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu m’entends : JAMAIS. Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à son masque funeste, je me ferai à sa hauteur. Lui maintiendrai la dragée haute. »

C’est une voix forte, tenue, tendue, jaillissant du plus secret d’elle-même, que celle que donne à entendre Édith Azam. Une voix qui passe par tout le corps, qui fonde texte pour prendre corps à son tour, une voix qui caresse ou aiguise les muscles, les tendons, les articulations, les os, une voix qui emplit les poumons, qui monte du ventre à la cage thoracique, qui trouve son souffle et la bonne dose d’oxygène pour maintenir sa cadence, une voix qui vibre, résonne, met en route une mécanique nerveuse, souple et fragile. Elle agit par saccades, trébuche, se reprend, poursuit avec ténacité sa lente, implacable exploration de ces territoires intimes et familiers qui portent en eux ses peurs, ses hantises mais aussi son imparable énergie à résister, à être, à vivre, à créer, à écrire.

« Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. »

 Édith Azam : Décembre m’a ciguë, éditions P.O.L.

lundi 9 septembre 2013

Lémistè

La voix de Monchoachi (André Pierre-Louis) ne vient pas seulement de la montagne Vauclin, là où il vit, en Martinique. Elle prend source et souffle bien plus loin, dans l’espace et le temps, dans les profondeurs de la terre ou dans celles de l’océan, au contact des mémoires, à l’écoute des éléments, dans le scintillement d’un rai de lumière ou dans le tranchant d’une ombre coupante. Elle s’emplit du roulement des cascades. Elle s’associe aux murmures des morts. Elle n’oublie pas ce qui se transmet et passe par faune et flore... En réalité, cette voix en capte d’autres et s’en nourrit pour prendre forme polyphonique. Elle porte une parole multiple, scandée, qui déjoue – et transcende – celle ordinairement proférée par le seul être humain.

« Il faut chuchoter sans cesse avec les morts, il faut
Sans cesse leur parler
Ils sont là autour de nous, merveilleux conteurs
Accordés à faire grincer et bruisser le destin
Dans les gorges sombres des bambous
Dans les langues de l’arbre musicien. » 

Convoquant mythes et rituels ancrés et activés puis réactivés au fil de différentes cérémonies, et ce dans des lieux du monde qui savent encore perpétuer et renouveler ce qu’ils doivent aux ancêtres, il replace l’homme au milieu de tout ce qui respire à ses côtés. L’eau, la pierre, la terre, les choses (et la mort même) vivent et s’emboîtent dans un ensemble où tous les éléments, tous les souffles, toutes les périodes d’un temps plus vaste que celui connu et morcelé par l’homme s’accordent pour trouver une unité. Celle-ci est harmonieuse ou violente, soumise à la brise ou à la tempête, parée de fleurs ou de suie et dépend, quoiqu’il arrive, des turbulences naturelles et élémentaires qui battent par saccades sous le vernis du corps ou de la terre. Tout (de l’homme, des esprits, des cercles et rotations magnétiques, invisibles, tracés au sol ou en l’air) est lié et relié par des fils infimes et ténus, nous dit Monchoachi.

« Nous parlons de choses toutes proches
Si difficiles maintenant à imaginer
Tant le temps fou
Les ont profondément enfouies. »

Ses poèmes, posés ou (plus fréquemment) rapides, très proches de l’oralité, traversés par de fulgurantes variations rythmiques, bougent et se servent tout à la fois du français et du créole pour affiner leur sonorité et rendre très visuelles des scènes narratives.

« En ségret avons peint nos faces
Toutes nos faces avons peint en rouge en ségret
Le corps taqueté blanc
Autour du visage un cercle noir
Peint dessus les yeux jusqu’oreilles
Une bande blanc taqueté rouge

Avons fait ça en ségret
puis avons la tête bouc peinte en rouge »

Les thèmes qu’il développe et qui s’entrecroisent sont ceux de la mort, du temps, de la terre, de la parole, de la vérité, de la liberté et du mystère de la création. Il s’empare de ces questions en y répondant dans des poèmes où se succèdent rituels, danses, contes, offrandes, sacrifices, initiations et chants. La présence des enfants (entre autres textes : L’enfant et le dieu tatouéL’enfant à la mère rendueLa fillette et le magicien,  L’enfant et la graine bleue, L’enfant fronté et la vieille femme) est prégnante mais n’occulte pas les étapes suivantes de la vie. Tous sens en éveil, Monchoachi multiplie les tableaux vivants, très imagés, en pénétrant dans des territoires secrets, habités par les choses et par les hommes, ceux d’hier, d’aujourd’hui et de demain, embarqués dans un cycle infini, dicté par les roulements permanents des astres en mouvement.

 Monchoachi : Lémistè (1. Liber América), éditions Obsidiane.

lundi 2 septembre 2013

Le Ravin

« Aujourd’hui la guerre a commencé. À moins que ce ne soit il y a longtemps. Je ne comprends pas très bien quand les choses commencent. Elles m’environnent d’un seul coup et ressemblent à des personnes que j’aurais toujours connues. »

Celle qui prend la parole – et qui la gardera jusqu’au terme du récit – est une petite fille qui voit son monde basculer en quelques heures. Cela se déroule chez son grand-père qui est bourrelier à La Laguna, aux Canaries. Dans le vacarme de la rue, cris et coups de feu se mêlent aux tremblements des vitres et des fenêtres. Des hommes appartenant aux forces franquistes viennent, fusil à l’épaule, fouiller la maison, l’atelier et le hangar dans l’espoir d’y trouver Santiago, le père de la narratrice, journaliste républicain qui finira par être arrêté puis emprisonné. Débutent alors, pour celle qui se plaisait à vivre en harmonie avec ses rêves au sein d’une famille très unie, des heures et des jours qui vont la faire « grandir brusquement de plusieurs années ». Elle va découvrir de nouveaux mots (gardes, prison, parloir, salle des actes, juges, procureur), se frotter à des décors inconnus, les visualiser, les intégrer à son propre univers et activer son imagination en créant des associations étranges entre les lieux et les êtres.

« La prison est au fond, elle nous attend, elle est devenue notre maison, et peu importe que nous rentrions, puisqu’elle fait partie du corps de papa, puisqu’ils ne sont plus qu’un seul être. Leur unique préoccupation est de veiller l’un sur l’autre, et un jour viendra où la prison sera l’intérieur de papa, où il ne pourra plus en sortir, où il devra la garder au fond de lui-même. »

Habitée par des sentiments contradictoires et par des émotions qu’elle ne parvient pas à faire partager à ses proches, elle cherche en permanence ce point d’équilibre qui l’aidera à adapter sa vie à la réalité de la guerre civile tout en s’inventant des moments de répit pour s’en détacher. Pour cela, elle a ses souvenirs, ses rêves, ses pensées, sa façon bien à elle d’interpréter les gestes répétitifs du chien (« je crois que la peur est dans l’air et que Yoli, avec ses pattes, la déplace ») et d’envier la manière de vivre du chat.

« J’aime te regarder. Tes yeux ressemblent à une horloge. Si tu t’avances seul et que personne ne t’effarouche, tu marques des heures lointaines, très lointaines, tu deviens une longue rue, un couteau, un soulèvement. »

Cette propension à lâcher prise grâce à une intériorité très créative génère également sa part de cauchemars. Ceux-ci se nourrissent de la peur qu’elle emmagasine chaque jour et qui culmine avec le passage fréquent des camions qui transportent les prisonniers au Tanqueabajo, un ravin immense « où l’on jette les cadavres des animaux et les ordures de toute la ville » et près duquel la famille a auparavant habité.

« Penser que j’ai vécu près de l’endroit où papa est peut-être en train de pourrir me donne des sueurs froides. Mais ce n’est pas possible. Son nom ne figure sur aucune liste. »

Le Ravin, qui fascine et emporte par son ton haletant et ses images spontanées, a été publié une première fois en 1958 par Maurice Nadeau. Il a ensuite connu une deuxième édition en 1986 chez Actes Sud. Il occupe une place à part parmi les nombreux romans consacrés à la guerre civile en Espagne. Celle-ci, vue à travers le bouleversement et les drames qu’elle engendre au sein d’une seule famille, est transmise par le regard d’une enfant qui dit sa solitude, ses peurs, ses angoisses. L’itinéraire de Nivaria Tejera ressemble beaucoup à celui de la narratrice. Née en 1930 à Cuba, de mère cubaine et de père espagnol, elle a passé son enfance à Tenerife, aux îles Canaries, et son père a été emprisonné pendant plusieurs années dans les geôles franquistes.


 Nivaria Tejera : Le Ravin, traduit de l’espagnol par Claude Couffon, éditions La Contre Allée.

dimanche 25 août 2013

La Chèvre noire

On retrouve souvent, dans les textes poétiques que François Rannou a publié ces dernières années, des voix qui se croisent ou se répondent. Il y a là une parole fragmentée qui résonne dans une chambre d’échos où semblent cohabiter des timbres venus de lieux et de temps différents. On pressent que l’enjeu de ce travail éprouvant touche de près des zones sensibles qui ont à voir avec le parcours de l’auteur. Livre après livre, celui-ci retrouve les morceaux d’une histoire, la sienne, dont divers épisodes ne lui parviennent que parcimonieusement. Le lecteur qui le suit, en quête de clés lui aussi, pour s’immiscer dans ces rais de lumière qui transpercent régulièrement l’ombre, collecte çà et là des indices qui l’aident à avancer. Cela se faisait jusqu’à présent à pas comptés. Jusqu’à ce que La Chèvre noire, récit d’une centaine de pages, vienne, ces jours-ci, bien à propos, ouvrir des portes qui résistaient.

« Voici donc La Chèvre noire. Celle qui est sacrifiée à quelque prédestination en espérant, malgré tout, faire remonter du vent aveugle la parole qui libère, affranchit. »

La chèvre noire (ou la brebis) reste, dans L’Odyssée, cet animal que l’on sacrifie après avoir « prié l’illustre nation des morts » afin de retrouver sa route pour revenir à ses lieux d’origine. Et c’est justement pour bien saisir ce qu’il en est de sa propre origine que François Rannou se met en chemin. Il doit, pour cela, fouiller dans sa mémoire, tenter de se rappeler ce que mère et grand-mère, désormais disparues, lui ont transmis par gestes, paroles ou omission, reconstituer l’album familial au sein duquel la place du père est vacante, revisiter les lieux de vie, revenir sur le parcours de l’enfant qu’il fut, interroger, outre son passé, celui de ces deux femmes seules dont l’une porte un secret qu’elle ne dévoilera pas, pas même dans la chambre d’hôpital où elle vit ses derniers instants avec, assis à son chevet, celui qui, inlassablement, attend et espère.

« “Vous ne saurez rien. Personne. Même toi” — et c’est à ce moment-là que s’interpose une mouche, bleu aléatoire vacillant bourdonnement. Il regarde la lumière. Il écoute.

Qu’une respiration. Le ventre qui bouge. Les appareils, bien sûr. “Vous ne saurez rien”. Personne. »

C’est un long cheminement que celui qu’entreprend François Rannou. Il remonte le cours des vies de celles et de celui qui l’ont précédé pour mieux poser et consolider la sienne. Ces voix qui ne lui ont pas dit l’essentiel, il les capture par bribes, leur attribuant, après coup, des propos précis, ciselés au scalpel, entrecoupés de blancs qui symbolisent les non-dits. Piochant ainsi, sans s’épancher, dans le livre d’une famille qu’il voit s’éteindre, en suivant une chronologie volontairement désordonnée, il parvient à créer une percutante suite narrative réduite, comme il le souhaitait en ouverture, à « une tête de jivaro incandescente qui brûle à froid ». Savoir d’où (de qui) l’on vient pour mieux s’orienter et trouver sa propre voix (puis libérer sa parole) est au centre du texte.

« Ce matin-là, le boy parti, il l’avait saisie contre la penderie tandis qu’elle avait tout fait pour le faire jouir en elle. C’est le lendemain qu’elle avait posé pour lui. Point de fuite. Leur échappée n’aurait été qu’heureux déboires ?

Elle a eu soudain le ressort nécessaire. Stylo. Ces photos sur la table de chevet. Derrière chacune d’elles : “Mon petit garçon avec son papa, à la clinique, août 1963.” »

Avançant avec concision et fermeté, Rannou, renouant les liens fragiles qui éclairent son passé, évoque brièvement cette autre famille qu’il s’est, peu à peu, choisi. Et devenant « fils, frère de ceux qu’il lit », il emprunte à certains d’entre eux des citations qui introduisent chaque section en servant de points d’appui à son récit, où vibre une parole à la tonalité juste.

 François Rannou : La Chèvre noire, publie.net.


mardi 13 août 2013

Daniel Biga

Un jour, il y a bien une vingtaine d'années, je reçois une carte. Quelques mots, guère plus : « salut, c'est Biga. Ce serait bien qu'on se rencontre avant l'an 2000. » Ni une, ni deux, je lui réponds dans la journée. Biga, ses livres m'accompagnent depuis longtemps. Ma première lecture doit se situer aux alentours de 1974 quand je faisais de fréquentes haltes à la librairie La Joie de lire, rue Saint-Séverin, là ou j'ai découvert des textes écrits par des auteurs qui s'appelaient Franck Venaille, Paol Keineg, Pierre Tilman, Yves Martin, William Cliff. Parmi eux, donc : Daniel Biga. Impossible de passer outre. Remis dans le contexte de l'époque, les textes décapants, rapides, révoltés, sensuels, qui bondissaient de Kilroy was here à Oiseaux Mohicans donnaient l'impression de vouloir bomber le cercueil flambant neuf du vieux monde de graffitis célestes et de slogans écolos avant l'heure.

Voyage, urgence, amour, petite fumée, paresse et instantanés fulgurants écrits en un éclair. Une écriture en mouvement. Qui allait pourtant bientôt cesser de se cogner à la seule réalité d'un dehors désossé pour s'émouvoir, s'étoffer, s'enrichir de ce tourbillon intérieur qui pousse l'être tout entier à créer un frêle (mais nécessaire) équilibre entre lui et le monde immédiat. C'est ce passage-là qui me plaît, ce passage et ce qu'il sous-entend de travail sur soi.

Comment un poète en vient, après avoir beaucoup crié, fugué, dénoncé, vitupéré, à bouger assez profondément pour que sa révolte instinctive ne le mange pas totalement et pour, ensuite, réussir à la transformer en art de vivre. Donner assez de corps au poème pour que les émotions fusent, pour que le bien-être ne soit pas seulement un agréable état mental mais aussi, et surtout, une sensation physique capable de transcender celui qui en bénéficie.

Biga, à partir de Moins ivre (Revue Aléatoire, 1983), en passant par Pas un jour sans une ligne (Fonds école de Nice, 1983) et Histoire de l'air (éditions Papyrus, 1984) – tous ces textes rédigés en prose – laisse filer les ambulances. Il ne leur tire plus dessus. Il abandonne ces longs cortèges qui font route vers le cimetière pour vivre autrement et ailleurs, ici ou là, sur les bords de la Méditerranée, dans l'arrière-pays niçois ou à proximité de l'océan Atlantique. Il se déplace avec ses racines. Au besoin, en crée d'autres. Je vois peu d'équivalent en France. Il reste un grand solitaire. Ses frères en poésie, il faudrait les rechercher du côté de Gary Snyder ou de Nanao Sakaki.

Je n'ai plus la date précise en tête mais je sais que notre première rencontre se fit peu après la réception de la carte postale évoquée plus haut. À Nantes, à la médiathèque. Ou plutôt à la terrasse d'un bar situé à un jet de pierre de celle-ci. Devant un demi, au soleil dans le calme et la douceur d'un samedi après-midi d'octobre dégagé. D'autres rencontres suivirent. À Nantes encore, puis à Paris, à Lorient, à Rennes, au gré de nos déambulations (bien moins urbaines qu'il n'y paraît) avec, à chaque fois, le plaisir renouvelé de partager un peu de temps, des mots simples et une réelle quiétude avec un homme qui vit résolument loin des agapes littéraires. Les ambitieux le mettent mal à l'aise. Sa tasse de thé – ou disons, l'amertume bien maltée d'une bonne bière – il a choisi de la déguster en compagnie des anonymes... Routiers, chemineaux, voyageurs en escale au café du coin. Ceux-là se (et lui) ressemblent.

Comme eux, il privilégie l'instant, ce qui ne veut pas dire qu'il a la mémoire courte. Il possède, au contraire, assez de recul pour se mouvoir dans le quotidien tout en posant un regard vif sur son passé. Sa faculté d'aimer la vie ne vire jamais à l'optimisme béat. Les illusions, il les laisse s'éteindre d'elles-mêmes.

« Nos traces vont se perdre
comme toi
bientôt je ne serais plus qu'atomes
dans la lumière froide des étoiles. »

Ce flâneur qui dessine, livre après livre, les contours d'un chemin où les lignes droites n'existent pas, je l'imagine, certaines nuits de mai, donnant encore son ombre à manger aux reinettes vives des marais de Brière (où il eût un temps une maison), manière pour lui de saluer, le sourire aux lèvres et le col de la veste remonté, les habitants de l'entre-deux eaux, vite, très vite, en fin de promenade, juste avant de confier à ses carnets sa joie d'être présent de ce côté-ci de la terre.

L'Amour d'Amirat suivi de Né nu, Oiseaux Mohicans et Kilroy was here ont été réédités en un seul volume, paru en mai 2013, aux éditions Le Cherche-Midi.

mardi 6 août 2013

Fissions

Il y a des rencontres à maudire, des attirances extrêmes à garder impérativement à distance en les maintenant dans le domaine virtuel qui les a vus naître. C’est ce que doit penser, sans vraiment se l’avouer, le narrateur de ce roman en se remémorant la vie brève qu’il a tenté de partager avec celle qu’il a connu sur « un site de rencontres aléatoires ». Il s’attache à retracer tout particulièrement sa nuit de noces, un 21 juin, à la montagne, nuit la plus courte de l’année mais celle où sa vie a, alcool, instincts et folie aidant, basculé. Au moment où débute son récit, il est isolé sous camisole chimique, n’offrant à ses journées que « trois décharges d’ordinateur » durant lesquelles il essaie de renouer le fil de son inexorable dégringolade.

« À défaut de cellule psychologique, j’assure ma survie, construisant mon récit comme un poste médical avancé. »

C’est sur un versant très abrupt qu’il s’est aventuré en s’introduisant, lui le citadin, dans la famille de celle (prénommée Noëline, parce que née une nuit de Noël) qu’il a voulu épouser. Tout, les habits, les habitudes, les semelles de bois, semble issu d’un autre siècle dans cette maison au plafond parsemé de rubans tue-mouches. D’entrée, la mère le rabroue sèchement, lui rappelle qu’il n'est qu' un intrus, à qui l’on sait néanmoins gré d’avoir choisi la plus difficile des trois sœurs à marier. Un matin, elle lui tend la corde au bout de laquelle est attaché le bouc destiné au méchoui de mariage en lui présentant un couteau pour qu’il l’égorge sur le champ. Il refuse, jette l’arme par terre et se réfugie dans sa chambre.

« Soudain, un cri a retenti dehors, suivi d’un martèlement sourd. Je me suis penché à la fenêtre. La pauvre bête maculée d’un tablier de sang frappait le tronc de ses sabots et sa tête à demi décollée valdinguait dans les airs. Noëline face à elle, le couteau à la main, la regardait immobile batailler dans le vide. »

Le cri du bouc va très vite se propager pour venir se nicher dans le corps de la jeune femme qui, sitôt la cérémonie de mariage terminée, va s’enfermer à l’étage pour ne plus en ressortir, laissant les convives poursuivre la fête sans elle. Elle pousse ponctuellement des « cris de bêtes (…) qui ébranlaient les soupières de gaspacho » en anéantissant toujours un peu plus l’ex-rêveur, chercheur d’âme sœur qui ne va pas tarder à se transformer en tueur. C’est cette histoire, tragique et méticuleuse, que tresse Romain Verger dans un roman âpre et déstabilisant. Il le fait en alternant les séquences vécues au présent et celles issues de son passé récent. Sa perspicacité créatrice et son écriture percutante, suggestive, d’une grande puissance, presque physique parfois, s’allient pour inventer un univers fantastique, peuplé d’êtres habités par une part d’ancestrale animalité qui se réveille à l’improviste, consumant leur pensée et les rendant experts en cruauté.

« La mort travaillait en moi tandis que j’avançais machinalement dans le corps d’un autre qui descendait pour moi dans la nuit noire, faisant taire les grillons. »

Au final, le narrateur (qui, comble de l’aveuglement, en est venu à se crever les yeux) n’a d’autre issue que d’occuper le temps, le seul bien qui lui reste, en recollant à tâtons les morceaux de cette rencontre, puis ceux de ses noces tragiques et de leurs à-côtés imprégnés de sang et de folie qui l’ont définitivement jeté hors du monde.

 Romain Verger : Fissions, Le Vampire actif.


lundi 29 juillet 2013

Éloge de la truite

À voir tout à coup couler, sinuer, serpenter à fond de vallée et sous nos yeux la Limagnole, la Virlange, la Senouire, la Sianne, l’Argence Vive, la Gourgueyre, la Seuge, la Dore et la Dolore, on se dit que les hommes qui ont ainsi nommer les rivières devaient non seulement les apprécier mais également les choyer et sans doute les remercier pour leur débit, leur apport en eau vive, leur capacité à faire tourner les moulins et pour la provision de poissons qu’ils ne manquaient pas d’y trouver. Découvrir, sans s’y rendre, le son changeant de toutes ces rivières (et leurs à-côtés ombragés) est possible, grâce à Denis Rigal qui les a réunies dans un livre où l’éloge de la truite n’a d’égal que celui de la pêche.

« Ce qui fait la vérité de la pêche : l’odeur de l’eau, le frisquet de l’aube, les couleurs et le toucher de la truite, l’émotion, l’imaginaire, le sentiment archaïque d’appartenir au même monde que le poisson que l’on recherche et d’en être pourtant irrémédiablement différent. »

Se poser, observer, être patient, remonter le cours de la rivière, déceler un peu de sable poli près d’une pierre, pouvoir distinguer une truite immobile au creux d’un bief, éviter de projeter son ombre sur l’eau, repérer l’endroit où a lieu l’éclosion des insectes, se glisser entre les roseaux, les arbres, les ronces sans provoquer le moindre bruit capable de se répercuter sous les berges sont quelques unes des règles minimales qui ne s’apprennent pas du jour au lendemain. Rigal le sait, qui se souvient de ses maîtres, pêcheurs anonymes, parfois braconniers, qui lui ont, très jeune, transmis la passion de la pêche et par ricochets celle de la truite. Celle-ci, vive, sauvage, saumonée ou non, arc-en-ciel ou fario, prise à la mouche, au grillon, à la sauterelle ou au ver, et parfois même à la main, est la récompense qui vient s’ajouter aux bienfaits et aux surprises du temps passé dehors.

« On dit que Pythagore, à force de concentration, parvenait à se souvenir qu’il avait été poisson. Si jamais sa croyance en la métempsychose était fondée, puisse-t-il user de son influence pour faire en sorte que je vive ma prochaine existence comme truite. »

Denis Rigal rappelle avec humour combien la truite, sans s’en douter, se joue parfois de la pensée du pêcheur qui en arrive à imaginer de la psychologie là où il n’y a qu’instinct ou faim. Il se souvient aussi de s’être retrouvé, lui qui ne croit pas au moindre dieu, en quelques occasions, aux prises avec une sorte d’attitude mentale proche du chamanisme, s’inventant « des interdits et des prescriptions à observer » avec en tête la certitude de réaliser ainsi une bonne pêche.

« Au lieu de se "truttifier", l’homme humanise la truite et lui prête des attitudes, voire des sentiments ou des raisonnements dont elle serait bien incapable. »

Portraits, anecdotes, rencontres impromptues, conseils pratiques, fragments autobiographiques et billets d’humeur ponctuent un ensemble où il fait bon flâner en compagnie de l’auteur du récent Terrestres et où l’ombre vacillante d’Hemingway, la représentation de la truite (et tout particulièrement celle peinte par Courbet), sa couleur (qui dépend du milieu où elle vit) et les différentes recettes (avec amandes, demi-citron et léger nappage de crème fraîche en appui) pour bien apprécier sa chair ne sont pas oubliées.

« Et quand vous aurez ce qu’il vous faut pour réjouir vos convives, arrêtez-vous de pêcher, écoutez les oiseaux, herborisez, regardez couler l’eau qui vous regarde, qui vous fait naître et vous efface, qui est votre mesure. »


 Denis Rigal : Éloge de la truite, éditions Apogée.


samedi 20 juillet 2013

Un Chemin d'enfance

En mettant ses pas dans ceux de Corot, qui fut peintre des routes, de celles qui l’incitaient au plaisir de la marche et de la découverte sans idée de destination précise en tête, Marie Alloy entre également dans des paysages qu’elle connaît. Elle s’arrête et lit avec son propre regard de peintre la luminosité, l’alignement des maisons basses, le porche d’une ferme, les saules, leurs ombres et les deux personnages sans vrai visage qui composent, en une subtile harmonie de couleurs et de nuances, Une Route près d’Arras, tableau de taille modeste (45 x 35 cm) peint vers 1855-1858. Ce faisant, elle effectue un retour sur les lieux qui furent ceux de son enfance, se remémorant certains chemins couverts d’une terre tout aussi ocre et les perspectives d’un identique ciel sans fin.

« Habitant Sin-Le-Noble, toute jeune encore, je prenais le chemin que Corot avait représenté, je l’ignorais alors, pour aller dans ma famille paternelle. Il traversait les champs et longeait de petites maisons alignées. »

Elle note la discrétion qui est (et sera toujours) celle de cet homme qui cherche « la vérité en peinture » et qui n’use jamais d’artifice pour lier ce qui veille et travaille en lui à ce qui s’offre à son regard sensible.

« Nul besoin de pittoresque, l’honnêteté du regard de Corot se révèle, sa vision est claire, sa touche sait être sensation. »

Le passage dans ces lieux dont Corot s’imprégna longuement, non seulement dans Une Route près d’Arras, mais aussi dans Le Beffroi de Douai ou La Route de Sin-le-Noble ou Près d’Arras, les bûcheronnes, est pour Marie Alloy « propice au bourdonnement des souvenirs », qu’ils soient visuels ou plus secrets, plus intérieurs, reliés aux poètes qui ont arpenté ces mêmes itinéraires (d’abord Marceline Desbordes-Valmore puis le jeune Rimbaud faisant halte rue d’Esquerchin à Douai en 1870) ou ancrés dans l’intimité d’un jardin et d’une maison d’enfance bâtie non loin du bassin minier.

Corot aimait les paysages du Nord où il fit de fréquents séjours à partir de 1847. Il se rendait à Arras chez son ami Constant Dutilleux (qui fut son premier acheteur) ou à Douai chez Alfred Robaux. C’est ce que rappelle Marie Alloy, attirée par l’œuvre et par la personnalité (humble, discrète et généreuse) de celui que Claude Monet n’hésitait pas à placer au plus haut : « Il y a un seul maître, Corot. Nous ne sommes rien en comparaison, rien », disait-il. Elle note encore, outre la vie qui n’apparaît jamais figée dans ses toiles, l’importance des ciels chez ce peintre d’extérieur qui prend soin de rester légèrement en retrait mais toujours à proximité de ses personnages.

« Pour Corot, l’étude des ciels était de la plus grande importance parce que de leur traduction dépendait l’entier équilibre et esprit de la toile. »


 Marie Alloy : Un Chemin d’enfance, une lecture de Une Route près d’Arras, de Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), éditions Invenit.


vendredi 12 juillet 2013

Icaria & autres lieux

C’est dans le village de Nas, sur l’île d’Icaria, en mer Égée, que Marc Le Gros s’installe pour reprendre contact avec les routes, les criques, les pinèdes, les chemins abrupts ou les terrasses bien étagées qu’il redécouvre à chacune de ses escales. Dès qu’il quitte le navire de la ligne Egéion Samos, après avoir jeté « un regard distrait sur la vieille taverne bleue d’Aghios Kirikos », c’est pour prendre la direction d’Armenistis et rejoindre à la hâte son lieu de villégiature.

« À vrai dire Nas n’est qu’une simple crique à peine large comme la main. L’unique taverne de l’endroit, la pension Artemisi, la surplombe, ouverte en terrasse sur une profusion de géraniums et de cette variété de tournesols nains qu’on ne voit qu’ici. »

Son sens de l’observation et sa facilité à entrer dans le paysage pour s’imprégner des multiples indices et bruissements de vie qui s’y nichent font de lui un flâneur désireux d’avancer en ayant les sens en constant état d’alerte. La force de ses carnets réside ensuite dans sa façon de convoquer  les mots justes en trouvant le tempo adéquat pour embarquer le lecteur dans son périple. Il n’use pour cela d’aucun artifice. L’érudition calme (née d’une insatiable curiosité), sa capacité à puiser avec simplicité dans les potentialités d’une langue bien maîtrisée et sa propension à revivre en tel ou tel endroit des sensations identiques à celles ressenties ailleurs lui permettent de vagabonder en faisant en sorte qu’une partie de lui-même puisse, de temps à autre, larguer les amarres et se revitaliser en piochant dans de plus anciens voyages.

« Cette dernière nuit, j’ai trouvé à la taverne Delfini, un petit vin maison, aigre et frais, citronné, acide, étrangement clair aussi car souvent les breuvages qu’on débite au tonneau sont troubles comme les vins verts à peine filtrés des vieux quartiers de Porto. D’abord, j’ai pensé au portrait de Duchamp tel qu’André Breton l’a décrit, « l’esprit sec comme du vin de Sancerre », et puis j’ai pensé à Roger Judrin, laissé là-bas il y a un mois au saut du train. »

Ce qu’il note d’Icaria, page à page, chacune d’elles s’attachant, au fil des carnets, à percevoir la réalité et les particularités de l’île, va du paysage (ou plutôt des paysages, tant ceux-ci bougent et se transforment selon l’endroit d’où on en perçoit reliefs et luminosité) aux habitants des lieux en passant par les bestioles marines (poulpes, buccins) ou terrestres (le chœur très matinal des cigales) et par les saveurs gustatives locales (ouzo, fromage, beignets d’épinards, berlingots frits aux herbes et petites rascasses grillées). Il n’oublie pas plus le meltem, ce vent dynamique et un peu fou qui alimente la violence des déferlantes que le blanc si particulier de la chaux avec laquelle la lumière se sent en harmonie.

« Ici, à Icaria, tout est nuance. Au concentré cycladique s’oppose une sorte de profusion légère, volatile, comme si l’esprit du lieu avait disséminé, s’était dilué dans cette vapeur qui fait trembler un paysage qu’on a toujours l’impression d’avoir déjà vu quelque part. Car ces vignobles en terrasses, ces champs d’oliviers, ces contrepoints de collines et de couleurs on les trouve aussi bien en Toscane qu’en Catalogne, en Provence ou dans l’arrière-pays de Nice. Icaria est méditerranéenne. »

Poursuivant son escapade dans les « îles blanches », Marc Le Gros se rend également à Tinos, à Amorgos et à Patmos. Alternant poèmes et proses courtes, il y note ses émotions, se repasse quelques extraits de lectures, revoit un tableau ou une gravure et les intègre à ses découvertes du moment. Sa quête, calme, sensible et précise, le porte là où l’étonnement a, le temps d’une immersion intense, vocation à devenir seconde nature.

Marc Le Gros : Icaria et autres lieux, éditions L’escampette.


mercredi 3 juillet 2013

Allen Ginsberg

Quand débute son journal, le 12 mars 1952, Allen Ginsberg a 26 ans. Il n’a encore rien publié. Il passe beaucoup de temps dans les rues et les bars de New York où il vit dans un petit appartement mansardé, entre la huitième et la neuvième Avenue. Il fait de nombreuses rencontres, notamment celle de William Carlos Williams avec qui il entretient une correspondance depuis plusieurs années et dont il devient de plus en plus proche. Il croise également Dylan Thomas, assiste à une lecture de T.S. Elliot et voit régulièrement ceux qui vont devenir, à ses côtés, les principaux acteurs de la Beat Generation : Jack Kerouac, William Burroughs et Gregory Corso mais aussi Neal Cassady, Herbert Huncke, Lucien Carr, Peter Orlovsky, Michaël Mac Clure et Carl Solomon. Ginsberg est celui qui, les côtoyant tous, fait en sorte que des liens se tissent et perdurent entre tous ces inconnus qui vivent en marge des milieux littéraires établis.

« Seule m’intéresse l’écriture dans sa forme la plus intense où se déverse tout le courant de ma vie en une profusion d’images, détails de la surface et du pointillé et muscle sensuel de pensée fleuve de l’âme. »

Il note dans son journal tout ce qui le touche, l’émeut ou le révolte. Il le tient durant dix ans, s’attachant à couvrir les événements d’une décennie qui sera pour lui, et pour ses proches, décisive. Il voyage beaucoup (au Mexique, en Méditerranée, en Afrique de l’Est, en Europe – avec plusieurs séjours à Paris, au Beat Hôtel, rue Gît-le-cœur – et d’un bout à l’autre des États-Unis). Il expérimente de nombreuses drogues, vit intensément son homosexualité, travaille sans relâche sur les trois livres qu’il a en chantier (Howl, Kaddish et Reality Sandwiches). Il retranscrit ses rêves, recopie des fragments de poèmes et donne sa première lecture publique dans un café du Village (au Gaslight dans MacDougal Street).

« Lu mes poèmes au Gaslight, nuit pluvieuse, 3 h du mat. Je marche dans l’Avenue D et la 2ième rue Est dans la brume bleue de la pluie, réverbères aveuglants hurlant leur phosphorescence mécanique le long des rues, ciel humide d’un rouge violent, je marche dans le Rêve. »
Parallèlement, Ginsberg, très disponible, reste proche de sa famille, dialoguant avec son père Louis (qui est également poète) tout en assistant à la folie paranoïaque qui détruit sa mère Naomi (pour qui il écrira Kaddish). Partout où il se trouve, jusque dans les lieux les plus sordides, il cherche l’éclair, la lueur d’espoir qui va l’aider à sortir un instant de ce monde qu’il sent vaciller et se fissurer.

« Oui je veux des émeutes dans les rues ! De grandes orgies pleines de marijuana pour foutre la trouille aux flics !
Tout le monde en train de baiser nu à Union Square pour dénoncer la junte militaire au Salvador ! »

Howl, son long poème en prose, est publié par Lawrence Ferlinghetti chez City Lights Books en 1956. Qualifié d’obscène, il est d’abord interdit (et l’éditeur arrêté et inculpé) avant d’être autorisé à la vente un an plus tard. Il va devenir l’un des textes majeurs de la Beat Generation, bientôt rejoint par Sur la route de Kerouac (1957), puis par Gasoline de Gregory Corso (1958) et enfin par Le Festin nu de Burroughs (1959).

« Ma poésie a été attaquée par un tas de casse-pieds ignorants et épouvantés qui ne comprennent pas sa composition, et l’ennui avec ces salauds c’est qu’ils ne reconnaîtraient pas la poésie même si elle se dressait et leur flanquait un coup de pied au cul en plein jour. »

Ginsberg se bat pour faire connaître ses propres textes mais aussi pour promouvoir ceux des autres. Il se déplace, résiste en étant présent au monde, intervient publiquement, ne lâche jamais rien quant à ses convictions. Son Journal, où se mêlent ébauches, croquis, intuitions, rencontres, désirs, nuits chaudes, bribes de conversations, liste des livres lus, en est l’exemple même. On le voit constamment entouré, dans la réalité ou en rêve, cherchant le contact, la complicité, l’échange ou la contradiction. Il est très actif, en permanence sur la brèche, charismatique, généreux, poète passeur à toute heure.

« Ô Artiste Merdeux du Réel,
Ginsberg,
abandonne-toi
pour toujours
À ta vérité. »

Habitué très tôt à aller au charbon pour s’affirmer et se défendre, anxieux dès l’enfance en se sachant homosexuel mais n’osant pas l’avouer, ayant erré, volé, connu la dèche après son renvoi de l’université Colombia, ayant de plus passé huit mois en hôpital psychiatrique en 1949, il n’a cessé d’appliquer ces principes de lutte (non violente), devenus nécessaires à sa survie. William Carlos Williams, préfaçant Howl, le présente ainsi :

« De toute évidence, il a littéralement traversé l’enfer. Sur son chemin, il a rencontré un homme appelé Carl Solomon, avec lequel il a partagé, à travers les épreuves et les excréments de cette vie, quelque chose qui ne peut être décrit qu’avec les mots utilisés par lui pour le décrire. C’est un hurlement de défaite. Mais ce n’est pas du tout une défaite, car il l’a vécue comme une expérience ordinaire. »

Le rôle de catalyseur qui fut le sien, et qui s’est enclenché dès la publication de Howl, ne s’est jamais démenti. Il a beaucoup œuvré pour l’internationalisation d’un mouvement littéraire et artistique qui entendait rompre avec toute idée de société conservatrice, en osant bousculer la langue, en inventant sans contrainte et en se donnant plus d’air, de liberté et de spontanéité. Toute sa vie, Ginsberg (qui est mort en 1997) sera resté fidèle à l’esprit de la Beat Generation, plaçant la poésie au centre de sa création, y compris à travers ses happenings, ses concerts, ses carnets, ses lettres et ses journaux.


Allen Ginsberg : Journal 1952-1962, traduit par Yves Le Pellec, éditions Christian Bourgois, collection « Titre ».

L’exposition Beat Generation / Allen Ginsberg, créée par Jean-Jacques Lebel (le traducteur – avec Robert Cordier – de Howl chez Bourgois), est présentée durant l’été dans quatre lieux : Les Champs Libres à Rennes, le Centre Pompidou à Metz, Le Fresnoy à Tourcoing et le ZKM à Karlsruhe.





dimanche 23 juin 2013

Histoires secrètes

L’enfant qu’il fut – à l’orée des années cinquante – n’a pas été long à prendre la mesure de son environnement immédiat et à comprendre à qui, et à quoi, il allait devoir faire face. Quelques regards bien appuyés lui suffirent pour apercevoir tout autour les adultes à l’œuvre. Ici des donneurs d’ordres et de leçons, là d’intrigants optimistes capables d’inoculer le virus du cafard pour l’éternité à quiconque croiserait malencontreusement leur route (et leur rire), ailleurs les relégués, les taiseux, les plus vieux qui, ne pouvant suivre la cadence, se trouvaient contraints d’achever leur chaotique aventure en se cachant au fond de quelques pièces ou débarras très sombres. Voilà le désespérant tableau qui s’offrit de prime abord à celui qui, se frottant les yeux puis le cœur au gant de crin, en vint à admettre que la vie en ces contrées mornes et malsaines ne serait possible qu’à condition de trouver et d’affûter ses armes, en l’occurrence les mots, qui étaient là, disponibles, Rimbaud lu et relu l’y incitant, à sa portée, prêts à l’aider à dresser quelques constats puis à ouvrir des brèches.

« Je vis bien ainsi, debout, et parlant aux absents du bout de mes doigts tachés d’encre. De plus en plus faisant confiance à la poussière pour fixer les phrases que j’adresse aux choses. »

Être lucide et désenchanté, l’écrire, détecter les raisons précises de cet état de fait, en revenant aux sources (à cet « os très dur à passer » qu’est l’enfance) en vue de se mouvoir malgré tout dans ce monde, n’empêche pas, les textes brefs de Pierre Autin-Grenier en attestent, de trouver en soi assez d’énergie (celle du désespoir) et de souffle (celui de la révolte) pour les transmettre aux autres. Il dit ce qu’il doit à « la nuit fraternelle » qui referme chaque soir la page d’un jour terne, ce qu’il apprend des nombreux animaux qui traversent son livre, ce que chaque instant vécu intensément et non dans l’attente du suivant lui dicte de sagesse, ce que les absents qui reviennent le visiter à l’improviste lui offrent de simplicité ancestrale et de respect envers les choses, les murs, les meubles, les arbres. C’est en faisant provision de tous ces présents nichés au plus profond des mémoires qu’il fourbit ses armes et réussit à s’immiscer dans les Histoires secrètes de ceux qui, comme lui, avancent et résistent, tête rentrée dans les épaules, sans jamais abdiquer.

« M’animent encore un peu dans cet amour des choses et maléfices des mots le pessimisme des tendres, l’éternelle mémoire des amis morts et le malheur des petits mômes otages de la tristesse des banlieues. »

Ce livre, publié à l’origine en 1982, forme avec Jours anciens (L’Arbre, 1980), Les Radis bleus (Le Dé Bleu, 1991, réédité en Folio) et Chroniques des faits (L’Arbre, 1992) le socle de l’œuvre de Pierre Autin-Grenier. La forme courte, le pessimisme ardent, le quotidien désacralisé et la langue saccadée, mordante et maîtrisée que l’on y retrouve préfigurent les livres à venir, notamment Je ne suis pas un héros, Toute une vie bien ratée et L’Éternité est inutile (L’arpenteur). Tout est déjà en mouvement dans cet ensemble que l’éditeur présente, à juste titre, comme un « petit traité du désespoir ». Très convainquant. Réconfortant et requinquant.


 Pierre Autin-Grenier : Histoires secrètes, éditions La Dragonne.


jeudi 13 juin 2013

Le Chant des mers

« Assis dans la nuit décharnée / Le cri de la mer dans les oreilles / Et un sale goût d'amertume en bouche / La tête figée coincée dans l'ombre / Opaque des pensées bringuebalantes / Le cœur aussi glacé qu'un iceberg. »

Alain Jégou, Une meurtrière dans l'éternité, éditions Gros textes, 2012.


C'est après avoir lu Passe Ouest (éditions Apogée, 2007), livre dans lequel Alain Jégou a retracé, à coups de séquences vives et houleuses, ce que fut son quotidien de marin-pêcheur durant près de trente ans, que le réalisateur Christophe Rey a décidé de consacrer un film à celui qui venait de l'embarquer ainsi, sans préambule, à bord de l'Ikaria, chalutier de neuf mètres cinquante immatriculé à Lorient et habitué à creuser sa route chaque jour, bien avant l'aube, dans la nuit noire, quelque part au large de l'île de Groix et du phare de Pen Men. Ce qu'il transmet à travers ce film, c'est l'itinéraire très particulier d'un homme qui a réussi à bâtir, parallèlement à ce métier rude, une œuvre poétique inclassable où l'océan (sa force, sa hargne, ses sautes d'humeur) s'avère toujours très présent. 

Touchant au plus près l'univers d'Alain Jégou et remontant aux sources mêmes de son écriture en ricochant, entre le jazz, la mer, les ports, les docks en perpétuel mouvement, de Tristan Corbière à Jack Kerouac et d'Antonin Artaud à Claude Pélieu, Le Chant des mers navigue sur une ligne d'horizon fougueuse et haletante, dans le sillage immédiat d'un poète qui n'avait de cesse de frotter son corps et son imaginaire à une réalité qu'il savait traverser, fustiger et dépasser avec rage et efficacité.

Le Chant des mers, réalisé par Christophe Rey, Candela Productions.

Né en 1948 à Larmor Plage, Alain Jégou est décédé le 6 mai 2013. Le magazine Littoral (sur France 3 Ouest) lui rendra hommage le samedi 22 juin en rediffusant Le Chant des mers.

vendredi 7 juin 2013

Florent Chopin, nomade parmi les nomades

"Nous revenons, sur les talus, sur les restes d'un océan cubique,
Zanzibar au bout des lèvres.
Les lions pourrissent dans l'avoine.
La nuit se fait au bord des routes."

Florent Chopin, Bleu Bohémienne, éditions Wigwam, 1998.


Son antre, l'ancien garage, L'atelier de brousse, situé rue Garibaldi à Saint-Ouen me trotte dans la tête depuis longtemps. J'essaie ce soir de le restituer à ma façon. Je bois un café serré. J'arrose mon fond de tasse d'un liquide à l'arrière-goût marin, liqueur iodée et dorée au soleil. J'y ajoute ce que je veux. Et j'y vois ce que bon me semble. Un décor. Une maison. Trois étages. Au-dessus, une terrasse (séparée en deux par un rideau de perles) avec à l'entrée  un beau Pierrot Gourmand déniché dans une brocante. Sur la table, des assiettes peintes par un italien de Montmartre. Au mur, les livres de Jean-Pierre Duprey. Et de nombreux autres ouvrages (une étagère entière) publiés par François Di Dio au Soleil Noir. Deux toiles de Micheline Catty, œuvrant dans l'ombre longue, apaisante de Gherasim Luca ... 

C'est dans ce décor que Florent Chopin apparaît. Il sourit. Soulève sa casquette. Invite à se familiariser avec les lieux. On ne sait d'où il débarque. De mer d'Iroise ou du Japon. Ou peut-être faisait-il, ces derniers jours, escale dans les vignes du Périgord afin de piétiner des raisins noirs pour offrir du jus frais à la terre et en remplir un ou deux pots pour le mélanger à ses couleurs. On a envie de le croire là-bas tout en sachant qu'il navigue déjà ailleurs. Au Portugal en quête de paresse ou sur une autre piste (à dos de chameau dans le désert ? Ou dans des ruelles à Zanzibar ?) occupé à joindre les deux extrémités d'un arc-en-ciel au fond d'une flaque.

On n'ose trop parler. On sait qu'il est tout entier dans la minutie des voyages. Il y a des morceaux d'océan sur l'établi. Une cheminée rouge et noire, un navire, un quai balayé par l'écume, une bouée orange, un halo de lune, un fort ressac, du monde à bord. Il reste apparemment calme au milieu de l'agitation qui précède les grands départs...  En fait, il y a déjà un bon bout de temps qu'il est parti. Embarqué pour un périple au long cours où le volume, l'espace, les couleurs, les déchirures et les émotions varient selon le plaisir que prend le marin à fabriquer lui-même les paysages qu'il lui faudra traverser. Belle lurette qu'il est en route, agent des liaisons intimes entre le « peut-être » et le probable, entre la fiction et le rêve, entre les engouements de l'absence et les velléités de sa présence au monde. Pour le suivre, il faut s'engager dans un beau dédale, un enchevêtrement de virages à négocier au cordeau en multipliant les changements de stations et de véhicules de façon à dessiner ce périmètre de liberté qui nous permettra d'avoir la tête au Nord, les pieds au Sud et le cœur en Équateur.

En tournant autour de cette terre ronde et bleue qui est logée dans l’œil du peintre et qui vient toucher les pupilles scintillantes de celui ou de celle qui regarde, qui lit, tout devient possible. Lui et moi, toi et lui, bref, nous et nous pouvons alors longer les quais de la gare de l'Est ou du Nord dès les premières lueurs de l'aube. On est à peu près sûr de le repérer au milieu des voyageurs, et d'établir le dialogue entre le R.E.R et l'Orient-Express ou, si l'on préfère, entre l'homme de la taïga et le bohémien des banlieues occidentales.

Florent Chopin : Boîtes à retardement, exposition du 6 juin au 7 juillet, Galerie Amarrage, 88 rue des Rosiers, 93400 Saint-Ouen.

samedi 1 juin 2013

Paris 1926

Fils de pasteur, né dans le nord-est de la Suisse, Ludwig Hohl débarque à Paris peu après ses vingt ans. Il vient de rompre avec sa famille et trouve refuge dans un meublé en compagnie de son amie Gertrud Lieder. Résolument rivé à l’écriture et désireux de ne rien laisser passer de ce qu’il voit, entrevoit, perçoit et ressent, il s’est mis en tête d’arpenter la ville la nuit en privilégiant les quartiers les plus animés. Les Halles, Montmartre, Pigalle, la proximité des gares et plus précisément Montparnasse, où il a son quartier général à La Rotonde, restent ses lieux de prédilection. Cela ne l’empêche pas d’aller, à l’improviste, et de jour, visiter tel ou tel arrondissement pour découvrir ce que ses yeux de noctambule n’auraient pas pu discerner. Après chaque virée, il s’attèle au travail, inlassablement, et des heures durant, pour noter et décrire avec précision ce qu’il vient de vivre. C’est ce journal, tenu sur moins d’une année, très vivant et narratif, constitué de scènes étonnantes et ponctué de rencontres qui le sont tout autant, qui est ici publié.

Il excelle dans l’art de ciseler des portraits brefs en reconstituant des scènes de rues ou des discussions tenues au café ou sur le trottoir. Il est accompagné de quelques congénères aussi fauchés que lui et soucieux, eux aussi, de confronter leur création (ce sont des peintres, sculpteurs, poètes) à la réalité sociale et urbaine de ces secteurs souvent mal famés où ils déambulent en s’étonnant de tout. Ils apprécient les attroupements, qui sont signes de bagarres ou d’accidents et les haltes dans les bistrots où ils boivent plusieurs bouteilles tout en auscultant le décor ambiant.

« Acheté cette nuit, comme très souvent, des frites et des saucisses grillées aux Halles, à un cuisinier planté à un carrefour, qui ressemble de loin à un vendeur de marrons avec son réchaud. Mais quand on s’en approche, on remarque que son installation est plus confortable : du graillon chauffe dans la marmite, et sur une table sont disposés saucisses, boudin cru et lard et surtout des pommes de terre. Elles sont déjà pelées, même si elles semblent plus tachetées que blanches, et il ne reste à l’homme qu’à les découper à la va-vite en morceaux de cette forme bien connue, longue et rectangulaire. »

Hohl aime poser avec lenteur et patience chacun des tableaux de ce théâtre ininterrompu qu’il décrit. Cela va du paysage, de la lumière, de l’architecture à la gestuelle des êtres portraiturés en situation en passant par ce qui traverse le décor : ce peut être une averse, ou la chute d’un ivrogne, ou le passage d’une prostituée et de son petit chien, ou une altercation entre un chauffeur de taxi et l’un de ses clients qui s’accroche à la chaleur du véhicule, vautré sur le siège arrière. Rien ne manque et les péripéties se succèdent sans relâche.

« Je me suis promené seul avec Blohm aux Halles, vers dix heures du matin, et voulais lui montrer l’endroit de la boucherie où l’on peut voir les têtes de veau se faire échauder et racler. »

Suit une description en règle de ce qui se produit en ces lieux où « une douzaine de silhouettes à moitié dénudées, des garçons de boucherie mal dégrossis, s’affairaient autour d’énormes chaudrons. »

L’humour est de temps à autre convoqué. Idem pour le sarcasme et l’ironie. À petites doses, au fil des périples et des multiples contrariétés ressenties par l’écrivain. Il arrive à ce marcheur de ne plus supporter la compagnie de ses condisciples et de se rêver ailleurs, en solitude, en train d’escalader la montagne, son autre passion, celle qu’il réussira, plus tard, à faire entrer dans Ascension, son grand livre.

Paris 1926 permet de sillonner un Paris méconnu et oublié. La bohème de Hohl a peu à voir avec celle de Hemingway, de Cendrars, de Picasso et de tant d’autres qui fréquentaient pourtant, à la même époque, les mêmes endroits. Pas un n’intervient dans le journal de l’écrivain suisse. Sans doute parce qu’il ne les connaissait pas. Et probablement parce que son monde, et ses préoccupations, étaient autres. Ses compagnons sont de jeunes inconnus en quête d’une reconnaissance qui ne viendra jamais, hormis, tardivement, pour Hohl qui poursuivra son existence, de 1937 à sa mort en 1980, en travailleur de l’ombre, logeant dans une cave à Genève.

 Ludwig Hohl : Paris 1926, traduit de l’allemand par Yann Bernal, éditions Attila.



vendredi 24 mai 2013

Affaires d'écriture

James Sacré a toujours plusieurs séries de poèmes en cours. Il poursuit cette œuvre déjà conséquente qu’on lui connaît en faisant de fréquents et nécessaires retours en arrière. Relire de temps à autre quelques uns de ses livres l’amène à déceler çà et là un chemin, une lumière ou une émotion (mais ça peut être aussi un fruit, un objet, un outil, une fontaine) qui furent à l’époque à peine effleurés et sur lesquels il désire s’appuyer pour poursuivre la route en essayant de mieux saisir ce qui va s’y trouver.

« En fait je ne suis jamais passé à autre chose : je ne fais toujours que reprendre mon geste : écrire un livre de poèmes. »

Ce chantier perpétuellement ouvert a des bases solides. Quiconque le lit depuis plusieurs années le sait et ces Affaires d’écritures, où sont réunis quelques uns de ses ouvrages, nous le démontrent à nouveau en offrant, de façon non chronologique, des ensembles publiés entre 1968 et 2003. On y retrouve ce constant va-et-vient qui, d’un livre l’autre, permet à la mémoire de se réactiver en se frottant au présent. Un mot, un regard, un lieu-dit ou tout autre indice imprévu (une faneuse rouillée, un lavoir désaffecté, une charpente qui craque, deux corbeaux – lui dit « grolles » – posés en haut d’un orme) suffisent pour que s’enclenche en lui le mouvement qui va amorcer la pompe, le cœur, le « geste » d’écriture.

« Tout ça déjà décrit, d’autres poèmes, déjà dans le temps : bouts de plaines anonymes, des endroits sans force de symbole, sans apparent désir d’être des rêves dans la mémoire humaine...

silences d’herbe dure, rangés sur les planches de nos souvenirs comme des pains rassis et des couennes poivrées de vieux jambons... »

L’ancrage dans le paysage, tout particulièrement dans celui, tout en méandres et en contrastes, qui fut celui de son enfance à la ferme en Vendée, est très présent. James Sacré reste attentif et curieux. Il ne se laisse jamais aller à ce qui touche au vaste panorama. Ce qu’il cherche, c’est l’approche familière qui va l’aider à dire non seulement un morceau du paysage (pâtis, haies, pièce de luzerne ou buisson d’aubépine) mais aussi des instants de la vie quotidienne de ceux qui travaillent ce territoire si particulier en étant, d’une certaine manière, et en retour, eux aussi, dans leur corps et jusque dans leur langue, leurs gestes, également travaillés par lui.

« Évidemment d’écrire un paysage ça n’en dit pas grand chose mais ça fait que voilà un poème pour parler même si c’est pas précis ses mots la tournure de ses phrases l’ensemble c’est bien comme une espèce de gros buisson. »

Sa façon de tâtonner avant d’attraper la couleur juste (c’est souvent le rouge qui chez lui domine), ou le nom de l’arbre, ou de l’oiseau, ou de l’outil dont il parle, posséder ce vocabulaire, ce lexique approprié et l’associer à la tournure et à l’emboîtement des mots et des verbes qui lui semblent les plus pertinents, sans oublier la possible rime ou la césure qui s’invite à l’improviste, donne à sa voix cette singularité à laquelle viennent s’ajouter certaines particularités, venues du patois vendéen.

« Est-ce qu’on a tellement l’air paysan
Si on ressemble à du patois ?
À cause d’une façon d’attraper les mots
Qui fait bouger la tête comme ça
Plutôt qu’autrement, sans doute...
Pour le reste ça veut dire quoi parler comme un paysan ? »

Les poèmes réunis courent sur plus de trois décennies. Ils attestent de la grande continuité d’une œuvre en mouvement. Leur forme bouge. James Sacré passe aisément de la prose au vers, y compris dans l’espace d’une même page. Pour lui, ces textes sont des « ancrits ». Ce mot, qui avait donné son titre au bel ensemble qu’avait édité en 1983 Thierry Bouchard (ensemble ici repris), n’a pas été choisi par hasard. On le trouve dès 1876 dans le Glossaire du patois poitevin établi par l’abbé Lalanne qui en donne une définition très simple : un ancrit est un écrit imprimé.

« Un ancrit comme le dit la définition du mot, n’est pas forcément un poème. J’aime que cela me permette d’écrire sans m’inquiéter de savoir si j’écris un poème ou pas. J’écris. Ou quelque chose s’écrit (comme on dit maintenant depuis, disons Rimbaud) ».

James Sacré évoque, avant ou après quelques unes de ces suites rééditées, ce qui, à l’époque, avait suscité leur écriture et s’arrête sur ce qui, aujourd’hui, l’amène à les rassembler, en y posant un regard bienveillant et en parvenant à créer une belle unité, dans un même et nouveau livre. On y avance lentement, c’est un réel bonheur de lecture, un long cheminement, passant des sous-bois à l’aire libre en multipliant les zigzags et les rencontres, guidé par cette voix qui interroge et qui s’immisce dans les interstices du paysage, de la mémoire et de la langue sans jamais perdre (bien au contraire) de sa précision, de sa simplicité et de sa force.


 James Sacré : Affaires d’écriture, collection Reprises, Tarabuste éditeur.

vendredi 17 mai 2013

Michel Merlen, rue de l'Ouest

"Mers poivrées de bleu / corps qui partent pour le soleil / sables qui dorment debout / tandis que le poète des villes / craque de solitude l'été dans les reins / et s'enfonce comme une taupe / dans le langage."

Michel Merlen, "Art de la mémoire", poème dédié à Yves Martin, Borderline, page 11, éditions Standard, 1991.

Je revois notre première rencontre. C'est un soir d'automne. Cela se passe rue de l'Ouest, dans le quatorzième arrondissement. Le bar s'appelle L'écume. Michel Merlen m'y a donné rendez-vous. Pour m'y rendre, j'arpente des rues sombres derrière la gare Montparnasse. Le vent colle au bitume. L'endroit, vu du dehors, ne paie pas de mine. A l'intérieur, c'est tout à fait différent. Il y a le long brouhaha des buveurs en action. Leurs mots fusent dans la pénombre. Merlen, chaleureux, m'accueille et m'invite à m'asseoir près de lui. J'apprécie le poète. Sa simplicité presque transparente. Sa façon de saisir des morceaux de scènes quotidiennes et souvent urbaines en un clin d’œil et d'y projeter son mal être, son envie de bonheur et des parcelles d'un passé douloureux où certaines blessures secrètes (qui ont à voir avec la guerre d'Algérie) ne transparaissent qu'en pointillés. D'emblée, je lui parle de Foldaan qui n'est encore qu'un projet de revue, à propos duquel nous avons déjà échangé quelques lettres. Il m'écoute. Regard clair, reste discret, boit à peine. Il parle en douceur, m'offre au passage Fracture du soleil (éditions de la Grisière, 1970) qu'il dédicace dans « l'étonnement d'une rencontre vraie » et s'esquive, aux alentours de minuit, en ce 8 novembre 1979, en me disant qu'il est d'accord pour m'aider, me guider, me donner un coup de main pour concevoir le dossier consacré aux plasticiens que je souhaite intégrer dans chaque numéro de la revue.

« il est tard
les ailes des oiseaux
barrent le ciel fragmenté
que ronge la mousse bleue
des jours à l'envers. »

(Les rues de la mer, éditions Saint-Germain-des-Prés, 1972)

Quand il s'éclipse, personne ne sait où il va. Le sablier bleu du hasard colore ses dérives. Cette nuit-là, tandis qu'il s'en allait errer dans les rues, je savais que, mine de rien, et il y était pour beaucoup, Foldaan venait de se mettre doucement sur les rails. Ensuite, tout est allé très vite. Le coup de main de Michel Merlen ne tarda pas à dépasser mes espérances. Livraison après livraison, il se mit à concocter des dossiers fouillés, extrêmement riches et denses, me permettant de publier certains peintres et sculpteurs (Ogier, Giai-Miniet, Ipoustéguy, Rancillac, Schlosser) dont je n'aurais, auparavant, même pas osé espérer la présence au sommaire. Merlen, lui, allait les voir, les interroger, visiter leur atelier, percevoir la réalité de leur travail, comprendre leurs gestes, leurs secrets, leurs parcours, leurs désirs. Il caressait l'envers du décor avec tact. Son approche s'avérait minutieuse et sensuelle. A l'image de son écriture : vivante, souple, aérée. Tous ces dossiers – rencontres, portraits, entretiens, poèmes et photos – mis bout à bout avoisinent la centaine de pages. C'est une belle liasse. Un livre, en fait, construit entre 1980 et 1987, le temps d'une revue.

Après, nous nous sommes un peu perdus de vue. Avant de nous retrouver il y a quelques années pour nous perdre à nouveau, me laissant ce regret de ne pas avoir pu faire durer plus longtemps les éditions Wigwam pour y publier quelques uns de ses poèmes. Ce projet est le seul que nous n'avons pas réussi à réaliser. Merlen parfois s'échappe, se confie à la nuit, au silence, à la peur. Il s'enroule de brume. Et devient invisible. Je pense à lui assez souvent. A ses escapades, à ses silences, à sa générosité, à ses poèmes aussi, tendus entre le bleu du ciel et le fil du rasoir. J'espère qu'il va bien.

Né à Hyères en 1940, Michel Merlen a publié, outre les trois recueils cités, La Peau des étoiles (Saint-Germain-des-Près, 1974), Quittance du vivre (Possibles, 1979), Poèmes arrachés (Le Pavé, 1982), Abattoir du silence (Saint-Germain-des-Prés, 1982), Made in Tunisia (Polder, 1983), Le Désir dans la poche revolver (Le Pavé, 1985), Terrorismes (Polder, 1985), Généalogie du hasard (Le Dé Bleu, 1986). Il a publié, l'an passé, avec Catherine Mafaraud-Leray, La mort c'est nous (éditions Gros Textes).

mardi 7 mai 2013

Une meurtrière dans l'éternité

« Je me sens à la fois mal à l'aise, les membres engourdis par le froid, l'esprit las de cette attention à la veille, la gorge qu'obstrue cette fumée froide qui semble sortir de l'eau, et bien d'être celui qui mène sa barcasse au bon cap, évitant tous les écueils de route. »

Alain Jégou, Comme du vivant d'écume, éditions La Digitale, 1995


La mer étale, effleurée par une brise à peine perceptible, venue du Sud ou de nulle part, est rarement présente dans la poésie d’Alain Jégou. Chez lui, ce sont d’abord les coups de tabac, les rafales cinglantes, la navigation en haute mer entre des paquets d’écume formés dans les entrailles de l’océan et revivifiés par des rugissants débarqués d’Ouest ou du Nord-Ouest qui, s’invitant à bord, l’obligent à mener son texte d’une main ferme. Cette manière d’avancer en creusant sa route entre les rouleaux compresseurs de l’Atlantique est étroitement liée à son activité de marin-pêcheur.

« l’étrave monte au ciel
puis redescend sur mer
selon le bon vouloir
de la houle guerrière
celle qui enfle déboule
pour distribuer ses beignes
et coup de butoir barbares

la folie est dans l’air
long lent dérèglement
de l’esprit et des sens
affectés par l’intox
des éléments pervers »

Sa relation quotidienne à la mer est tout à la fois rude et sensuelle. Lui, qui a navigué pendant près de trente ans à bord d’un chalutier sur l’un des lieux de travail les plus dangereux au monde, lie son activité à une nécessité vitale doublée d’une attirance quasi physique. Cela l’amène à aller affronter ou séduire celle qu’il sait rebelle, revêche, intrigante et indomptable en acceptant des règles tacites. Le danger est permanent. La moindre défaillance peut être fatale. Mais vivre ainsi, sur le fil du rasoir, est plus tonique et excitant que le train-train et la monotonie sociale avec lesquels il a depuis longtemps décidé de rompre.

« À chaque partance sa part d’insouciance
comme une évidence pour s’extraire
sans flottements ni remords
se libérer de la routine et du confort
se débarrasser du fard et de l’apparence
pour s’accomplir en toute nudité »

En empruntant son titre à une phrase de Kerouac (« nous découperons une meurtrière dans l’éternité »), Alain Jégou, par son rythme, ce ressac permanent, le flux agité de ses vers très courts, très nerveux, exprime clairement ce qui, dans sa façon d’être et d’écrire, le rattache à la beat generation.

« Bob kaufman savait çà
Et Claude Pélieu, et Mary Beach
Et Jack Kerouac aussi bien sûr
Tous connaissaient l’effet
De l’uppercut dans le buffet »

Dans Boucaille, la deuxième partie du recueil, c’est un autre combat que révèle l’auteur, celui qu’il livre contre la maladie et dans lequel il s’engage tout autant, avec hargne, colère et pugnacité. Il le mène en restant attentif aux soubresauts du monde, « assis dans la nuit décharnée » ou « porté par quelque songe étrange », retrouvant, intactes dans sa mémoire, des zones de pêches capables de l’aider à larguer les amarres en un clin d’œil. Il évoque l’inconnue sans visage qui rôde en lui en causant douleur et désarroi. Il note effets premiers et secondaires des remèdes à doubles tranchants en une suite de poèmes saccadés, grinçants et mordants, tous écrits par temps de grands vents intérieurs, sans jamais lâcher prise.

« Quelque part dans l’infléchi de sa vie salement meurtrie
Quelqu’un décolle décarre s’abstrait déguerpit
Réagit contre vents et rebondit en dedans
Un poète un hobo un voleur d’escarbilles
Jouant la fille de l’air sur un sursaut d’esprit ».

Alain Jégou, Une meurtrière dans l’éternité suivi de Boucaille (couverture de Georges Le Bayon, postface de Ghislain Ripault), éditions Gros textes.

Alain Jégou est mort hier.
Né en 1948 à Larmor Plage, il a publié une quarantaine de livres dont certains à tirage limité en compagnie de peintres qui lui furent proches. Une meurtrière dans l'éternité, sorti en 2012, reste pour l'instant son dernier ouvrage publié.

Un hommage lui est rendu ici-même.

En logo : photo de Robert Le Gall.